Virunga
Alors que les hommes commencent à tirer dans sa direction, Emmanuel se jette de côté et essaie d’accélérer pour sortir de cette embuscade. Quatre cartouches font éclater le pare-brise ; d’autres atteignent le bloc moteur, stoppant net le véhicule. Saisissant son fusil, Emmanuel se glisse hors de la jeep par la portière de droite et se précipite en direction de la forêt. Les tirs ne cessent de pleuvoir tandis qu’il s’élance. Une balle l’atteint au thorax, une autre à l’abdomen. Après avoir couru une trentaine de mètres, Emmanuel s’arrête et fait feu en direction de la route ; à quatre reprises, le mécanisme se bloque, l’obligeant à marquer une pause. Puis, ainsi qu’il le raconte, il s’est assis et a attendu. Il perd alors beaucoup de sang. Une des balles a fracturé quatre côtes et perforé l’un de ses poumons. « C’était dur de souffrir ainsi et de savoir que le danger n’était peut-être pas écarté », se souvient-il. Près d’une demi-heure plus tard, Emmanuel sort de la forêt, non sans difficulté, pour retourner sur la route. Les assaillants ont disparu mais le Land Rover est hors d’usage. Impossible d’avancer. Une jeep de passage appartenant à une ONG refuse de s’arrêter, probablement parce qu’Emmanuel est couvert de sang. Peu de temps après, un fermier à moto se montre heureusement plus charitable. Après l’avoir installé à l’arrière de son deux-roues, le fermier le conduit dans un village où il intercepte un camion militaire. Cependant, l’armée congolaise dispose de peu de moyens, comme chacun sait, et très vite le camion tombe en panne. Emmanuel est transféré dans un second camion militaire qui n’a pas suffisamment d’essence pour terminer le trajet. Finalement, il parvient à l’hôpital de Goma. Reste un obstacle majeur : tandis qu’on le prépare pour l’intervention, il apparaît évident que les chirurgiens, un Congolais assisté d’un médecin indien provenant d’une base voisine de l’ONU, ne peuvent pas communiquer. Le premier parle français, mais le second parle uniquement l’anglais. C’est ainsi que le patient, qui parle couramment les deux langues, endosse le rôle d’interprète au début de l’opération : « Scapel ! » « Je souffrais atrocement. Mes blessures s’étaient rigidifiées et commençaient à lancer, mais la situation était comique », explique Emmanuel. Après quatre jours d’hospitalisation, il est transféré par avion dans un centre médical au Kenya. Trois jours plus tard, il marchait dans les couloirs, sa perfusion à la main.
C’est en 2008 que le prince de Merode devient directeur des Virunga, le parc national le plus célèbre d’Afrique, mais aussi le plus menacé. Cette réserve s’étend de façon éparse le long de la frontière qui sépare le Congo de l’Ouganda et du Rwanda. Elle couvre 7 770 km2, soit un territoire à peine moins grand que l’Alsace. Ses paysages sont d’une richesse et d’une diversité incomparables : marécages, steppes, savanes, neiges éternelles… Sa faune légendaire est composée d’éléphants, d’hippopotames et de lions qui rôdent à travers le territoire. Classé site du patrimoine mondial par l’UNESCO, les Virunga abritent également un quart de la population des gorilles de montagne, qui ne compte plus que 900 individus à travers le monde. C’est Carl Akeley, le célèbre naturaliste américain, qui a convaincu le roi des Belges Albert Ier d’ouvrir le premier parc naturel du continent dans les Virunga en 1925. Il est aujourd’hui enterré dans une prairie de montagne où, d’après un observateur, sa tombe aurait été « déformée et éclatée, vraisemblablement suite au passage d’un éléphant ». Toutefois, les Virunga sont situés dans l’une des régions les plus instables du globe. Pendant 75 ans, le pays subit la politique coloniale cruelle des colons belges, avant d’accéder à l’indépendance en 1960 pour devenir la République démocratique du Congo. Son président, Joseph Mobutu, est un despote vénal qui pille le trésor public.
En 1994, le Rwanda voisin est plongé dans le chaos suite à l’attentat contre l’avion présidentiel, qui reste à ce jour non élucidé. Cet assassinat fut l’étincelle qui conduisit au génocide rwandais, un massacre perpétré par les Hutus qui entraîna la disparition de millions de Tutsis et de Hutus modérés. Plus d’un million de Rwandais, parmi lesquels des Hutus responsables de massacres, traversent la frontière direction la RDC où ils sont logés dans des camps de réfugiés disséminés autour du parc. Des milices sont créées, les pays voisins interviennent et la lutte qui s’ensuit cause la mort de près de cinq millions de personnes, principalement en raison des famines et des épidémies. Il s’agit du conflit armé le plus sanglant depuis la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, pas moins de douze groupes de rebelles sévissent au sein des Virunga. La plupart se financent grâce au braconnage et au trafic de charbon de bois. Si le profit s’élève à plus de 35 millions d’euros par an, ces activités sont à l’origine de la destruction massive de forêts dans les Virunga, selon Emmanuel de Merode. Les rangers du parc engagent fréquemment des combats à l’arme à feu dans l’intention de mettre fin au trafic. En janvier 2011, trois rangers sont décédés lors d’une attaque au lance-roquettes. En mai de la même année, un quatrième ranger a été abattu et cinq mois plus tard, deux rangers ont été victimes d’une embuscade. Ce sont plus de 150 rangers qui ont trouvé la mort dans les Virunga depuis 1996. Même avant l’attaque perpétrée à son encontre, Emmanuel de Merode était selon toute vraisemblance le plus menacé des directeurs, dans le parc national le plus menacé au monde.
