Le 17 avril 1975, les troupes khmers rouges entrent dans Phnom Penh. Le régime de Lon Nol et de Long Boret n’est plus. Le gouvernement pro-américain capitule devant les forces révolutionnaires. La voie est libre pour Pol Pot. Le leader communiste va imposer une dictature et mener un auto-génocide sur le peuple khmer.
Pendant quatre ans, famine, tortures et exécutions vont coûter la vie à près d’un quart de la population du pays. Tri, lui, a réussi à s’en sortir vivant. Durant cette sombre période, il voit disparaître amis et voisins, perd la trace de sa famille et sent son corps s’affaiblir à la limite de la rupture. Aujourd’hui, quarante ans après, il témoigney.
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Les tirs d’obus ont cessé. Depuis l’aube, ce jeudi, la rumeur court, des combattants khmers rouges font des incursions dans le centre-ville de Phnom Penh. Les habitants sont terrés chez eux. Les rues sont désertes. Depuis plusieurs jours l’artillerie communiste ne cesse de pilonner la ville, à l’aide de mortiers chinois de 85 mm et de 102 mm. Les soldats loyalistes ont abandonné leur position.
Certains ont fui, se sont mutinés, d’autres se cachent parmi la population. Ils ont troqué l’uniforme pour l’habit civil. Ils le savent, le combat est perdu. Le gouvernement en place, pro-américain, ne peut plus faire face à la guérilla rouge. En milieu de matinée, les premières colonnes de fantassins défilent sur les grandes artères de la ville. Des blindés, de fabrication russe, chargés de soldats épuisés roulent au pas. Les combattants ont le visage fermé, leurs chemises noires sont blanchies par la poussière.
Petit à petit, les habitants sortent de chez eux. Les combats sont terminés, le conflit civil arrive à son terme. Bientôt, une foule immense s’agglutine sur les trottoirs de la ville. « Mes amis et moi, nous avons accouru pour les voir. Les gens criaient, applaudissaient, certains en pleuraient de joie. C’était la fin de la guerre. Nous nous disions que tout allait changer », raconte Tri. Les soldats victorieux ne montrent aucune émotion. Ils entrent en vainqueurs, dans le silence.
Tri vit aujourd’hui à Vincennes. C’est dans cette ville de l’est parisien qu’il débarque avec femme et enfants en 1992. Désormais à la retraite, il a enchaîné petits boulots et périodes de chômage. « Juste de quoi nourrir mes enfants et les envoyer à l’école », dit-il avec un léger sourire. L’homme affiche un petit embonpoint qui contraste avec une photo qu’il a gardée, datant de son arrivée au Vietnam, en 1980.
Dessus, on voit un jeune homme au visage émacié. Il pèse alors à peine 40 kilos pour 1 m 67. Désormais, c’est un homme trapu et robuste qui aime plaisanter. Derrière ses lunettes, il affiche un regard malicieux. Il porte plutôt bien ses 66 ans. Seuls ses cheveux, qui tournent poivre et sel, pourraient trahir son âge. Il ne parle pas souvent de l’époque des Khmers rouges à laquelle il se réfère comme « sous Pol Pot ».
Par pudeur ou par volonté d’oublier ? Pas vraiment. Il estime simplement qu’il n’a pas « besoin de se plaindre », alors que tant de gens n’en sont jamais revenus. Même lorsqu’il voit des amis khmers, des survivants eux aussi, personne n’aborde le sujet. De son pays natal, Tri a gardé l’habitude de porter le sarong, la jupe traditionnelle cambodgienne. « C’est très confortable », affirme-t-il en souriant.
Depuis sa fuite du Cambodge, il y est retourné trois fois. Il en a rapporté des tableaux et des médaillons en argent, disposés ça et là dans son salon. La plupart représentent Angkor Wat, le symbole du Cambodge de l’âge d’or. Une façon de se rappeler son pays, où il a vécu tant de bons moments, mais où il a aussi failli perde la vie.
