Le 16 septembre 2008, dans un centre de commande situé à l’extérieur de Washington D.C., Carl Pike, le responsable de la division des opérations spéciales de la Drug Enforcement Administration (DEA, l’agence de lutte contre la drogue américaine), s’installe devant un écran pour suivre une retransmission vidéo, alors que des agents fédéraux s’apprêtent à entamer une opération d’envergure simultanément dans une douzaine de villes américaines. Sous ses yeux, à Dallas, les membres d’une équipe d’intervention, harnachés dans des combinaisons dignes du SWAT, balancent une grenade aveuglante dans une maison de banlieue avant d’y découvrir près de trois kilos de cocaïne soigneusement dissimulés dans une cuisinière, ainsi qu’un stock d’armes à feu. Au même moment, chez un vendeur de voitures d’occasion de Carmel, dans l’Indiana, des agents trouvent des briques de coke planquées dans un compartiment secret d’un break Audi, pendant que d’autres policiers de l’État hissent un coffre de la taille d’un piano de cuisine sur une pelouse, pour finir par le travailler à la masse.
Les semaines suivantes, nouveaux coups d’éclat : dans leurs filets, les agents attrapent des fusils d’assaut qu’ils trouvent dans des cachettes, un 35-tonnes immatriculé au Mexique transportant de l’argent de la drogue dissimulé dans des produits frais, ainsi qu’un shérif texan corrompu qui facilite le trafic de narcotiques vers les États-Unis. À Mexico City, un financier est arrêté pour avoir blanchi de l’argent via l’équipe de football d’une ligue amateur surnommée les Ratons Laveurs (et par le biais d’une ferme d’avocats). Après une telle intervention, lorsqu’est venu le moment de prendre la photo « dope sur la table », les flics ne sont pas parvenus à trouver un support assez grand pour accueillir tous les pochons de cocaïne confisqués ce jour-là. On a fini par les stocker dans le fond du parking d’un commissariat. Ces raids et ces arrestations sont la conclusion d’une enquête menée par la DEA baptisée Project Reckoning – 18 mois, 64 villes, 200 agences –, qui visait à porter atteinte au Cartel du Golfe, un réseau mexicain tentaculaire. Au cours des deux dernières décennies, cette organisation criminelle a bâti un empire de la drogue qui s’étend du Mexique aux États-Unis. Hydre moderne, le cartel est hyper-violent, effronté et présent partout. Ceux qui travaillent pour lui ont passé l’équivalent de plusieurs milliards de dollars de drogue vers l’Amérique du Nord. Ils ont assassiné des politiciens mexicains et corrompu des services de police entiers. L’un de ses membres a même fièrement brandi un calibre .45 plaqué-or devant des agents de la DEA et du FBI alors qu’il voyageait à travers le nord-est du Mexique. Le cartel dispose de sa propre unité paramilitaire, une bande d’anciens policiers et de membres des forces spéciales appelés les Zetas, chargés de s’emparer du territoire et de faire fuir les gangs rivaux. Le syndicat, désormais célèbre, est aujourd’hui connu sous le nom de La Compañia – La Compagnie.
Tecnico
Les autorités clament que l’opération Project Reckoning a causé beaucoup de tort au business de La Compañia. La DEA a même découvert que le cartel était propriétaire de 64 Walmart. Et une fois toutes les portes enfoncées, le butin ramassé était, en effet, substantiel : 90 millions de dollars en liquide, 61 tonnes de narcotiques, et assez d’armes pour soutenir une insurrection à grande échelle. Parmi les 900 personnes arrêtées entre le Mexique et les États-Unis, il y avait, selon le département de la Justice américain, des dealers, des chauffeurs, des comptables, des gangsters encore adolescents, et même le propriétaire d’un Quiznos. L’un des derniers à avoir été pris dans les filets des autorités est un résident de McAllen, au Texas, du nom de Jose Luis Del Toro Estrada, âgé de 37 ans à l’époque. Au début, personne ne lui avait accordé la moindre importance – il avait tout l’air d’être un pauvre type malchanceux qui s’était retrouvé à naviguer dans des eaux bien trop troubles pour lui. Seul le journal local a mentionné son arrestation. Sa maison, une petite propriété de briques blanches avec une jardinière de fleurs roses fixée au-dessus la porte d’entrée, ne cachait ni AK-47, ni cocaïne. Il n’avait ni casier judiciaire, ni la moindre plainte portée contre lui. Son seul fait d’arme : s’occuper d’un petit commerce à l’extérieur de McAllen, où il vendait des alarmes de voiture et des émetteurs-récepteurs.