« Les Virunga couvrent toute la région frontalière. C’est un lieu stratégique : tous les chemins qu’empruntent les groupes armés traversent le parc », explique Emmanuel. « Nous avons des rangers engagés dans des combats autant que des soldats en temps de guerre. » Et malgré ces perspectives bien sombres, Emmanuel a considérablement amélioré l’avenir des Virunga. Il a professionnalisé la formation des rangers, jusqu’alors démoralisés, grâce à l’appui de commandos belges dont les recommandations vont de la formation tactique à la prise en charge des détenus. Le salaire mensuel des rangers est passé de 4,50 € à plus de 180 € (le PIB par habitant au Congo avoisine 441 €). Par ailleurs, Emmanuel a entrepris de lutter contre la présence de groupes de rebelles en procédant à une nuée d’améliorations, notamment la construction de nouveaux baraquements destinés aux rangers, de logements spacieux pour les visiteurs et d’un campement visant à accueillir le flux croissant de touristes. Aujourd’hui, il est aussi habile dans l’art d’amadouer les riches donateurs qu’aux commandes d’un Cessna survolant les Virunga, même s’il admet volontiers que cette dernière activité le comble davantage. Il bénéficie du soutien de bailleurs de fonds renommés, parmi lesquels Howard Buffett, le globe-trotter philanthrope, fils du milliardaire américain Warren Buffett. Récemment, TOMS, une marque humanitaire de chaussures branchées, a lancé une collection d’espadrilles sur le thème des Virunga. Toutefois, Emmanuel a un projet bien plus ambitieux qui reste encore à accomplir.
En 2012, grâce au financement de la fondation Howard G. Buffett, il a entamé la construction d’une centrale hydroélectrique de 13 mégawatts située à la frontière orientale du parc national. Dès sa mise en service prévue en décembre 2015, cette centrale produira suffisamment d’électricité pour alimenter les 200 000 habitants de la région. Emmanuel projette de faire construire six centrales supplémentaires près des Virunga. Si ces différents projets liés rencontrent le succès, ils pourraient à terme permettre la fourniture en électricité de quatre millions de Congolais et la création de 100 000 emplois. Ces circonstances devraient à leur tour générer une richesse des plus inestimables : la sécurité dans la région. « Il ne s’agit pas simplement d’une centrale électrique. Par ce projet, nous voulons rattraper cinquante années de temps perdu et mettre un terme à vingt ans de conflits », déclare-t-il. « Si nous créons 100 000 emplois, les rebelles se verront offrir une alternative au combat. Et si l’activité de ces 100 000 personnes repose entièrement sur la survie du parc, elles voudront le protéger. »
Poudre aux yeux
Plus tôt dans l’année, je me suis rendu au Rwanda. De là, j’ai conduit jusqu’à la frontière ouest que j’ai traversée à Goma. Il s’agit du point d’entrée dans les Virunga le plus sûr. Les ambassades occidentales avertissent régulièrement les voyageurs à propos de bandits errants et d’attaques de milices dans le Nord-Kivu, mais quelques touristes font cependant le voyage, luttant contre un soleil brûlant. À Goma, les commerces battent leur plein : des fermiers s’avancent sur des vélos de bois sommaires regorgeant de marchandises. Rapidement, la ville, ses huttes aux toits en tôle et ses fumeroles de charbon de bois font place à une route étroite entourée d’une dense forêt, à l’endroit même où Emmanuel de Merode s’est fait attaquer. Trente minutes plus tard, j’entrais dans les Virunga, un sanctuaire verdoyant tel que je me l’étais imaginé. Des colobes reconnaissables à leur queue en forme de plumeau exécutent des acrobaties de branche en branche, tandis que des chants d’oiseaux résonnent dans la canopée. Une colonne de babouins traverse négligemment la voie. Au Mikeno Lodge, plus silencieux qu’une bibliothèque, une carafe de jus de fruits frais attend les visiteurs assoiffés par le voyage. L’après-midi suivant, je rencontre Emmanuel de Merode dans un bâtiment colonial délabré, qui sert de base au personnel du parc. Il arrive en uniforme, vêtu d’un béret, d’une chemise kaki et de bottes noires. Chef des rangers, il est souvent adulé par la presse (« courageux », « visionnaire », « un leader né »), mais c’est avant tout un homme bienveillant, de taille moyenne, à la voix posée. Parcourant la station d’intervention des Virunga, il salue au passage plusieurs rangers. Emmanuel désigne une carte du parc fixée au mur, parsemée de carrés rouges signalant des « incidents de sécurité ». « Deux à trois fois par semaine, nous avons affaire aux milices qui s’affrontent entre elles », explique-t-il. « C’est souvent lié au trafic de charbon ou à l’attaque de véhicules sur les routes. Il s’agit d’une activité très lucrative – souvent, des personnes sont tuées. » Emmanuel, qui verse beaucoup dans l’euphémisme, ajoute : « C’est assez déplaisant. »
Emmanuel de Merode évoque la perspective de forages au sein des Virunga en des termes graves, presque apocalyptiques.