L’exode
En 1975, Tri a 26 ans. Son père est un intellectuel d’origine chinoise. Lui, l’aîné de sa fratrie a fait des études de chinois classique. Et son baccalauréat cambodgien en poche, il a commencé des études de droit. Le communisme, il en a lu les théories. Il est sympathisant de gauche, mais ne croit pas en une révolution. « Tout ce que je voulais c’est que le régime de Lon Nol tombe. Après, que ce soit les Khmers rouges ou d’autres, je m’en fichais pas mal… »
Les cinq années de guerre civile ont laissé un Cambodge exsangue. Dès le début de la guerre en 1970, les Khmers rouges font main basse sur les récoltes. Les provinces agricoles tombent dans le giron révolutionnaire. L’économie cambodgienne est à la traîne, les prix flambent. Tri s’en rappelle comme si c’était hier : « Le peuple vivait dans la misère. Les plus pauvres ne pouvaient se permettre que quelques grammes de riz par jour. Tout était cher. La viande était un produit de luxe. »
Le gouvernement pro-américain en place est perçu comme corrompu, inefficace face à la crise. « Les ministres et les hauts-fonctionnaires s’en sont mis plein les poches. Et pendant ce temps, le peuple, lui, mourait de faim », s’énerve-t-il. La victoire communiste est alors vue comme une bénédiction. Personne ne se doute de ce qui va suivre.
Dès midi, les Chemises noires exhortent les habitants de Phnom Penh à sortir de chez eux. « Ils nous ont dit de prendre de quoi manger et se vêtir pour trois jours. Ils voulaient faire la chasse aux espions du capital », grimace-t-il. En réalité, les nouveaux maîtres de la ville veulent la vider totalement de sa population.
2,5 millions de personnes sont jetées sur les routes, exilées de force. Pol Pot, le nouvel homme fort du pays proclame le Kampuchéa démocratique. Le régime communiste n’a qu’une seule idée en tête : la renaissance du peuple cambodgien par la Terre. Il veut créer une société agricole, sans propriété privée, sans classes, où tout le pouvoir est au main de l’Angkar, l’organisation, le parti.
Le peuple des campagnes est le modèle à suivre, le citadin est l’ennemi, il doit être rééduqué. Tri a un mauvais pressentiment : « J’ai décidé de cuire tous les œufs de cane qu’on avait. Mon père, prévoyant, avait acheté trois canes. Je les ai attachées sur mon vélo avec une ficelle, j’ai pris quelques vêtements avant de rejoindre les gens dehors. » Il est seul dans la maison familiale. Son père avait réussi à fuir le pays avec un de ses frères en 1973. Lui, l’aîné, avait choisi de rester.
Le reste de la famille s’était réfugié au début des bombardements chez une parente, à quelques pâtés de maison. « Je me suis dit que j’allais rejoindre ma mère et mes frères et sœurs. J’ai couru vers le centre-ville. » Mais là, surprise, des checkpoints sont déjà installés au niveau du stade olympique de Phnom Penh. Personne ne passe. Les soldats khmers rouges mènent les habitants en dehors de la ville.
« J’ai protesté, j’ai expliqué que ma famille se trouvait à quelques mètres seulement. Ils n’ont rien voulu entendre. Là, un jeune soldat pas plus haut que son AK-47 a ouvert le feu. Il a mitraillé vers mes pieds. Je me suis enfui… » Tri est seul. Des soldats révolutionnaires mènent la foule vers le nord.
À la sortie de la ville, il entend une voix familière. Sa petite sœur, en pleurs, lui tombe dans les bras. Aucun signe de leurs proches, ils ne sont plus que deux. Ils ne le savent pas encore, mais ils ne les reverront que quatre ans plus tard.
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Il leur faudra deux jours pour traverser le Mékong. Là, ils stationnent une semaine, dans l’espoir de retrouver leur famille. Chaque matin, ils observent attentivement le triste cortège venu de la capitale. Rien. Tri aperçoit un ami d’enfance. Le jeune homme est fatigué par plusieurs journées de marche. Sa femme a accouché à la date même de la victoire des communistes.
« Il avait poussé le lit d’hôpital sur des kilomètres. Elle était allongée avec le bébé dans les bras. Son sang tâchait encore sa robe. Je ne les ai jamais revus », se remémore-t-il. Quelques jours passent, le défilé des ombres humaines continue.