Mais les semaines suivantes commencent à nuancer ce portrait banal. Si Del Toro Estrada n’était ni un kapo, ni un assassin, son rôle dans La Compañia n’en était pas moins important. Selon les procureurs fédéraux, le commerçant – qui se faisait appeler Tecnico – était en fait l’expert en communication de La Compagnie. Geek en chef au sein du cartel, responsable de l’informatique, il a utilisé son expertise dans ce domaine pour accompagner l’ascension de La Compañia. Del Toro Estrada avait non seulement tissé un réseau espion de caméras de surveillance destiné à scruter les faits et gestes des officiels mexicains en charge de guetter les maisons utilisées pour dissimuler les stocks de drogue, mais il en avait aussi construit un second en vue de permettre aux membres de l’organisation de communiquer tranquillement à travers tout le pays. Ce dernier avait permis au cartel de passer des tonnes de narcotiques aux États-Unis, ainsi que d’exfiltrer de l’argent sale vers le Mexique. Et surtout, grâce à lui, La Compagnie était devenue omnisciente : selon Pike, elle était au courant de tout ce qu’il se passait autour de la distribution de drogue. Chargements, positions des agents mexicains, des militaires, roulements des agents de douane aux postes de frontière : toutes ces informations finissaient immanquablement dans les filets de cette toile gigantesque. Les cartels avaient déjà employé des experts en communication par le passé, mais qu’ils aient pu développer une telle organisation dans le plus grand secret, capable de couvrir quasiment tout le Mexique, demeure inédit dans les annales du crime organisé.
Los Zetas
Le parrain du Cartel du Golfe n’est pas un baron de la drogue, il s’agirait plutôt d’un contrebandier. Il s’appelle Juan Guerra, et il a débuté sa carrière en transportant du whisky de contrebande vers le Texas pendant la Prohibition. Au cours des décennies suivantes, Guerra se diversifie : prostitution et jeu lui permettent de monter un petit empire du crime. Le business finit par tomber entre les mains de son neveu, Juan Garcia Abrego, qui dans les années 1980 décide de saisir une opportunité. Quelques années plus tôt, les agents américains de lutte contre la drogue avaient commencé à démanteler les réseaux qui faisaient venir de la cocaïne depuis la Colombie, vers la Floride. Garcia Abrego est venu trouver les Colombiens acculés et leur a proposé un marché : plutôt que de leur demander une commission pour assurer le transport de leur marchandise, il garantirait la livraison de la cocaïne en empruntant une route qui passerait par le Mexique pour atteindre les États-Unis, contre 50 % de la valeur du chargement. C’était plus risqué, mais immensément plus profitable. Ce marché donna naissance au Cartel du Golfe. En 1995, le FBI plaça Garcia Abrego sur sa liste des dix personnes les plus recherchées – il est le premier trafiquant de drogue à avoir eu cet honneur.
Les Zetas sont des hommes surentraînés et particulièrement brutaux.