Installé sur la terrasse à l’entrée de la base, le prince laisse infuser son thé. De l’autre côté de la route se trouve un centre de détention où sont retenus des suspects (miliciens, braconniers…). Derrière une barrière bouclée par des chaînes, une meute de Saint-Hubert se prélasse au soleil. La prison pourrait sembler vide mais d’après Emmanuel, les hommes qui l’occupent sont un moindre souci. « Aujourd’hui, la plus grande menace pour le parc, c’est le pétrole. » Pour comble d’infortune, la géologie ne joue pas en faveur des Virunga. Le parc national repose en effet sur une fosse longue de 560 km appelée le Graben Albertine. Les grabens sont des fossés tectoniques qui renferment les plus importantes réserves d’hydrocarbures découvertes à ce jour et de fait, les sociétés occidentales rêvent depuis longtemps de découvrir un trésor de pétrole enfoui à l’est du Congo. Toutefois, l’isolement de la région et les conflits n’ont pas permis d’effectuer les prospections nécessaires sur le terrain. Du moins jusque récemment. En 2006, le gouvernement congolais a accordé des blocs – concessions destinées au forage – à la « supermajor » française Total, ainsi qu’à la société pétrolière Soco International basée à Londres. Près de 50 % de la concession attribuée à cette dernière, le bloc V, se trouve à l’intérieur des limites du parc et le lac Édouard, l’un des grands lacs africains, est situé sur ce territoire. On estime que le graben sous-jacent pourrait renfermer 2,5 milliards de barils de pétrole, soit davantage que les réserves actuelles de Prudhoe Bay en Alaska dont les champs pétrolifères sont les plus vastes d’Amérique du Nord. Suite à une campagne d’information menée par la WWF (le Fonds mondial pour la nature), Total s’est engagé à ne procéder à aucune extraction dans les Virunga. Mais Soco, qui opère déjà dans des pays à haut risque tels que la Lybie ou l’Irak, s’est révélé être un adversaire redoutable. Début 2011, comme le raconte Emmanuel, des rangers ont signalé l’arrivée de deux hommes blancs à l’entrée des Virunga. « Ils ont dit faire partie d’une société pétrolière », a déclaré un ranger. La législation congolaise interdisant l’exploration dans les zones protégées, Emmanuel de Merode lui a commandé de leur « refuser l’accès » au parc.
Quelques semaines plus tard, les représentants de Soco sont revenus accompagnés de soldats congolais et sont entrés par la force. (La société a soutenu avoir reçu la permission des autorités d’entrer dans le parc.) Aussi le procureur de la République a-t-il confié au prince la mission d’enquêter sur les agissements de Soco dans les Virunga. Malheureusement, Emmanuel manque d’expérience en matière d’opérations secrètes. C’est alors qu’il rencontre en 2012 Orlando von Einsiedel, un réalisateur britannique et ancien snowboardeur professionnel qui, aux dires d’Emmanuel, combine de façon étonnante talent et témérité. Dans un premier temps, Orlando équipe un ranger du parc, ainsi que Mélanie Gouby, une reporter parisienne intrépide, de caméras espion. « Nous avions besoin de preuves d’une corruption à grande échelle et du financement de groupes armés », explique Emmanuel.
Cette collaboration leur permet de collecter quantités de preuves accablantes. Un fonctionnaire congolais, soi-disant employé par Soco, s’est notamment présenté aux rangers du parc chargé de promesses (« money, money, money ») s’ils se ralliaient à la cause de la prospection pétrolière. Rodrigue Katembo, ranger de profession, a enregistré l’appel d’un agent de Soco travaillant pour les services de renseignement qui lui a promis 3 000 $ s’il acceptait d’espionner Emmanuel de Merode. À Goma, dans un bar obscur, Mélanie a enregistré la vidéo peut-être la plus compromettante de toutes : Julien Lechenault, responsable des opérations sur le terrain, a reconnu que la société employait des intermédiaires pour soudoyer les groupes rebelles. « Vous devez les payer pour pouvoir vous déplacer dans la région », a déclaré Lechenault. « Je n’ai jamais rencontré ces putains de rebelles. C’est pour ça qu’on sous-traite les emmerdes. » Le 15 avril 2014, Emmanuel de Merode se rend à Goma, muni d’un dossier complet sur Soco à l’intention des avocats du parc national. Quelques heures plus tard alors qu’il rentre aux Virunga, il est pris dans une attaque qui a bien failli lui coûter la vie. Une « coïncidence troublante » pour l’ancien premier ministre belge Elio Di Rupo. Depuis, Soco n’a cessé de nier toute implication dans cette embuscade et Emmanuel refuse de faire des déclarations concernant l’identité de ses aspirants-meurtriers. (Soco a par ailleurs refusé de s’exprimer sur les opérations en cours dans les Virunga.) Quelques mois plus tard, Netflix diffuse Virunga, le documentaire d’Orlando von Einsiedel contenant la plupart des images tournées en caméra cachée. En réponse, Soco a « récusé catégoriquement » avoir enfreint les lois britanniques anti-corruption, attestant que « les paiements versés aux groupes rebelles… n’ont jamais fait et ne feront jamais l’objet de sanctions ».
