Les géants paisibles

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Crédits : Dave Proffer

Nous avons marché depuis le camp, passant devant les fermes qui cultivent de délicats pyrèthres blancs pour le marché des insecticides, traversant des rangées de taillis d’eucalyptus à croissance rapide importés d’Australie. Puis nous avons franchi un mur de pierre moussu à hauteur de taille, pour atteindre la réserve naturelle la plus ancienne d’Afrique : le Parc national des volcans, dont les 13 000 hectares s’étendent au nord du Rwanda. Ce pan de chaîne montagneuse constitue le dernier refuge des gorilles des montagnes. Edward, notre guide anglophone travaillant pour l’organisme rwandais de conservation de la faune, nous fait signe de nous arrêter. « Mesdames et messieurs, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer », déclare Edward, un grand homme souriant au crâne rasé. « Les pisteurs sont déjà avec les gorilles, qui ne sont plus très loin. » Un murmure d’excitation parcourt notre groupe de six touristes américains. En ce jour brumeux de la mi-mai, nous sommes sur le point de rendre visite à 16 des 880 derniers gorilles des montagnes encore en vie sur notre planète. Mais une telle expédition requiert des moyens considérables.

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Les gorilles des montagnes résident au nord-ouest du pays

Les pisteurs auxquels Edward fait référence sont essentiellement des observateurs. Ils passent des jours et des jours sur les pas de familles de gorilles, enregistrant méticuleusement leurs mouvements à l’aide de récepteurs GPS portables. Ils font des rapports aux guides chaque matin avant que les touristes n’arrivent. Trois de ces patients observateurs ont pris part à notre trek. Les observateurs en question sont munis de fusils d’assaut AK-47. Et ce ne sont pas les seuls. Le gouvernement attribue également deux gardes armés de l’organisme rwandais responsable de la conservation de la faune à chacune des milliers d’expéditions qui partent chaque année à la rencontre des gorilles des montagnes. Et tandis qu’un groupe de touristes évolue à travers les volcans endormis du parc en direction de la famille de gorilles qui lui a été attitrée, une escouade de militaires rwandais les suit de près, silencieux et invisibles. Ces collines ne sont pas sans danger, pour l’homme comme pour son proche parent le gorille. Des buffles agressifs et des éléphants de forêt effrayants peuvent attaquer soudainement. Les braconniers, les contrebandiers et les rebelles sont encore plus meurtriers. Mais aujourd’hui, ni les buffles, ni les bandits ne peuvent se mesurer aux protecteurs des gorilles. Alors que les gorilles des montagnes ont été menacés d’extinction durant des décennies, à cause de la chasse intensive et non-régulée, de la déforestation rapide, de la guerre et du génocide qui sévissaient à leur porte, de nos jours, plus d’une douzaine de ces géants paisibles voient le jour chaque année. Leur protection – ainsi que les centaines de millions de dollars qu’ils rapportent au Rwanda et aux pays voisins dans le secteur du tourisme de faune chaque année – est une affaire extrêmement sérieuse et non moins dangereuse.

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Les guides sont équipés d’AK-47
Crédits : David Axe

Des temps difficiles

Personne ne sait à combien s’élevait le nombre de gorilles des montagnes dans un passé récent – sans parler des temps plus reculés. La terre qu’on nomme aujourd’hui Rwanda a longtemps accueilli l’une des populations humaines les plus denses de la planète. Aussi, les gorilles ont probablement toujours vécu sous pression. Il y a quelques décennies de cela, personne ne se donnait la peine de compter ces singes imposants mais amicaux. Cependant, nous savons au moins une chose : à la fin des années 1980, les biologistes dénombraient à peine plus de six-cents gorilles des montagnes. Ils prévoyaient anxieusement l’extinction de l’espèce d’ici la fin du siècle à cause du braconnage, de leur capture illégale pour le marché des animaux de compagnie, ainsi que d’une compétition incessante pour l’habitat.

En sauvant les gorilles, les Rwandais se sont également sauvés eux-mêmes.