Un midi, une rumeur s’élève de la foule. « Un célèbre médecin a été retrouvé mort. Il avait soigneusement préparé le déjeuner pour sa femme et ses quatre enfants. Il leur a demandé de bien s’habiller. Il a mis du poison dans le riz et les a invités à manger », se souvient l’exilé de circonstance.
Des centaines de personnes meurent durant cet exode. « C’était la saison sèche. Il faisait chaud, on n’avançait pas. Les plus faibles sont morts les premiers, épuisés. D’autres ont demandé à ce qu’on les achève ou se sont suicidés », lâche-t-il, larme à l’œil.
Tous les jours, le jeune étudiant devenu agriculteur malgré lui transporte l’eau pour irriguer les champs.
Un soir, un gros bateau s’approche. Un soldat khmer rouge en descend. « Il nous a dit qu’il était chargé de reloger les habitants de Phnom Penh à la campagne », raconte Tri. Les déplacés sont tous emmenés vers la région de Kompong Cham, au nord-est de la capitale. À la descente du bateau, ils sont triés.
« Vu que j’étais jeune, ils m’ont mis dans ce qu’ils appelaient les “niveau 1”, les “aptes à travailler”. Les “niveau 2” étaient ceux qui pouvaient travailler, mais pas à des tâches trop dures, et ainsi de suite », explique-t-il, précis. Tri et sa sœur ont de la chance, ils se retrouvent dans le même groupe. Ils rejoignent un village tout près de la ville de Kompong Cham.
Les camps
Arrivé dans son unité de travail, il est affecté à l’abattage de la jungle alentour pour en faire des champs. Chaque village mesure quelque cent mètres sur cent. Chaque famille a droit à une cabane. Les citadins venus de Phnom Penh doivent s’intégrer aux villageois déjà présents. À la tête de la coopérative agricole, un chef de village, un commissaire du parti et un commissaire chargé de la finance et de la distribution des vivres.
« Aucun d’entre eux ne savait lire ou écrire. Le pire, c’était celui qui décidait des rations. Chaque soir, c’était un sketch. Il divisait les parts de riz avec un gobelet et des cuillères. Et, lorsqu’il ne restait que le fond, il utilisait une cuillère à café. Pourtant, il avait une balance, mais il ne savait pas l’utiliser », s’esclaffe Tri.
Mis à part la fatigue, la vie dans ce premier camp de travail ne lui semble « pas si mal, comparée à ce qui allait suivre ». Les journées sont toutes les mêmes. Levé à 6 heures, les hauts-parleurs crachent des chants patriotiques à la gloire du communisme et de l’Angkar. Ils prennent la route pour la jungle à 7 heures, après une heure de marche, le travail d’abattage débute. La pause déjeuner est fixée à 11 heures, la reprise du travail à midi trente et le retour au village se fait à 17 heures.
Chaque soir, se tient un conseil du Parti. Tous les villageois doivent s’y présenter. « On devait faire notre auto-critique, dire ce qu’on avait mal fait dans la journée. Par exemple, si on avait mal coupé un arbre ou si on n’en avait pas coupé assez. On devait aussi critiquer les autres. » Le commissaire du parti, lui, écoute. Lorsque le rapport ne le satisfait pas, il appelle un autre villageois pour le confirmer ou l’infirmer. L’homme a des espions partout. « Si on mentait, ou même si on oubliait quelque chose, on risquait de partir dans la jungle et ne plus en revenir. »
Huit mois s’écoulent. Entre-temps sa sœur est tombée amoureuse d’un villageois local. L’heureux élu l’aime, lui aussi. Il demande sa main auprès du Parti. Requête acceptée. Le mariage est fêté au village. Mais dès le lendemain, des soldats révolutionnaires débarquent.
Ils doivent partir, car affectés à une autre unité de travail. Ils sont emmenés vers le centre du pays, direction la province de Kompong Thom, près de la ville de Stong. Là, des chefs de villages et des commissaires du Parti les attendent. On s’arrache ceux qui paraissent suffisamment en bonne santé pour travailler. Chaque coopérative doit respecter un cahier des charges, alors pas question de prendre des estropiés ou des vieux.