En juin 2014, après des mois de médiation, la WWF a annoncé être parvenue à un accord avec Soco International. La société pétrolière s’est engagée à n’effectuer aucun forage à l’intérieur des Virunga ; en contrepartie, le groupe de préservation de l’environnement a retiré la plainte déposée auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) concernant des violations présumées des droits de l’homme et des protections environnementales. Une semaine plus tard (au terme de prospections sismiques visant à vérifier la présence de pétrole sous le lac Édouard), Soco a affirmé avoir quitté les Virunga. Pour la WWF et de nombreux défenseurs de la nature, cet accord est une victoire. Certes, mais faut-il s’en réjouir ? Soco s’est engagé à ne pas forer dans le parc national « à moins que l’UNESCO et le gouvernement de la RDC ne déclarent ces activités compatibles avec le statut de patrimoine mondial ». Pour Emmanuel et bien d’autres, les termes de l’accord ouvrent une brèche au gouvernement congolais, susceptible de redessiner les limites des Virunga pour faciliter la prospection pétrolière. Sept mois plus tard, installé sur sa terrasse, Emmanuel en est encore furieux. « Cela me fait entrer en ébullition, chose très rare », confie-t-il. De son avis, la position de la WWF vis-à-vis de cette « victoire » offre à Soco la couverture idéale pour développer ses projets concernant le bloc V. Le jour même où cet accord a été rendu public, un dirigeant de Soco a envoyé un courrier au Premier ministre congolais car l’annonce du départ de la société par les médias était « erronée ». D’après Global Witness, une ONG britannique présente lors de l’assemblée annuelle des actionnaires qui s’est tenue à Londres deux jours plus tard, le président de la société pétrolière a déclaré : « Nous ne nous sommes pas retiré des Virunga. »
Emmanuel de Merode évoque la perspective de forages au sein des Virunga en des termes graves, presque apocalyptiques. De son point de vue, partagé par de nombreux défenseurs de la nature, deux modèles à ce jour en compétition détermineront l’avenir du parc national : le développement durable d’une part et l’exploitation des ressources naturelles de l’autre. Eau versus pétrole. Le second modèle présente certes des risques environnementaux évidents, mais ce qui alarme avant tout Emmanuel, c’est le risque de nourrir les violences qui ravagent cette région, les groupes rebelles étant déterminés à percevoir une partie des recettes pétrolières. « La région souffre d’instabilité chronique, les guerres successives ont coûté la vie de six millions de personnes », déclare-t-il. « Ce qu’on voit dans le documentaire, ce sont des agents de Soco ou des personnes agissant au nom de la société qui corrompent les institutions gouvernementales pour enfreindre la législation. On voit aussi clairement les raisons qui poussent les milices à s’intéresser au pétrole. Or, ce sont les deux ingrédients nécessaires à tout conflit. C’est pour cela que la question du pétrole nous préoccupe tant. Notre survie est en jeu. »
Le prince
Emmanuel de Merode est né dans l’ancienne cité de Carthage, en Tunisie, puis il a passé la majeure partie de son enfance à Nairobi, au Kenya. Ses parents travaillaient pour les Nations Unies : son père en tant qu’économiste, sa mère en tant que traductrice. La famille compte d’illustres ancêtres. L’arrière-grand-père d’Emmanuel est considéré comme un héros de la guerre d’indépendance belge de 1830 contre les Hollandais. Un médaillon à son effigie surmonte la statue d’un volontaire de la révolution, mousquet à la main, trônant sur la place des Martyrs de Bruxelles. (Par le titre de « prince » accordé à titre honorifique en 1930, la famille de Merode appartient à la noblesse du pays, non à la famille royale.) Lorsqu’Emmanuel atteint l’âge de 13 ans, ses parents décident de l’inscrire dans un internat en Angleterre. Un choix inadapté. Emmanuel est un étudiant rebelle qui rêve de retrouver la nature sauvage kenyane ; il fugue régulièrement, muni de duvet et sac-à-dos. « Je marchais aussi loin que possible et je dormais dans des fossés », se souvient-il. Un été, un ami de la famille emmène le jeune garçon passer une semaine aux côtés de George Adamson, le légendaire défenseur de la nature surnommé le « père des lions », qui vivait alors dans un campement isolé au Kenya. « Je ne pense pas avoir été d’une grande utilité… J’ai surtout bu du whiskey. » Cette expérience a eu toutefois des répercutions profondes. George Adamson « avait des lions qui venaient le soir ; il allait à leur rencontre et passait du temps en leur compagnie. Pour un enfant, c’est tout à fait fascinant. »
Diplômé de l’université de Durham en 1992, Emmanuel passe ensuite plusieurs années en RDC, dans le Parc national de la Garamba. Il habite dans des villages reculés où il interviewe des braconniers dans le cadre de recherches doctorales sur le commerce du gibier. Quelques années plus tard, il crée et dirige un camp d’écotourisme dans le centre du Gabon. Il espère y conduire des touristes sur le territoire du gorille des plaines de l’Ouest pour financer la préservation de l’espèce. Pour ce projet, Emmanuel est parti de zéro : il a tracé des routes, construit des cabanes et engagé des pisteurs pygmées. « Il a habité le parc vide de toute infrastructure pendant des mois », raconte Jonathan Baillie, aujourd’hui un ami proche qui travaillait alors avec Emmanuel. « Il a contracté le paludisme. Il semblait de ne pas avoir besoin de se nourrir ; on aurait dit un reptile. » Souvent, Emmanuel part randonner des kilomètres dans la jungle pour habituer les gorilles sauvages à la présence de l’homme. « Il s’asseyait auprès de ces gorilles pour qu’ils s’habituent à lui, jour après jour », se souvient Jonathan. « Une charge du mâle : c’est bien le scénario le plus violent et assourdissant qu’on puisse imaginer. Mais il suffit de baisser le regard et de prétendre que tout va bien. Si vous fuyez, il vous attaque. L’idée est de répéter cela jour après jour, jusqu’à ce qu’ils se fatiguent ; alors seulement vous pouvez amener des personnes observer à leur tour les gorilles. » Avec le temps, Emmanuel est parvenu à ses fins et des touristes ont pu voyager à travers la région pour faire la connaissance du grand singe. Alors qu’il travaille en Afrique, Emmanuel retourne de temps en temps en Angleterre pour poursuivre sa thèse. De toute évidence en quête de défis à relever, il y construit un avion à partir d’éléments et du moteur d’une Subaru Legacy.