Garcia Abrego tient le cartel jusqu’en 1996, avant d’être arrêté par la police mexicaine dans les faubourgs de Monterrey. Son successeur est un ancien mécanicien aux oreilles décollées, un aspirant gangster du nom d’Osiel Cardenas Guillen, alias le Tueur d’Amis. À la fin des années 1990, désireux de s’entourer d’hommes de confiance faisant également office de milice privée, Cardenas Guillen met sur pied une unité paramilitaire composée d’anciens de la police et de l’armée mexicaines. Certains, comme Heriberto Lazcano Lazcano, dit l’Exécuteur, sont même d’anciens commandos issus d’une élite des forces spéciales de l’armée de l’air, entraînée par les Américains. C’est un moment crucial dans l’évolution du cartel. Les Zetas – du nom de leur ancien code de reconnaissance lors des communications militaires, Z1 – sont des hommes surentraînés et particulièrement brutaux. Ils construisent des camps pour former les nouvelles recrues dans des domaines aussi variés que les armes, la communication et la tactique militaire. Des soldats des unités spéciales guatémaltèques, les Kaibiles, en hommage à un leader indigène qui s’opposa aux conquistadors au cours du XVIe siècle, rejoignent rapidement ces camps. Ils ouvrent ensuite de nouvelles routes destinées à la contrebande, attaquent d’autres gangs et instituent un système de comptabilité très sophistiqué. Les Zetas sont en effet connus pour leur goût du sang ainsi que pour leur capacité à tenir un grand livre de comptes à jour, et à employer de nombreux matheux chargés de tenir ceux-ci au peso près. « Avant les Zetas, on avait affaire à des exécutants, des soldats assez bas de gamme », explique Robert Bunker, professeur à l’Institut des Études Stratégiques du U.S. Army War College. « Les Zetas ont amené une capacité opérationnelle de niveau militaire. Les autres cartels ignoraient tout de cela. Cette stratégie a révolutionné le commerce de la drogue. »
Il est impossible de déterminer précisément pourquoi les Zetas ont choisi de mettre en place un réseau radiophonique, mais vu leur expérience dans l’armée et la police, il semble que les Z1 ont rapidement compris qu’un système de communication à grande échelle leur donnerait un avantage certain sur les autres cartels. Le choix de la radio s’est imposé tout de suite. À l’inverse des téléphones portables, qui sont chers, traçables et facilement écoutés par les autorités, l’équipement radio est économique, facile à installer et bien plus sécurisé. Les talkies-walkies portatifs, les antennes et les répéteurs de signal sont des articles qu’on trouve chez n’importe quel revendeur de matériel électronique. Un réseau radiophonique est même capable de couvrir des zones où les portables ne passent pas, mais où le cartel, lui, circule régulièrement. Et, si jamais les Zetas soupçonnent une des fréquences d’être surveillée par des agents fédéraux, il est tout aussi simple d’en changer, ou de se procurer dans le commerce un logiciel capable de brouiller les transmissions. Le jour et l’heure de la rencontre entre Jose Luis Del Toro Estrada et le cartel demeurent inconnus, mais il a été contacté pour tisser un réseau encore plus large, et il a doté les Zetas d’un contrôle total sur leur activité. « Il a simplement lié tous les membres du cartel entre eux – ceux qui trafiquent et ceux qui surveillent –, leur facilitant ainsi les communications », explique Chris Pike, l’agent spécial de la DEA. Armés de leurs radios portatives, les guetteurs, ou « faucons », indiquent aux conducteurs quelle rue éviter en les alertant de la présence de policiers ou de contrôles. Un intermédiaire de Nuevo Laredo a même été capable de surveiller un semi-remorque bourré de cocaïne alors qu’il traversait la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Enfin et surtout, les bras armés des Zetas ont même utilisé ce système pour attaquer leurs rivaux, envahir leurs places fortes et s’emparer de leurs couloirs de contrebande.
C’est leur réseau de communication qui permet aux Zetas de s’assurer un tel degré de domination et de pouvoir.
« Avec un réseau comme celui-ci, on peut maximiser ses ressources, dit Bunker. Si [les Zetas] s’aventurent sur les terres d’un cartel concurrent, ils sont capables de prévoir le matériel nécessaire pour cela » – armes, véhicules et renfort. « Pour chacun des maillons de la chaîne, ce système a un effet multiplicateur phénoménal. » Avec un tel avantage concurrentiel, La Compagnie grandit vite et prend le dessus sur ses rivaux – mais les relations durables sont rares dans le monde criminel. En 2010, après des années de conflit interne, les Zetas quittent le Cartel du Golfe (on ne connaît pas bien les raisons de cette brouille, mais nombreux sont ceux qui pensent que le point de rupture a eu lieu le jour où le Cartel a enlevé et tué le responsable des finances des Zetas, après n’avoir pas réussi à le faire intégrer ses rangs). Les années suivantes, l’influence du Cartel du Golfe, autrefois l’une des organisations les plus puissantes du Mexique, diminue drastiquement. Au même moment, celle des Zetas croît rapidement. Leurs activités comprennent désormais l’enlèvement, la traite d’êtres humains, le piratage de DVD et même la revente de pétrole brut au marché noir. Dans certaines régions, ils opèrent avec tant d’impunité que leur autorité s’est substituée à celle du gouvernement mexicain. Si l’entraînement militaire et les méthodes ultra-violentes des Zetas leur garantit une place au soleil, mais c’est leur réseau de communication qui leur permet de s’assurer un tel degré de domination et de pouvoir.