« Au début, on m’a affecté à la récolte du miel de palmier », se souvient Tri. Mais peu de temps après, il doit encore changer de village. « Là, ils m’ont envoyé travailler dans les champs. C’était moins déplaisant que de passer sa journée avec les moustiques et les sangsues de la jungle. » Il y fait la connaissance de Monsieur Choua.
« Un vieux chinois, la soixantaine, il ne parlait pas bien le cambodgien. À son âge il travaillait à longueur de journée, accroupi. Je ne sais pas comment il faisait. On a partagé de très bons moments ensemble, il m’a appris plein de choses, il m’a donné des conseils pour survivre. Parfois, on allait voler des récoltes pour agrémenter nos repas », se rappelle Tri avec un doux sourire.
Tous les jours, le jeune étudiant devenu agriculteur malgré lui transporte l’eau pour irriguer les champs. Il lui faut faire une centaine d’aller-retours pour remplir les objectifs fixés par le Parti. Les jours passent dans l’unité de production agricole, rythmés par le travail au champs et les réunions de village, mais peu à peu des gens disparaissent.
« Là où j’étais, il y avait des Cambodgiens d’origine vietnamienne. Leur famille était là depuis deux ou trois générations. “Les soldats de Pol Pot” – c’est comme cela que beaucoup de survivants appellent les Khmers rouges – les emmènent en leur promettant de les renvoyer dans leur région d’origine, au Vietnam. Mais en réalité, aucun n’a survécu », affirme Tri.
Le Kampuchéa démocratique applique une politique nationaliste et raciste. Le Vietnam, bien que communiste, est l’ennemi. Les estimations parlent de plus de 200 000 victimes d’origine vietnamienne. Les Cambodgiens d’origine chinoise sont en majorité des commerçants, voire des intellectuels et des bourgeois. Ils sont donc considérés comme des anti-révolutionnaires qu’il faut éradiquer.
« J’ai eu beaucoup de chance. Dans ma coopérative, beaucoup de cadres communistes étaient des descendants de Chinois. Du coup, les consignes ont été appliquées de façon plus laxiste », se remémore Tri. Tous les soirs, lorsque les gardes sont endormis, il retrouve M. Choua. Tous deux échangent en chinois, en teochew, un dialecte du sud de la Chine.
« Si on nous entendait, on risquait d’être exécuté. Mais on le faisait quand même… », une façon un peu inconsciente de défier le régime. Le jeune homme a une obsession : le temps qui passe. Dans les camps agricoles, personne n’avait le droit de posséder d’horloge, et encore moins de calendrier.
La temporalité est le privilège de l’Angkar. « J’avais réussi à cacher une montre que mon père m’avait offerte. Un jour, je suis parti au champ et à mon retour, elle avait disparu. Ils avaient le droit de rentrer chez toi et de prendre ce qu’ils voulaient, comme tout appartenait à la communauté », se lamente-t-il. Et ceux qui désobéissent en paient le prix fort.
Un jour, un ami de Tri est surpris par des gardes, chez lui. Il a une montre et ne veut pas la donner. Un souvenir de sa vie d’avant. « Ils l’ont interrogé, ont décrété que c’était un espion, un ennemi du peuple. Ils l’ont exécuté. Quelques jours plus tard, c’est sa femme et son fils qui ont été emmenés dans la jungle. » Tri distille ses souvenirs avec détail et précision. Il ponctue son récit d’anecdotes plus légères sur sa vie dans les camps.
Les fois où il était de « corvée d’engrais », comme il dit. Ce qui signifie recueillir les selles humaines pour arroser les cultures. Il oscille entre gravité et amusement, lâchant même de temps à autre de grands éclats de rire. Une façon de se moquer de ce régime qui l’a réduit en esclavage sous prétexte de lui offrir la liberté.
Au milieu de l’année 1976, sa coopérative reçoit un nouvel ordre de mission. Ils sont envoyés dans un champs à « haute production ». Le Parti a décidé d’accélérer la cadence. Il faut produire davantage.