Mais c’était avant le génocide de 1994, qui a  décimé environ 10 % des cent millions de Rwandais et menacé la fragile population de gorilles. Après plusieurs années de lutte politique et économique, les Rwandais du peuple hutu s’en sont pris sauvagement à la minorité tutsi et à leurs protecteurs, des Hutus modérés. Les massacres ont provoqué la migration de millions de Rwandais avant qu’une milice, dirigée par l’ancien réfugié Paul Kagame, ne traverse le Rwanda, dispersant les meurtriers et rétablissant l’ordre dans le pays. Aujourd’hui, Kagame est le président – controversé – du Rwanda. De nombreuses personnes avaient trouvé refuge au cœur des immenses forêts. Ce déluge humain désespéré aurait pu emporter avec lui les centaines de gorilles des montagnes. Affamés, certains ont placé des pièges dans la forêt pour capturer des antilopes. Il arrivait que des singes s’y empêtrent, leur infligeant des blessures mortelles. Malgré la perte de ses parents et de trois de ses frères lors du génocide, le biologiste rwandais Eugene Rutagarama s’est immédiatement employé à sauver des gorilles. « J’y ai mis toute mon attention et toute mon âme, explique Rutagarama à The Ecologist. Il n’y avait plus de place pour le reste. »

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Le gorille des montagnes est une créature sociable et pacifique
Crédits : David Axe

Il a rassemblé autour de lui les gardiens pour la préservation de la faune qui avaient survécu et fait sortir de leur retraite d’anciens gardiens, ignorant royalement les divisions passées. L’équipe du parc a rétabli la sécurité dans les habitats des gorilles, ôté les pièges et assuré la protection des touristes, qui faisaient leur retour au compte-gouttes à mesure que la situation rwandaise s’apaisait. En sauvant les gorilles, les Rwandais se sont sauvés eux-mêmes. « Après un désastre humanitaire aussi terrible que le génocide, cette lutte commune pour préserver un bien dont la valeur importait à tous a permis aux populations de transcender le conflit et de recréer des liens », explique Rutagarama.

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La décennie qui a suivi le génocide a été une période dangereuse pour les habitants de la région, les gorilles et les touristes. En 1999, des rebelles hutus qui avaient échappé à l’armée de Kagame en fuyant vers la République démocratique du Congo se sont introduits en Ouganda et ont attaqué un groupe de touristes en marche pour voir les gorilles de la Forêt impénétrable de Bwindi, près du Parc national des volcans. Les rebelles ont tué quatre Britanniques, deux Américains et deux Néo-Zélandais en plus du guide touristique ougandais. Au fil des années, d’autres événements tragiques ont eu lieu. Des actes de violence répétés au Rwanda ont causé la mort de plus de cent gardes forestiers. Plus d’une centaine de leurs homologues congolais sont également tombés en se battant dans leur pays. En janvier 2007, des rebelles situés du côté congolais des volcans ont tué et mangé deux gorilles, quand en juillet de la même année, cinq autres gorilles ont été tués au Congo. Les enquêteurs ont mis un an à éclaircir ces meurtres-ci.

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Un vétérinaire de Gorilla Doctors
L’ONG joue un rôle crucial dans la sauvegarde des gorilles
Crédits : Gorilla Doctors

Honoré Mashagiru, chef des gardiens du Parc national des Virunga – du côté congolais de la montagne des gorilles –, avait ordonné à ses hommes d’abattre les singes pour monter un coup contre Paulin Ngobobo, un garde forestier intrépide qui s’était longtemps battu pour mettre fin à la production illégale de charbon de bois. Mashagiru avait un intérêt financier personnel très important dans cette pratique, certes lucrative mais dévastatrice sur le plan écologique. Les autorités congolaises ont arrêté Mashagiru, mais il n’a passé que deux jours en prison. « Au Congo, la justice n’est pas très sévère », soupire Jean Felix Kinani, vétérinaire chez Gorilla Doctors, une ONG ougandaise qui veille sur la santé des gorilles. Cependant, au Rwanda et en Ouganda, le gouvernement s’est rapidement développé, tout comme les efforts de préservation. Le tourisme lui aussi a repris. En 2009, moins de mille touristes ont visité les volcans. Trois ans plus tard, leur nombre était monté à six mille. Aujourd’hui, environ dix mille personnes visitent le parc chaque année pour observer les gorilles, injectant des centaines de millions de dollars dans l’économie locale.

Guérilleros et gorilles

Et pourtant, la guerre des gorilles n’est pas terminée tandis que d’importantes menaces planent encore sur le pays. Les forces démocratiques de libération du Rwanda, un groupe rebelle hutu plus connu sous l’acronyme FDLR, se sont rapprochées du Rwanda depuis leur base actuelle sise au Congo – et leurs combattants pénètrent parfois dans le Parc national des volcans. Rutagarama a déclaré que même les guérilleros avaient fini se raviser au sujet des gorilles. Alors qu’autrefois les combattants les tuaient volontiers pour se nourrir ou vendre leurs mains et leurs crânes à des collectionneurs, ils laissent aujourd’hui généralement ces paisibles créatures en paix. « Il est important d’observer que les nouveaux rebelles présents dans la région de Virunga s’abstiennent de faire du mal aux gorilles », remarquent les spécialistes de la conservation des gorilles.