Le fantôme de Jose Luis Del Toro Estrada
Après la fin du Project Reckoning, Del Toro Estrada s’est changé en fantôme. Ni la DEA, ni le département de la Justice ne souhaitent commenter cette disparition. Les lettres envoyées au centre de rétention du comté de Reeves, dans l’ouest du Texas, où Del Toro a purgé une partie de sa peine, restent sans réponse. Pourtant, avant son arrestation, Del Toro Estrada vivait normalement, et aux yeux de tous : il disposait même d’une green card. Il s’occupait d’un petit magasin de radio appelé V & V Communications, où il vendait des talkie-walkies et d’autres équipements électroniques. Sa femme et lui possédaient quelques modestes propriétés aux alentours de McAllen, dont une charmante bicoque en bois avec une écurie et une piscine. Arrimée au porche, une bannière étoilée y flotte les jours de grand vent. De nombreux détails demeurent obscurs quant à l’implication de Del Toro Estrada au sein de La Compagnie. Il est impossible de savoir si son recrutement a eu lieu à McAllen, ou s’il y a été transféré depuis le Mexique. Difficile également de retracer l’origine de son expertise dans le domaine des télécommunications : était-il déjà ingénieur au moment de sa rencontre avec le cartel, ou a-t-il gravi un à un les échelons au sein du syndicat pour finalement devenir l’expert en communication radio qu’on connaît désormais ? Dans tous les cas, il ne possède pas le profil type du membre d’un cartel. « Ce n’est pas un assassin. C’est un geek, un technicien », renchérit un ancien agent fédéral, qui gère aujourd’hui une agence de conseil à Arlington, en Virginie.
Pourtant, ce type de profil, qui plus est demeurant aux États-Unis, est exactement ce dont peut avoir besoin une organisation comme les Zetas. Selon l’agent, les Zetas ont établi le nœud de leur réseau à Matamoros en 2004 – une ville-frontière située à quelques encablures de Brownsville, au Texas. Del Toro Estrada a probablement œuvré comme superviseur de ce projet. Initialement, le matériel – quelques radios et une poignée d’antennes –, était utilisé pour surveiller les déplacements des policiers et des gangs concurrents. Mais le président d’alors, Felipe Calderon, avait commencé à déployer des troupes à travers le Mexique, resserrant des mailles bien trop lâches, à la fois dans les airs et sur terre. Pour contrer cette stratégie, les cartels décident de s’implanter au Guatemala. Le pays dispose de près de 1 000 kilomètres de frontière commune avec le Mexique, et ses pores sont bien plus dilatés que ceux l’unissent aux États-Unis. Le Guatemala apparaît alors comme un port d’attache idéal. Les contrebandiers peuvent y faire atterrir des tonnes de cocaïne colombienne au milieu de jungles impénétrables, et les conduire au nord, vers le Mexique – on a dénombré 125 points de liaison entre les deux pays au niveau de la frontière, 125 points où des camions peuvent passer sans le moindre contrôle. D’ici, il est possible de conduire directement vers des villes américaines comme El Paso. Le chemin est long, coûteux et exigeant en terme de logistique. Si bien qu’à partir de 2006, les Zetas décident d’étendre leur réseau radio pour surveiller plus efficacement la route empruntée par leurs chargements – d’abord le long de la frontière texane, puis aux alentours des côtes guatémaltèques, et enfin l’intérieur du Mexique. Dans toute ville que le cartel souhaite investir, Del Toro Estrada inspecte en amont le spectre radiophonique local. Son job ? Identifier qui opère quelles fréquences, et quel acteur utilise le moins de bande-passante. Cela lui permet de s’assurer qu’il ne subira pas d’interférences lorsque les Zetas seront en train de coordonner une attaque contre le commissariat du coin. Dans les zones urbaines, Del Toro Estrada fixe souvent son antenne Zeta à une autre, destinée à retransmettre les radios commerciales. Ils piratent aussi les répéteurs – les boîtiers qui permettent de recevoir et d’amplifier les signaux radio – de compagnies comme Nextel, et les reprogramment pour qu’ils puissent être utilisés par les fréquences basses du cartel (Nextel entretient un réseau cellulaire ainsi qu’un réseau radiophonique pour ses téléphones push-to-talk, équivalents des talkie-walkies). Dans une ville mexicaine, Del Toro Estrada a même installé un répéteur sur le toit d’un commissariat, signal fort démontrant soit l’impunité totale dont jouissait alors le cartel, soit le degré de corruption qui avait déjà gangrené les forces de l’ordre.