Chaque champ doit avoir un rendement trois à quatre fois supérieur à la normale. Là où la nature permet deux récoltes par an, le régime décrète qu’il faudra quatre récoltes au moins chaque année. Le communisme est la voie, et il sera plus fort que la nature, voilà le discours du Kampuchéa démocratique.
« Il n’y a pas de logique. Pour que le riz pousse, il lui faut de la place pour se développer. Là, chaque espace était planté. Du coup, les récoltes étaient mauvaises », explique Tri. Les chefs de coopératives ne veulent rien entendre. La propagande affiche des chiffres exceptionnellement hauts.
Telle coopérative a réussi à faire pousser trois fois plus de riz, telle autre a récolté cinq fois en une année. La surenchère met la pression sur les cadres qui risquent eux aussi leur peau, en cas de mauvais résultats.
Tout le pays est devenu un champ gigantesque, et pourtant la population subit une terrible famine. « Un gobelet de riz était partagé entre cinq personnes. On avait aussi droit à sept grains de gros sel pour donner un peu de goût. Comment voulaient-ils qu’on ait la force de travailler ? » ne décolère pas Tri.
Il a faim, il est épuisé, et il sait qu’un travailleur inutile sera exécuté. Il n’a pas le choix. Avec un ami, il se décide à manger les animaux qu’ils réussissent à attraper. Scorpions, blattes, fourmis, scolopendres, tout y passe.
« Le meilleur, c’était le rat et le mulot. Je me suis mis à les chasser le soir. On en faisait des brochettes. Au début, cela dégoûtait les autres. Par la suite, il s’y sont mis aussi. Bientôt, il n’y avait plus de rats à se mettre sous la dent », raconte-t-il, amusé. Les cadres du parti ferment les yeux. Ils y voient même un effet bénéfique. Cela permet de nourrir la main d’œuvre et de débarrasser les champs des rongeurs.
« Un jour, le commissaire de la coopérative me surprend en train de cuire du rat. Il m’en réclame une part. Ce connard choisit le plus gros et me fait comprendre qu’il me laisse faire à condition d’en avoir un tous les soirs. » Il tape du poing sur la table, la colère lui brûle le visage encore aujourd’hui.
A kong
La politique de sur-rendement agricole est un échec. Pol Pot et son régime s’en prennent aux cadres des coopératives. En 1977, la grande purge est lancée. Il y a des ennemis du peuple au sein même du parti. Quarante hauts dignitaires khmers rouges sont exécutés. Les régions du nord-ouest subissent les foudres de l’Angkar. Des milliers de cadres de moindre importance et de travailleurs sont mis à mort.
Cette vague sanguinaire épargne quelque peu la région de Kompong Thom, où se trouve la coopérative de Tri. Mais le comportement des responsables du Parti se durcit. Ils décident de construire un barrage pour améliorer l’irrigation des terres. Tri est affecté à ce nouveau chantier. « J’y ai vécu la pire période de ma vie », s’émeut-t-il. Les ingénieurs communistes veulent construire une structure en terre.
Des semaines durant, les ouvriers déchargent des milliers de seaux, mais n’arrivent pas à combler le lit de la rivière Stong Sen. Tri n’en peut plus, il est au bord de la rupture. Il est atteint de dysenterie. Il se vide de tous les liquides de son corps. Bientôt, il évacue du sang. Il s’effondre.
« Je n’ai pas compris sur le moment. Je n’entendais plus rien, tout était flou. Je suis resté des jours comme ça. Ce n’est que lorsque les autres villageois ont protesté, en disant que cela pouvait être contagieux, que le commissaire m’a laissé partir à l’hôpital de Stong », grimace-t-il. Des médicaments lui sont prescrits, il se repose.
Mais trois jours plus tard, le commissaire déboule et le somme de retourner au travail. Il tient à peine debout. Une docteure proteste, elle veut le garder en observation. Elle menace le commissaire de faire un rapport stipulant qu’il agit contre la force de travail, donc contre le peuple.