Il inaugure l’appareil en 2003 à l’occasion d’un vol transatlantique de Toronto jusqu’en France, suivi d’une escale au Kenya. Un voyage inaugural de près de 13 000 km. À bord se trouve sa compagne, Louise Leakey, paléontologue de formation et fille du célèbre défenseur de l’environnement Richard Leakey. Malheureusement, les instruments de navigation de l’avion tombent en panne lorsqu’ils survolent la Corne de l’Afrique, obligeant Emmanuel à atterrir par inadvertance sur la piste d’un aérodrome militaire en Érythrée. Le couple est arrêté et après trois jours de garde à vue, « Louise m’a dit de mentionner mon titre de prince », raconte Emmanuel. Dès lors, ils sont relâchés. C’est au cours de ce périple qu’Emmanuel a demandé Louise en mariage. Curieusement, elle a accepté. Rapidement, Emmanuel est retourné au Congo, avec notamment pour projet de diriger un jour le plus grand parc d’Afrique centrale. « J’ai grandi avec l’image des gorilles de montagne, d’une faune sauvage époustouflante et des plaines du Rwanda », explique-t-il. « J’ai toujours souhaité me rendre aux Virunga. » En 2004, Emmanuel a participé au financement d’une société de préservation de l’environnement appelée Wildlife Direct, qui s’est engagée activement dans les Virunga. À ce moment-là, le parc est dans une situation désespérée : au bord de la faillite, accablé par la corruption ; les rangers ne font même pas le poids face à l’armement des groupes rebelles. Trois ans plus tard, des hommes en armes tuent un gorille mâle à dos argenté, ainsi que quatre femelles gorilles. Le massacre fait la une des journaux du monde entier ; Emmanuel se rend dans la jungle pour constater de lui-même ce qui s’est passé. « J’ai vraiment eu le sentiment que nous avions échoué », dit-il. « Nous étions dans la même situation dans le parc de la Garamba où s’est éteint le rhinocéros blanc. J’avais déjà été témoin de la disparition d’une espèce. Je revivais cette expérience ici-même. »
À l’époque, Honoré Mashagiro, directeur des Virunga, est renvoyé pour son implication dans des massacres. (Il aurait ordonné le massacre de gorilles afin de dissuader les rangers d’enquêter sur sa participation au trafic de charbon dans la région, même si la partie civile ne disposait pas des preuves nécessaires pour le faire condamner.) Mais pour Emmanuel, renvoyer un homme ne peut résoudre les problèmes de corruption endémique et de violence qui gangrènent le parc. « Il y avait de graves négligences dans la gestion de la faune qu’il a fallu attaquer de front », explique-t-il. « Ce n’est qu’en agissant de l’intérieur que j’allais pouvoir changer les choses. » Après en avoir longuement discuté avec Louise (qui vit avec leurs deux filles près de Nairobi et dirige un institut de recherches paléontologiques dans le nord du Kenya), Emmanuel succède à Honoré au poste de directeur des Virunga. « J’ai pris mes fonctions le 3 août. À la fin du mois, une guerre totale ébranlait le parc. »
Au cours de l’été 2008, un groupe de rebelles se faisant appelé le CNDP menace les Virunga. Quelques semaines après l’arrivée d’Emmanuel au poste de directeur, la milice a attaqué et pris possession de la base des rangers. En réponse, les militaires congolais sont intervenus à renfort d’artillerie. Près de 50 rangers se sont réfugiés dans la forêt où nombre d’entre eux ont péri après des jours de marche. D’autres ont survécu en se nourrissant de feuilles et d’argile. Pour la première fois depuis la découverte du parc, le gouvernement n’avait plus aucun contrôle sur les Virunga, ainsi que sur ses populations vulnérables de gorilles et autres animaux sauvages. En 2011, à l’occasion d’une conférence TED, Emmanuel s’est adressé à l’audience : « Je dois l’avouer, je me sentais perdu. Nous n’avions aucune issue. » Craignant une catastrophe, Emmanuel traverse la ligne de front en novembre pour négocier directement avec le chef de la milice, Laurent Nkunda. Un pari audacieux : Emmanuel n’avait encore jamais conclu de marché avec un chef de guerre et Laurent est un homme particulièrement belliqueux. Souvent muni d’un sceptre à tête d’aigle en métal argenté, il se fait appeler « le président » et est accusé de pléthore de crimes de guerre. « Nous leur avons fait passer notre message », raconte Emmanuel. « Ils ont seulement fait savoir qu’ils nous laisseraient la vie sauve. »
« Ici, la conservation se résume en un mot : persévérer. Ne jamais renoncer. C’est très simple. » — Emmanuel de Merode