Étendre ce réseau jusque dans les coins les plus reculés du pays, comme dans le sud de l’État de Vera Cruz, est un défi plus technique : des tours ont dû être construites au sommet de monts et de volcans pour s’assurer que le signal ne soit pas bloqué par une colline ou une montagne. Del Toro Estrada a aussi installé des répéteurs et des antennes au sommet d’autres tours, celles-ci peintes en vert foncé, et disposées dans la canopée mexicaine. Des batteries de voitures et des panneaux photo-voltaïques ont fait office de sources d’énergie pour alimenter toutes ces installations. À Vera Cruz, un réseau d’une douzaine de tours permet à une zone de 160 kilomètres de rayon d’être couverte – ce qui signifie que les Zetas peuvent capter n’importe quel mouvement dans une dizaine de villes au moins. « Ils disposaient d’un flux constant d’informations, raconte Pike. Ça me rappelle cette scène dans La Chute du Faucon Noir, quand l’hélico décolle de la base militaire et qu’un gamin dans la montagne appelle la ville pour leur dire : “Ils arrivent.” » Lorsque des sous-réseaux naissent dans de nouvelles zones, Del Toro Estrada les raccordent les uns aux autres, créant un système non seulement tentaculaire, mais également interopérable. La plus grande force du réseau est sa capacité à lier entre elles différentes unités du cartel. En utilisant des logiciels grand public, il supervise des milliers de talkies-walkies en temps réel. Si jamais une fréquence est trop encombrée dans une zone, il peut transférer les deux utilisateurs sur une autre, moins chargée. Si un chef local à Matamoros doit s’assurer du transfert d’un chargement de dope vers Monterrey, Del Toro Estrada peut faire le lien. Si des Zetas sont capturés, il peut déconnecter leurs appareils et décourager les oreilles indiscrètes.
La stabilité du réseau radio des Zetas est inversement proportionnelle à celle de l’État mexicain.
Il utilise aussi des logiciels d’inversion numérique pour brouiller les transmissions : si un agent écoute, ce qu’il entend ressemble au dialecte de R2-D2. Le cartel a même établi des centres de commande régionaux pour superviser certaines de leurs communications. Dans l’État du Coahuila, des soldats mexicains ont mené un raid contre une maison occupée par des Zetas. Ils y ont trouvé des ordinateurs portables, 63 talkies-walkies, une unité centrale capable de contrôler les répéteurs à distance, ainsi qu’une radio susceptible de communiquer avec des avions. En 2008, l’infrastructure de Del Toro Estrada est opérationnelle dans la plupart des États du Mexique (ainsi que dans les États frontaliers des États-Unis). Les chefs locaux se cotisent pour entretenir le réseau, et les Zetas reportent toutes les dépenses dans leur livre de comptes. Del Toro Estrada lui-même a à sa botte une équipe de spécialistes – son propre cartel de geeks –, dont le boulot consiste à dénicher le matériel le plus performant pour améliorer encore la qualité du réseau. L’architecture de ce dernier, à l’instar des nodules des routeurs qui soutiennent le réseau Internet, est résistante : si l’armée détruit une tour de transmission, le trafic peut être re-routé vers une autre. Et tout ceci reste relativement peu cher : La Compagnie a probablement dépensé quelques dizaines de millions de dollars pour construire cette infrastructure, un investissement rentabilisé dès la première livraison d’un gros chargement de cocaïne aux États-Unis – c’est-à-dire rapidement.