« Je l’ai reconnue tout de suite. Elle a nié me connaître, mais je suis sûr que c’était la femme de ménage d’un de mes cousins, à Phnom Penh. À présent, elle était médecin. Sans elle, je serais mort », proclame-t-il, reconnaissant. Le repos est de courte durée, une semaine plus tard, Tri repart pour son supplice de Sisyphe.
Les exécutions sont monnaie courante dans le Kampuchéa démocratique. Une phrase mal placée, un mot plus haut que l’autre, un geste de travers vous vaut une convocation. Un simulacre de procès se tient alors et la majorité des accusés sont condamnés. Un non-sens pour l’ancien étudiant en droit, mais il a appris à faire avec.
« Pour survivre sous Pol Pot, c’est simple : il ne faut rien voir, rien entendre, rien dire. L’idéal, c’est de se faire passer pour un inculte, voire un idiot », conseille-t-il. Une devise qu’il s’efforce d’appliquer au jour le jour. Au village, à part sa sœur, personne ne sait qu’il est allé à l’université.
Personne ne sait que son père est un intellectuel chinois venu s’installer au Cambodge pour ouvrir des écoles. Personne ne sait que sa famille fait partie des notables dans la communauté des expatriés venus de l’Empire du milieu. Tri se dissimule, il prétend qu’il sait à peine lire et écrire, affirme qu’il ne sait résoudre que les opérations mathématiques simples. Ce stratagème fonctionne, jusqu’au jour où il est dénoncé par un espion du commissaire.
« Un matin, je me lève et j’apprends que je suis convoqué », se remémore-t-il, la terreur dans le regard. Cinq soldats armés de petites machettes le saucissonne avec une corde, les bras dans le dos. Il est emmené dans la jungle. En s’approchant, il distingue des trous, suffisamment grands pour contenir un corps. Ils ont été creusés pour l’occasion. Le commissaire l’accuse d’être un lettré, un Chinois et un bourgeois oppresseur du peuple.
« J’ai avoué être allé à l’école, mais j’ai prétendu avoir arrêté au collège. J’ai avoué être chinois d’origine, mais d’une famille pauvre. J’ai dit avoir quitté l’école pour travailler comme pousse-pousse à Phnom Penh pour survivre », se justifie-t-il, comme s’il revivait la scène. Le juge improvisé ne lâche rien. Il l’accuse de mentir, de ne pas être un bon camarade communiste.
« Vous vous trompez, lui ai-je crié. J’ai tout fait pour servir le peuple, je suis un Khmer qui a travaillé dur. Si vous m’éxécutez, vous portez atteinte à l’Angkar. Car vous aurez exécuté un travailleur, un ami de la Révolution ! » Le silence règne sous le dense feuillage de la jungle cambodgienne.
Les minutes passent. Une éternité pour Tri. Finalement, les soldats révolutionnaires s’éloignent, le laissant là.
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Tri est célibataire. Il avait une fiancée, mais celle-ci a disparu, durant l’éxode forcé de Phnom Penh. Il n’a jamais réussi à la retrouver. Dans leur utopie révolutionnaire, Pol Pot et ses compagnons de route décident d’appliquer une politique nataliste. Ils cherchent à créer une nouvelle génération de bons travailleurs.
Pour cela, il faut que les hommes et les femmes en âge de procréer produisent des enfants pour l’angmar. Les chefs de village convoquent « les heureux élus ». Les soldats révolutionnaires font leur marché parmi les femmes présentes. Tri est considéré comme un bon travailleur. Il est sélectionné. Il ne peut refuser, on lui demande de désigner une femme.
Bientôt, plus aucune Chemise noire ne patrouille ni dans les rizières, ni dans les villages. Et pourtant, chacun continue à travailler.
« J’ai dit que c’était un honneur pour moi, mais que je n’osais pas choisir. Je me plierais aux vœux de l’Angkar », raconte-t-il. Le chef de son village en sélectionne une à sa place. Une femme de la coopérative voisine lui est présentée. Il seront désormais mari et femme, selon la volonté du peuple. Les noces sont célébrées le soir même. En tout, quarante-neuf couples sont formés.