Des pisteurs armés précèdent chaque groupe, des gardes les accompagnent et des soldats de l’armée assurent une surveillance de proximité.

Mais les combattants des FDLR ne font pas nécessairement preuve de la même clémence envers les alliés humains des singes. En décembre 2012, les rebelles ont pris d’assaut un camp de pisteurs de gorilles des volcans. Il est néanmoins possible que les combattants des FDLR aient cru attaquer un campement de l’armée rwandaise, incline à penser Kinani. Les guérilleros ont ouvert le feu et tué un pisteur du nom d’Esdrass. Les troupes rwandaises ont pris les tueurs en chasse dans la forêt, mais ces derniers ont réussi à fuir au Congo. Plus récemment, la compagnie pétrolière britannique Soco International et le gouvernement congolais ont annoncé leur projets de forage dans le parc national des Virunga. Le chef de la garde, Emmanuel De Merode – qui a succédé au criminel Mashagiru –, s’y est formellement opposé. En avril dernier, une embuscade a été tendue à De Merode, qui a été grièvement blessé par balle. Human Rights Watch a trouvé des preuves qui lient la tentative d’assassinat de De Merode à son opposition au projet d’exploration pétrolière. Le gardien s’est rétabli et a eu le courage de retourner travailler. Quant à Soco, la firme a flanché devant la pression internationale et a rétracté ses projets de forage. Les gorilles constituent à présent l’un des secteurs d’activité les plus importants du Rwanda. De nombreux Congolais espèrent que les créatures leur seront bénéfiques à eux aussi, bien que le gouvernement à Kinshasa ait mis du temps à offrir aux gorilles une protection adéquate. À Kigali du moins, la capitale rwandaise, on prend la protection des singes au sérieux… ainsi que les revenus qu’ils génèrent. Des pisteurs armés précèdent chaque groupe, des gardes les accompagnent et des soldats de l’armée assurent une surveillance de proximité.

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Ihirwe est sauvé des mains des braconniers
Crédits : Gorilla Doctors

Une étroite coopération s’est mise en place entre les organismes de conservation de la faune au Rwanda, en Ouganda et au Congo, ainsi qu’avec l’armée, les Nations Unies et les nombreuses ONG qui étudient, protègent et offrent des soins vétérinaires aux gorilles dans ces trois pays. En mai, Gorilla Doctors, les Nations Unies et les organismes autorisés au Rwanda et au Congo ont collaboré pour transférer Ihirwe, un gorille de Grauer très rare qui a été sauvé des mains des braconniers, puis transporté du Rwanda vers un centre de réhabilitation situé au Congo. « Les zones protégées sont mieux gérées et possèdent plus de ressources que jamais », affirme Drew McVey, directeur du programme des espèces de la branche britannique du World Wildlife Fund, à propos des volcans et des parcs adjacents. Par conséquent, le nombre actuel de gorilles des montagnes est en augmentation. De seulement six-cents, le nombre de singes des Virunga, des volcans et de Bwindi est passé à huit cent quatre-vingt. Chaque été, le gouvernement rwandais organise une grande fête – la Kwita Izina – à Musanze, à proximité du Parc national des volcans, où les défenseurs de la faune sauvage baptisent tous les bébés gorilles nés l’année précédente. En 2013, ils en ont baptisé douze.

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Tandis que nous pénétrions dans une clairière à flanc de montagne en ce jour de mai, nous nous sommes retrouvés face à face avec une famille de seize gorilles occupés à se prélasser, leur petit-déjeuner fini. Les trois mâles à dos argenté et la dizaine de femelles adultes ont fait de leur mieux pour nous ignorer. Mais un petit gars âgé d’un an à peine – probablement l’un de ceux qui avaient été baptisés à la Kwita Izina l’année précédente – est monté sur un arbuste et a martelé son petit torse avec ses poings minuscules pour marquer son territoire. Il représente l’avenir de son espèce et est la preuve que les gens qui aiment les gorilles sont en train de gagner la bataille, lentement mais sûrement. Et non sans efforts.

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Crédits : Gorilla Doctors


Traduit de l’anglais par Marie-Audrey Esposito d’après l’article « Gorilla Wars », paru dans War Is Boring. Couverture : Des gorilles des montagnes, par David Axe. Création graphique par Ulyces.