Le réseau
« C’était énorme », se remémore l’ancien agent en parlant du système de communication du cartel. « Grande envergure, interconnecté… C’est le réseau radiophonique le plus sophistiqué que j’ai jamais vu. » Pour s’occuper d’un système de cette taille, Del Toro Estrada a inévitablement besoin d’une base. Son magasin de McAllen, V & V Communications, est en théorie l’endroit idéal. Anonyme, proche de la frontière et un alibi des plus convaincants, les clients étant censés y trouver du matériel électronique. Le bâtiment – une maison de plain-pied aux fenêtres miroirs – se situe dans une zone assez peu fréquentée. Une antenne de près de 10 mètres de haut est plantée sur le toit. Les clients pénètrent dans le magasin par une porte gardée close, une caméra de surveillance scrutant leurs faits et gestes – deux autres couvrent l’intérieur. Dans le magasin, pas de radios, ni de répéteurs, de câbles ou de chargeurs – pas d’inventaire du tout, sinon quelques modes d’emploi oubliés dans des vitrines poussiéreuses. La femme derrière le comptoir ne parle qu’espagnol et vous accueille avec un ennui non feint. Sur sa carte de visite, on trouve une adresse email qui ne fonctionne pas, et un site web qui n’existe pas.
Les officiels américains n’ont jamais vraiment parlé du réseau radio des Zetas, mais il est clair que sa stabilité est inversement proportionnelle à celle de l’État mexicain. Plus le réseau grandit, plus l’État se disloque. Quand la drogue inonde le nord, l’argent coule vers le sud, et est utilisé par le cartel pour acheter la police, les hommes politiques, les représentants de l’autorité étatique, mais aussi pour recruter des jeunes et acheter des armes – beaucoup d’armes. En 2008, des soldats trouvent une cachette de La Compagnie. C’est la plus grande saisie d’armes de l’histoire du Mexique. Au menu : 500 armes de poing et fusils d’assaut, un demi-million de munitions, 150 grenades, 7 fusils à lunette de calibre .50, un missile anti-char et 14 bâtons de dynamite. Dans la région de Tamaulipas, il est désormais fréquent de déjeuner au son des échanges de coups de feu entre les Zetas et leurs anciens employés, qui se disputent le contrôle de la zone. En 2010, les Zetas ont kidnappé et exécuté 72 immigrés d’Amérique centrale – peut-être parce qu’ils avaient peur que le Cartel du Golfe y ait caché de nouvelles recrues. Au mois de juillet de la même année, un contingent surarmé de Zetas a érigé des barricades à l’aide de vieux bus et de camions rouillés pour piéger leurs rivaux dans une embuscade mortelle. Après une bataille rangée qui a duré des heures, les autorités ont trouvé, au milieu des cadavres et des douilles, de nombreux talkie-walkies – un signe, sans aucun doute, de la venue de Del Toro Estrada dans les parages. Le gouverneur de Tamaulipas a déclaré que la région était « ingouvernable ».