Tri et sa nouvelle épouse se voient attribuer une cabane et reçoivent l’ordre de consommer le mariage. « Deux enfants, âgés de 8 ou 9 ans, sont venus espionner. Ils ne devaient rien savoir des choses de l’amour. Je n’avais aucune force, je n’arrivais même pas à être dur. Du coup, avec cette femme, on a fait semblant. Ils n’ont pas vu la supercherie. »
Tri aura un garçon avec sa partenaire d’infortune, mais à la fin du régime, ils se sépareront. En tout, 250 000 couples ont ainsi été formés dans tout le pays. Un épisode encore occulté à ce jour par les autorités cambodgiennes. Seng, le fils de Tri issu de ce mariage forcé, vit encore aujourd’hui au Cambodge.
Tri n’a réussi à entrer en contact avec lui que quelques années après son arrivée en France. Il avait perdu toute trace et ne savait pas où se trouvait son enfant. En 2006, les deux hommes se rencontrent enfin, au Cambodge. Un premier contact « un peu gauche », avoue-t-il. Mais bientôt, père et fils renouent. Désormais, les deux filles de Seng appellent Tri a kong, grand-père en teochew.
Le jardinier
En janvier 1978, rien ne va plus au sommet du régime. Les troupes vietnamiennes attaquent la frontière est du Cambodge. Face à un adversaire mieux équipé, et rompu aux mêmes techniques de guérilla qu’eux, les Khmers rouges font pâle figure. Pendant toute l’année 78, les troupes cambodgiennes reculent.
Dans la coopérative voisine de celle de Tri, le chef du village supporte mal l’autorité des Khmers rouges. Depuis le début, des affrontements entre les Vietnamiens et les révolutionnaires cambodgiens, il se met à écouter sa vieille radio, alimentée par une dynamo. Dans le transistor, Voice of America Cambodia. L’antenne américaine échappe aux brouilleurs des communistes et diffuse les nouvelles en langue khmère. L’un des amis de Tri est de la partie.
« Tous les matins, dans les champs, il me rapportait les infos. Il me disait que les Vietnamiens allaient venir nous libérer. Au début, je n’y croyais pas vraiment », avoue-t-il. Mais les mois passent, et les nouvelles du front sont encourageantes. Les soldats chargés de la surveillance des coopératives sont de plus en plus jeunes.
À la fin de l’année 1978, il n’en reste qu’une poignée. Et bientôt, plus aucune Chemise noire ne patrouille ni dans les rizières, ni dans les villages. Et pourtant, chacun continue à travailler. « Personne n’osait abandonner son poste. On voyait bien qu’il n’y avait quasiment plus de gardes, mais on avait peur. C’est un peu idiot, mais on pensait que c’était un piège de l’Angkar pour nous prendre à défaut », regrette-t-il, penaud.
Mais tout change, le dimanche 7 janvier 1979. « Ce jour-là, mon ami, celui de la radio, m’annonce que Phnom Penh est au main des Vietnamiens. Que les Khmers rouges ont perdu, qu’ils ont déserté la capitale ! » s’enthousiasme Tri. Quelques jours passent, les villageois ont encore du mal à croire que le régime est tombé.
À Phnom Penh, le 11 janvier, un nouveau gouvernement est proclamé. Il est mené par deux anciens Khmers rouges, devenus dissidents. Ils avaient fui pendant les purges pour rejoindre le Vietnam. Heng Samrin est proclamé président. Hun Sen, l’actuel Premier ministre, est alors en charge des Affaires étrangères. Le Cambodge prend désormais le nom de République Populaire du Kampuchéa. Des milliers de personnes prennent la route pour retourner chez eux.
Tri et ses camarades de labeur se décident enfin à quitter leur coopérative. Mais à la sortie du village, un jeune Khmer rouge monté sur un cheval leur ordonne de retourner au travail. Personne ne l’écoute. Le garçon brandit son AK-47 dans leur direction. Une main l’attrape par l’épaule et le fait tomber de sa monture. Le petit appuie sur la gachette. Un coup part. L’homme qui a sonné la révolte tombe, mort. Des dizaines d’hommes et de femmes se ruent alors vers l’assassin. Il tente de tirer un nouveau coup, mais son chargeur est vide. Une masse s’abat sur son crâne. Les assaillants lui infligent coups de poing et coups de pied, lui arrachent ses vêtements.