Emmanuel rencontre Laurent Nkunda dans la maison d’un représentant de l’autorité locale dont le chef des rebelles s’était emparé. Laurent porte une tenue militaire et des lunettes à monture dorée ; des hommes armés de AK-47 montent la garde. Le manteau de la cheminée est orné de fleurs roses. Pendant l’heure qui suit, Emmanuel présente ses exigences. « Je leur ai dit : “Nous n’avons rien à vous offrir, mais nous avons des exigences précises : nous voulons pouvoir envoyer des patrouilles armées et en uniforme dans les territoires sous votre contrôle.” » Étonnamment, Laurent a accepté ces conditions. « Tout s’est déroulé de façon plutôt cordiale. Nous sommes tous deux experts dans l’art du boniment. » Beaucoup s’accordent à dire qu’Emmanuel est d’une humilité sans pareille. Et à dire vrai, personne n’avait encore agi de la sorte pour préserver l’environnement : négocier avec un chef de guerre au risque de légitimer ses actes. Mais quelques semaines plus tard, Emmanuel et un groupe de rangers armés ont passé la frontière menant au territoire des Virunga occupé par les rebelles. Malgré le conflit en cours, ils sont parvenus à recenser la population des gorilles de montagne vivant au sein du parc. Ils s’attendaient à une tragédie : les soldats congolais avaient bombardé la zone et combattaient violemment les rebelles du CNDP sur le territoire même du grand singe. Toutefois, dans la forêt, ils ont enregistré un boom des naissances : dix jeunes gorilles, dont cinq nés de Kabirizi, un vieux dos argenté désormais surnommé « la machine à bébés des Virunga ». « Les bibliothèques sont remplies de théories sur la conservation des espèces », explique Emmanuel. « Ici, la conservation se résume en un mot : persévérer. Ne jamais renoncer. C’est très simple. »
Le pari
Il fait nuit à présent. Emmanuel est installé devant l’âtre en pierre du Virunga Lodge en compagnie de Laura Parker, une Américaine au fort tempérament travaillant pour la fondation Howard G. Buffett. Tous les membres du personnel sont partis, à l’exception du barman ; Emmanuel se prélasse confortablement dans un fauteuil après quelques verres de vin. La nuit avançant, il discute avec Laura de la prise de contrôle du parc par les rebelles du M23 qui plusieurs années auparavant avaient porté un coup dur au CNDP. Les rebelles ayant ravagé les bases des Virunga, les soldats congolais avaient lancé des tirs de mortier à l’intérieur du parc. Pourtant, Emmanuel et les rangers avaient refusé de quitter les lieux : il se souvient encore du vacarme des tirs. « Les bombardements commençaient à 3 h, chaque matin. Nous étions réveillés par l’artillerie. Cela nous rappellait immédiatement à l’horreur de la situation. » Un instant, son regard se perd dans les flammes, comme hanté par ce souvenir. Emmanuel s’assoupit dans le fauteuil avant de prendre congé poliment pour la nuit. Rassemblées sur deux rangs dans la forêt bordant le Lodge, des tentes d’un vert sombre font office de quartiers à l’équipe opérationnelle du parc. Emmanuel occupe l’une d’elles. L’endroit est paisible mais le décor bien austère : un miroir, quelques vêtements, ses uniformes. Les babouins aiment à cabrioler sur le toit des tentes. Le directeur du parc ne dort que quelques heures par nuit, bien qu’il travaille sans relâche tout le jour durant. Son emploi du temps témoigne d’une cadence effrénée. Les premiers jours qui ont suivi mon arrivée dans les Virunga, je l’ai vu prendre en charge une Saint-Hubert gestante, deux avions en panne, un banquier belge et un commandant des forces des Nations Unies venu monter une opération militaire à l’encontre de groupes rebelles. La semaine suivante, Emmanuel devait se rendre à Davos, en Suisse. Il a également pris le temps d’informer le mécanicien du parc que les peintures de certaines Land Rover avaient besoin d’un coup de frais.
Mais le tribut à payer est lourd pour satisfaire aux besoins sans nombre des Virunga : Emmanuel ne voit sa femme et ses filles qu’en de rares occasions. « C’est très dur côté famille », reconnaît-il. Toutefois il n’en dira pas davantage : sa vie privée est un sujet qu’il tend à préserver. Et bien entendu, ce poste a bien failli lui coûter la vie. Au vu de son parcours, Emmanuel de Merode pourrait aisément trouver un emploi grassement payé en tant que banquier, à l’instar de son frère aîné Frédéric, ou encore vivre la belle vie au château de Serrant, héritage familial situé près d’Angers. « Il prend son rôle très au sérieux », explique Jonathan. « Autant de dévouement dans des conditions aussi difficiles sur une si longue période, je ne sais pas comment il fait pour tenir. Il se heurte à des difficultés permanentes ; la plupart des gens auraient déjà craqué. » Howard Buffett m’a un jour confié : « Je ne connais personne comme lui. Il ne panique jamais. » Le globe-trotter se souvenait d’une anecdote à propos d’Emmanuel, au moment où le M23 avançait sur Goma. Alors que les combats débutaient, la ville a été coupée en électricité. Les pompes hydrauliques ayant cessé de fonctionner, une épidémie de choléra menaçait à tout moment de frapper le million d’habitants que compte Goma. Emmanuel a appelé Howard aux États-Unis ; il a expliqué que quatre groupes électrogènes suffiraient à remettre les pompes en service en moins de 48 h. Howard était dubitatif. « Personne ne peut acheminer quatre groupes électrogènes jusqu’à Goma ; pas en cette période. » Malgré tout, Howard a transféré 200 000 $ sur les comptes du parc.