Face à ces Zetas invincibles, l’armée mexicaine décide d’éviter l’affrontement direct et de s’attaquer à leur bien le plus précieux : leur réseau de communication. Des bataillons entiers sont alors dispatchés dans tout le pays et, épaulés par des informations fournies par la DEA, elle-même tuyautée par un Del Toro Estrada désormais sous les verrous, commencent à s’attaquer à l’infrastructure du système. Au cours d’une opération en 2011, des marines mexicains ont découvert que plusieurs camions faisaient office de stations de communications au cœur même de Vera Cruz. Une autre opération, menée sur quatre États, débouche sur une saisie record : 167 antennes, 155 répéteurs, 71 ordinateurs, 166 panneaux solaires et batteries, et environ 3 000 radios et téléphones Nextel push-to-talk. Plus tard, ces mêmes marines ont mis la main sur une antenne haute de près de 100 mètres, aux abords d’une route nationale. Après les raids, des soldats masqués ont posé devant tout ce matériel, alors qu’un porte-parole annonçait que « la chaîne de commandement et la coordination tactique des Zetas » venaient d’être sérieusement mises à mal. Peut-être. Il n’empêche que rapidement, le cartel réinstalle des tours. Sans doute les Zetas ont-ils anticipé l’arrestation de Del Toro Estrada, et recruté des hommes capables de maintenir et renouveler le réseau une fois leur ingénieur en chef derrière les barreaux. Depuis 2009, des rapports font état de la disparition d’un certain nombre de spécialistes des télécommunications et d’ingénieurs à travers tout le Mexique. Dans un des premiers cas, on rapporte l’enlèvement de neuf techniciens de Nextel dans un hôtel de Nuevo Laredo. Les hommes étaient sur le point d’étendre le réseau radiophonique de leur entreprise à travers tout le pays, comme l’a confirmé Amalia Armenta, l’épouse d’une des victimes. Elle raconte que, le 20 juin, ils ont été kidnappés au milieu de la nuit par des hommes armés. Au moins 27 autres ingénieurs et scientifiques travaillant pour des sociétés comme IBM, ICA Fluro Daniel et Pemex, la compagnie publique de pétrole, ont également disparu. Même sans leur architecte radio en chef, les Zetas ne sont pas prêts à renoncer à leur précieux réseau.
Un corps sans tête
En 2011, Del Toro Estrada purge sa peine de prison dans un centre de rétention fédéral de Houston, un bloc de granit dans le centre de la ville, pouvant accueillir près de 1 000 détenus. Ses voisins attendent leurs procès, qui doivent se tenir à la Cour Fédérale, à quelques pâtés de maison de là. Le 11 mai, Del Toro Estrada paraît devant un juge pour son audition finale, et le 21 juin 2012, après quatre ans passés derrière les barreaux – notamment pour avoir aidé à construire l’une des infrastructures criminelles les plus complexes de l’histoire –, il est libéré. Il a plaidé coupable des faits qui lui étaient reprochés – complot visant à la distribution de cocaïne –, mais les procureurs ont veillé à ce qu’il bénéficie d’une remise de peine contre sa participation au démantèlement du réseau des Zetas. Les balances sont des hommes marqués ; à sa sortie, Del Toro Estrada a pu bénéficier d’un programme de protection de témoin, ou fui vers le Mexique, bien que cette option revienne à se jeter dans la gueule du loup. Ou peut-être que lui et sa femme se cachent dans la foule. Quatre mois après sa libération, la petite bicoque du couple est toujours occupée.
Il est aussi plausible que les Zetas, sous la pression de leurs rivaux et du gouvernement mexicains, se soient concentrés sur des problèmes plus importants. En juillet 2011, les autorités mexicaines arrêtent l’un des pontes des Zetas, El Mamito, puis mettent rapidement la main sur un autre leader, El Taliban. Un an plus tard, des soldats tombent sur le chef des Zetas, Heriberto Lazcano Lazcano, lors d’une rencontre de baseball dans une petite ville de l’État de Coahuila. Lui et deux de ses gardes du corps ont été abattus lors d’une fusillade. C’était l’un des narcotrafiquants les plus importants à être tombés au cours de la guerre contre la drogue, et le gouvernement a fait de sa mort une victoire éclatante – rapidement ternie lorsqu’une bande d’hommes armés a dérobé son corps, à peine entreposé dans la chambre funéraire. À la mi-juillet 2013, son successeur, Miguel Angel Treviño Morales, est arrêté à Tamaulipas, des informations américaines ayant mis les Mexicains sur sa piste. Ces arrestations sont symboliques – au mieux, des signes tangibles que l’autorité publique n’a pas abandonné la