« Je suis resté en retrait. J’ai laissé faire. Ils l’ont éviscéré et laissé là, les boyaux à l’air, à moitié mort », rapporte-t-il douloureusement. La foule marche en évitant ce demi-cadavre qui implore qu’on le soigne.
« Ce n’était qu’un enfant, mais pour nous, il ressemblait à tous ces enfants-soldats qui n’avaient pas hésité à exécuter nos voisins, nos proches, nos amis. Ils étaient tous endoctrinés. Ils n’avaient pour seul parent que l’Angkar. Ils savaient à peine compter sur leurs doigts, mais maîtrisaient déjà les mises à mort », relate-t-il, les yeux humides.
Une nouvelle fois, Tri est sur la route. Accompagné de sa femme, sa sœur et son beau-frère, ils décident de se rendre dans un village près de Kompong Cham. Son beau-frère a de la famille là-bas. Un jour d’octobre 1979, il croise un ami de la famille par hasard, au centre-ville de Kompong Cham. Ce dernier lui dit avoir vu sa mère, accompagnée de cinq enfants. Ils se trouvent non loin de là. Lui, le survivant, n’en croit pas ses oreilles.
Depuis la libération par les Vietnamiens, il a entendu tant d’histoires d’horreurs, vu tant de famille séparées à jamais, exterminées. « J’ai prévenu ma sœur et son mari. Et je me suis précipité à la recherche de ma mère et de mes frères et sœurs », sourit-il. Lorsqu’il les retrouve, tous lui tombent dans les bras.
Un mois plus tard, toute la famille est à Phnom Penh. Les Khmers rouges reculent. Ils n’ont pas les moyens de gagner la guerre, mais tiennent encore l’est du pays. La décision est difficile, mais il faut partir, s’exiler. Tri et sa mère décident d’emmener toute la fratrie au Vietnam. Ils s’installent à Ho-Chi-Minh ville, en janvier 1980. D’un commun accord, il se sépare de la femme qui lui avait été offerte par l’Angkar. En 1983, elle retournera au Cambodge.
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Tri ne supporte pas qu’on le plaigne. Pour lui, le passé, c’est le passé. Il ne condamne pas non plus ceux qui ont suivi le régime. « Ils ne faisaient que survivre. On a tous fait pareil à notre manière », selon ses mots. Il considère que seuls les hauts-dignitaires sont responsables de cet auto-génocide qui a coûté la vie à plus de deux millions de personnes.
Pour autant, il estime que le procès des Khmers rouges à Phnom Penh s’est ouvert trop tard. Les peines de prison à perpétuité, prononcées en août 2014, contre Nuon Chea et Kieu Samphan, respectivement idéologue et président du Kampuchéa démocratique, ne sont que symboliques. « Il fallait les juger bien avant. La prison à vie pour des hommes âgés de presque 90 ans… », souligne-t-il, désabusé.
De cette période de sa vie, il garde surtout le souvenir de ses compagnons d’adversité, qui pour certains n’en sont jamais revenus. Pourtant, sa femme confie que, parfois dans la nuit, elle est réveillée par les hurlements de son mari. « Des cris de supplication, de douleur », précise-t-elle. Lui le nie et préfère relativiser.
« Au final, j’ai eu beaucoup de chance. Je ne suis pas mort et ma famille non plus. Et si Pol Pot ne nous avait pas fait si peur pendant tant d’années, je ne serais jamais allé habiter au Vietnam et je n’aurais pas rencontré ma femme. »
Tri a aussi conservé quelques restes de ces années dans les champs et les cultures. En témoigne son petit jardin, où les fleurs et les plantes affichent une belle santé. Il voulait devenir avocat, mais les hasards de l’Histoire l’en ont empêché. En contrepartie, il est devenu un jardinier hors pair.
Cet article est dédié à mon père, Tri, qui a pris le temps de me raconter, non sans humour, son histoire.
Couverture : Tri, par Eric Kuoch.