Le jour suivant, une équipe d’ingénieurs congolais accompagnés d’Emmanuel rétablissait le courant alimentant les pompes de la cité. Quelques jours plus tard, un blogueur local écrivait un article à propos du « Miracle des eaux de Goma ». Innocent Mburanumwe, le responsable du secteur sud du parc, a confié à propos de son supérieur : « Pour nous, Emmanuel est un ange, vraiment. » Attention toutefois, l’Afrique centrale est pavée des bonnes intentions de personnes extérieures à la région. La construction de centrales hydroélectriques tout autour des Virunga s’apparente à un travail herculéen. Le seul transport des lourdes charges à travers la RDC sur des routes abîmées et des ponts abandonnés relève de l’exploit. Howard Buffett a engagé 20 millions de dollars pour la construction de la première centrale, mais Emmanuel doit encore obtenir 10 millions de plus de la part de bailleurs de fonds pour mener à bien son projet. Le directeur s’est fait de nombreux ennemis, des criminels et des chefs de guerre pour qui piller le bois et l’ivoire des Virunga serait tâche plus aisée si Emmanuel venait à disparaître. Un nombre effroyable de défenseurs de la nature occidentaux ont connu une fin tragique en Afrique. L’éthologue Dian Fossey a probablement été assassinée par des braconniers. George Adamson, le héros d’Emmanuel enfant, a été tué par des bandits somaliens en 1989. De l’entretien des jeeps au bien-être des rangers, de leurs familles, des gorilles de montagne et des éléphants, en passant par l’avenir du parc en tant que sanctuaire protégé, la grande entreprise des Virunga repose en grande partie sur les épaules d’un seul homme, ce qui ajoute à sa vulnérabilité.
« Cette stratégie n’est pas viable mais il n’existe pas d’autre option », admet Howard. « Je l’ai prévenu : “Si tu disparais, nous disparaissons avec toi.” » Bien entendu, Soco a proposé une vision bien différente de l’avenir des Virunga : celui d’emplois attachés à l’industrie pétrolière et d’argent jaillissant du sol pour venir remplir les coffres du gouvernement congolais. La société a été la cible de nombreuses critiques depuis l’attaque sur Emmanuel et l’abandon des prospections. Cette année, Soco a annoncé qu’elle « n’interviendra pas davantage dans le bloc V ». Elle publiera toutefois les résultats des prospections sismiques réalisées sur le lac Édouard. Si la société venait à mettre en évidence la présence de pétrole sous les Virunga, Emmanuel craint que le gouvernement congolais ne décide de modifier les frontières du parc. Cette situation ne serait pas inédite. En effet, le gouvernement tanzanien a modifié récemment le tracé de la Réserve de gibier de Selous, également classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, pour permettre l’extraction d’uranium. Un grand nombre de pays – dont les États-Unis – ont déjà réduit l’étendue de zones protégées pour accueillir des exploitations minières et pétrolières. En mars dernier, le Premier ministre congolais a d’ailleurs annoncé que le gouvernement réfléchissait à la possibilité « de prospecter judicieusement » à l’intérieur des Virunga. « Il est difficile de parier contre la corruption », déclare Howard lorsque je lui demande s’il pense qu’Emmanuel peut l’emporter. « Si deux personnes montent sur le ring, que l’une d’elles a des gants de fer et peut frapper à tout va, tandis que l’autre doit s’en tenir aux règles, le vainqueur est tout désigné. Tant que Soco trouvera des personnes acceptant de l’aider à contourner la législation, il sera difficile d’en venir à bout. Le combat s’annonce rude. Je ne crois pas qu’il soit exagéré dans le cas des Virunga et de Soco de parler de lutte du bien contre le mal. » Mais Howard d’ajouter : « Emmanuel est notre meilleure chance, je ne parierais sur personne d’autre. »
La centrale
Un après-midi, Emmanuel et moi nous sommes mis en route afin de visiter la première centrale hydroélectrique du parc, actuellement en construction dans une petite ville du nom de Matebe. Un trajet assez rapide depuis la base des Virunga. Les rouages de la justice sont très lents en RDC et les assaillants d’Emmanuel courent encore dans la nature. Aujourd’hui, le directeur du parc est au volant d’une Land Rover argentée. Tandis que nous nous préparons à partir, trois rangers armés de fusils AK-47 montent à l’arrière du véhicule. Il prend désormais cette précaution chaque fois qu’il sort des frontières du parc. « J’ai l’impression de remonter 40 ans en arrière », me dit Emmanuel d’un air mécontent, désignant du chef ses baby-sitters.
Nous partons en direction du nord, sur un chemin de terre transformé par les pluies saisonnières en une traître succession de nids de poule et de crevasses. La rivière Rutshuru qui rejoint le Nil en aval nous apparaît, étincelante à travers la végétation. Emmanuel emprunte un autre chemin et une dizaine de mètres plus loin se dessine son grand projet, ou du moins ses prémices : un canal de béton en forme de V, long comme un terrain de football, au cœur duquel s’activent des douzaines d’ouvriers tandis qu’une grue élève vers le ciel des banches d’acier. Le flot impétueux du Rutshuru temporairement dévié s’écoule dans un canal voisin. Emmanuel félicite un ingénieur congolais. Puis, les deux hommes s’avancent le long du canal, échangeant chaleureusement en français, tandis que les rangers prennent position en trois points afin de sécuriser le périmètre. Il est difficile de ne pas être impressionné par l’ambition démesurée d’Emmanuel. Plusieurs centaines d’ouvriers travaillent d’arrache-pied sur le chantier. Vingt-neuf semi-remorques en provenance du port de Mombasa sont attendus pour bientôt. Les tuyaux qui achemineront l’eau du canal jusqu’aux turbines ont été commandés en Chine. Les turbines de 4 m de hauteur, pesant chacune une centaine de tonnes, arriveront d’Allemagne par bateau. Tous ces éléments distincts doivent s’imbriquer telle la mécanique d’une horloge et l’opération sera répétée à six reprises tout autour du parc. Dès lors que le soleil se couche sur la forêt, des projecteurs s’allument le long du canal. Les ouvriers travaillent 24 h sur 24 pour respecter les délais. « Ici, vous avez un aperçu du potentiel de production », dit Emmanuel en contemplant la rivière bouillonnante. « C’est beaucoup d’énergie, 13 mégawatts. Et il y a ces quatre millions de personnes. Leur vie va complètement changer. Sinon, à quoi bon tout cela ? »