bataille. Mais en réalité, elles cachent de plus gros défis encore. Le réseau de Del Toro Estrada n’est que la première démonstration de force au sein de la guerre de l’information que livrent les Zetas. Au plus haut de son influence, l’organisation a développé une armée d’espions, et a fait de la technologie et des réseaux sociaux ses armes. Le résultat, selon un rapport émis par le cabinet du ministre de la Justice mexicain, est un réseau d’information « sans équivalent sur la totalité de notre continent ». Les Zetas surveillent les fils Twitter, les blogs et les comptes Facebook. Ils emploient des hackers qui traquent les policiers grâce à des logiciels de cartographie et, selon un journal, disposent de vingt spécialistes des télécommunications capables d’intercepter des coups de téléphone. Dans la rue, les informateurs du cartel sont chauffeurs de taxi, vendeurs de tacos, cireurs de chaussures – et même policiers. À Vera Cruz, un service de police entier a dû être dissous après qu’un commandant a été enregistré en train de demander à ses subordonnés de servir ceux que les Mexicains, de plus en plus méfiants vis-à-vis de leur police, appellent les polizetas. Selon une femme de Tamaulipas qui a bien connu un membre des Zetas, le cartel est assez bien organisé pour faire d’une ville comme Nuevo Laredo, une zone urbaine relativement active, un damier divisé en secteurs contenant chacun une dizaine de rues, avec dans chaque secteur une vingtaine de guetteurs – soit potentiellement des milliers de sentinelles déployées dans une zone définie. « Ils engagent ces gens pour environ 10 000 pesos [750 dollars] et leur fournissent deux téléphones portables et une radio, dit-elle. Ils vérifient qui marche dans la rue, avec qui. En général, il s’agit de la police, de l’armée, ou d’un membre d’un autre gang. On peut les voir, parfois, à un coin de rue, selon la zone, mais cela peut aller jusque sur les bords de la nationale. Ils sont partout dans la ville. »
Pour rester compétitif, les autres cartels ont dû créer leurs propres unités paramilitaires.
Un secteur de cette taille doit générer des milliers de SMS, de coups de téléphone et de messages radio chaque jour. Une organisation criminelle peut-elle être organisée au point de pouvoir analyser une telle masse de données ? Y’a-t-il, quelque part, une pièce remplie d’analystes, en train de collecter et de classer ce genre d’informations, pour ensuite formuler des conclusions à destination de leurs supérieurs ? La réponse est oui selon l’ancien agent, familier de l’affaire Del Toro Estrada. À Nuevo Laredo, dit-il, les Zetas sont tellement infiltrés, jusque dans la police, qu’ils peuvent utiliser le bureau C4 du service – l’équivalent du 911 américain – pour contrôler leur réseau d’informations. La perte de ses leaders a d’abord semblé porter un coup dur aux Zetas – comme ce fut le cas pour le Cartel du Golfe. Mais dans les affaires, le succès ne passe jamais inaperçu, surtout celui qui brasse des milliards de dollars. L’héritage de l’infrastructure de Del Toro Estrada et de l’efficacité terrifiante avec laquelle les Zetas ont régné sur une partie du pays ont pour toujours changé la manière de fonctionner des cartels mexicains. En révolutionnant l’utilisation faite de la technologie et de la stratégie – associant des campagnes hyper-violentes à la collecte minutieuse d’informations –, les Zetas ont créé un nouveau modus operandi pour qui veut réussir dans un quelconque trafic. Pour rester compétitifs, les autres cartels ont dû créer leurs propres unités paramilitaires, et la Fédération Sinaloa, le cartel le plus puissant et le plus influent au Mexique aujourd’hui, possède également son propre réseau radiophonique. Certains analystes appellent cela la « Zetanisation » du Mexique. Les drones appartenant aux cartels et les logiciels de récolte d’informations ultra-sophistiqués utilisés pour tracer les appels de la police ne sont pas loin de permettre à ces organisations criminelles de dessiner les couloirs de contrebande les moins susceptibles d’être contrôlés. C’est évidemment un scénario catastrophe. Mais si cela arrive un jour, il faudra se rappeler que tout a commencé bien modestement : avec un commerçant anonyme, armé d’une simple radio.
Traduit de l’anglais par Benoît Marchisio d’après l’article « Radio Tecnico: How The Zetas Cartel Took Over Mexico With Walkie-Talkies », paru dans Popular Science. Couverture : Tours radio au nord du Mexique, par Paul Sullivan. Création graphique par Ulyces.