La centrale, ainsi que je le constate, semble répondre à une stratégie anti-insurrectionnelle (construction de routes et de puits pour obtenir le soutien des autochtones), à l’instar des tentatives américaines en Afghanistan. « C’est plus simple de gagner leur appui de cette façon plutôt qu’en massacrant les leurs », explique Emmanuel avec ironie. Près d’une rangée de dortoirs destinés aux ouvriers se dresse une hutte « VIP » en bois à l’intention des visiteurs. À l’intérieur, autour d’une assiette de frites, Emmanuel et moi discutons de Soco. Il n’y a pas si longtemps, me dit-il, des représentants de la société sont venus à l’improviste à Matebe pour faire le tour du chantier. Malgré nos nombreuses conversations, je ne me suis jamais aventuré à demander à Emmanuel l’identité des hommes qui ont essayé de le tuer. Beaucoup de journalistes ont essayé, mais il a toujours refusé de répondre. Or ce jour-là, il m’offre ce qui se rapproche le plus d’une accusation. « Je ne dis pas qu’ils sont derrière cela », dit-il en parlant de la société pétrolière. « Je me suis bien gardé de faire de théorie, mais ils ont lâché les chiens. » Il est très peu probable que Soco ait commandité l’assassinat d’un membre de la noblesse belge. L’hypothèse la plus plausible, comme le suggère Emmanuel, c’est que les agissements de la société (subornation, corruption, collaboration avec de troubles prestataires) ont encouragé des personnes assoiffées de pétrodollars à presser la détente. Au cours des huit dernières années, Emmanuel a développé une grande tolérance au risque ; je lui demande cependant si après cette attaque il a songé à quitter les Virunga. « J’ai examiné toutes les options, mais pouvez-vous imaginer les conséquences pour les personnes qui dépendent de moi ? » me répond-il. « Je dois juste accepter que ce genre de choses peut se produire. Chacun endosse ce risque lorsqu’il rejoint notre équipe. Tout le monde ici l’accepte. Aucun ranger, après une blessure, ne se dit : “Je n’ai pas signé pour ça !” Nous signons tous pour cela. »
Emmanuel poursuit cependant : « Je n’échangerais mon travail pour rien au monde. Notre navire est encore bien fragile. Il prend l’eau de partout. Nous colmatons les fuites en permanence. Nous n’avons aucun instant pour nous reposer, ni baisser la garde. C’est la première chose qu’on se dit au réveil, la dernière à laquelle on pense quand on s’endort ; on y pense même en prenant un verre à 3 h du matin. En même temps, c’est ce qu’il y a de meilleur dans ce travail. Je le tiens très à cœur. Je ne m’ennuie jamais. Cela fait huit ans que je n’ai pas connu l’ennui, pas une seule fois, ni même une seconde. » Le matin suivant, un convoi de camions militaires transportant des dizaines de soldats armés de mitrailleuses et de lance-roquettes débarquent sur le chantier. Ce dispositif de sécurité est dû à la visite inopinée du gouverneur du Nord-Kivu, Julien Kahongya. Le gouverneur, un homme au visage enfantin vêtu d’une chemise en jean, sort d’un véhicule entouré d’un essaim de personnel et de journalistes congolais. Emmanuel le salue puis conduit la délégation le long du canal jusque sur un sentier pentu, bordé de buissons et d’arbres rabougris. Au fond de la vallée apparaît une sorte de piscine immense en béton, le bassin dans lequel s’écoulera un jour la rivière Rutshuru, entraînant les turbines allemandes. Un tractopelle coupe son moteur le temps pour Emmanuel et les ingénieurs de dépeindre la scène : l’eau se déversant, des ampoules éclairant les villages, les activités florissant, et des jeunes gens qui un jour renonceront au fusil d’assaut pour manier de bons vieux outils. « Depuis la fin des combats, chacun prend conscience que le Nord-Kivu résonne au rythme des projets de développement », déclare en français le gouverneur tandis que la visite touche à sa fin. Au moment où Julien Kahongya et son entourage s’apprêtent à partir, des soldats congolais descendent d’une jeep bleue rouillée à l’arrière de laquelle sont gardés trois prisonniers. Les hommes sont crasseux et pieds-nus. L’un d’eux, qui ne doit pas avoir plus de 15 ans, a l’œil enflé. Les soldats poussent en avant les prisonniers ; le gouverneur s’avance alors pour prendre la parole tandis que les journalistes se rapprochent, munis de caméras. La confrontation semble minutieusement orchestrée : les militaires offrent ici un témoignage de leur efficacité dans la lutte incessante contre le chaos dans le Nord-Kivu. « Ils sont probablement des FDLR », me dit Emmanuel à propos des détenus, en faisant référence à la milice rwandaise qui a fait de nombreuses victimes parmi les rangers et mène fréquemment des attaques sanglantes contre les populations à l’entour du parc. « Bref, c’est juste l’occasion pour eux de faire la première page. » Las du spectacle, Emmanuel s’éloigne et vient s’appuyer contre le bord du bassin en béton. Le tractopelle s’est remis en marche. Il l’observe soulever un godet de terre, poursuivant la longue tâche à venir.
Traduit de l’anglais par Audrey Previtali d’après l’article « The Last Stand in Africa’s Most Dangerous Park », paru dans Men’s Journal. Couverture : Le parc national du Virunga.