Au fond du vallon, difficile de voir où on met les pieds, et le gros adjoint du shérif qui marche derrière moi trébuche, dérape et manque de tomber, son imposant M14 dans les mains. Invisible mais reconnaissable à son bruit, un avion de surveillance appartenant à la California Air National Guard passe au-dessus de nos têtes. Nous faisons halte dans une prairie seulement éclairée par la Lune.
Un garde-chasse à la moustache fournie armé d’un fusil à pompe se dissimule derrière un sapin. Un autre rampe derrière la souche d’un chêne, le visage dissimulé sous une cagoule et paré d’un fusil d’assaut M4 sur lequel il a peint ce qui ressemble à des feuilles de cannabis. Une oreillette grésille. Nous retournons dans les bois, où le chemin se fait de plus en plus pentu. Nous progressons dans l’obscurité, tâtonnant comme des aveugles dans une pièce inconnue. Alors que le ciel vire au violet, nous trouvons la trace d’autres hommes : une bouteille de sauce, une tasse de camping, une odeur d’excréments. Plus loin, quatre tuyaux noirs sortent d’un puits recouvert d’une bâche et serpentent à travers les bois – ils nous indiquent où les fermiers s’approvisionnent en eau. Le jour se lève à présent et nous décidons de nous arrêter. « J’ai pris d’assaut les plantations de fermiers encore pétés à la tequila Patrón à neuf heures du matin », chuchote l’homme cagoulé. « Ils ne nous ont pas entendu arriver. » Nous descendons la colline, avant de la remonter sur quelques mètres. Et là, enfin, nous tombons sur les plants de marijuana. Il y en a des centaines, qui constellent le versant sud de la colline d’un vert émeraude, dans la pâle lueur de l’aube. Ils nous arrivent aux genoux, et leurs bourgeons font la taille d’une capsule de bière. L’homme cagoulé nous montre un petit chemin qui se faufile à travers le champ. « Nous sommes dans leur campement », chuchote-t-il. Puis il s’élance entre les arbres, son M4 sur l’épaule, et hurle : « Policía ! Policía ! »
La revanche du shérif Allman
Quelques heures plus tôt, alors qu’il faisait déjà nuit, j’avais rejoint une douzaine de flics de l’équipe du SWAT du comté de Mendocino et d’autres services de police. Ils étaient sur le point de prendre d’assaut une grande plantation de marijuana cachée dans la Mendocino National Forest – un terrain appartenant à l’État –, en Californie du Nord. Forts et charpentés, les hommes étaient équipés comme des Navy SEALs – lunettes de vision nocturne, gilets pare-balles, fusils d’assaut –, bien qu’ils soient plus habitués à défoncer des portes qu’à participer à des opérations furtives. Pendant la marche, la plupart d’entre eux pestaient contre les chemins accidentés que nous empruntions au beau milieu de la forêt. Envoyer des représentants de la loi dans des raids nocturnes en pleine nature pour reconquérir des terres publiques était un phénomène nouveau dans la guerre contre la drogue. Pas forcément le plus sûr, leurs proies de cette nuit se trouvant être des hommes armés et dangereux. D’après les porte-paroles du Service des forêts, les rapports de la Maison Blanche sur le sujet et les articles publiés un peu partout – du New York Times aux blogs républicains –, des gangs mexicains armés jusqu’aux dents cultivent en masse du cannabis sur plusieurs terrains publics à travers toute la Californie.
Nombre d’entre eux entretiennent des liens avec des organisations sanguinaires comme le cartel des Zetas ou celui de Sinaloa. Selon plusieurs de ces sources, ils auraient migré vers le nord au lendemain des attaques du 11 septembre, lorsque des normes de sécurité plus strictes ont rendu plus difficile encore le transport de drogues du Mexique vers les États-Unis. Même si les preuves accréditant la thèse des liens avec les cartels sont rares, peu de doutes subsistent quant à la présence de fermiers mexicains dans les bois de Mendocino. Ils y œuvrent depuis la fin des années 1990. Même si hommes et argent traversent régulièrement la frontière américano-mexicaine, la DEA (Drug Enforcement Agency) pense que les fermes installées sur les terres appartenant à la Californie sont gérées par des gangs mexicains indépendants et de taille modeste, basés sur le sol américain, qui emploient des sans-papiers pour se charger du labeur quotidien. Ces trafiquants de drogue sont responsables de la montée de la violence et des dégradations environnementales, dans ces terres reculées de la Californie. Au cours de la dernière décennie, ces fermiers illégaux qui opèrent à diverses endroits de l’État ont pris en otage des biologistes travaillant pour le Bureau d’aménagement du territoire américain et ont tiré sur des randonneurs et des adjoints du shérif. Selon plusieurs témoignages, ils auraient également tiré sur des gardes-chasse et des kayakistes.
En 2010, plus de quatre millions et demi de plants de cannabis ont poussé sur des terres publiques, la plupart en Californie. Le prix de revente de cette récolte faramineuse tourne avoisine onze milliards de dollars – soit l’équivalent du produit intérieur brut d’un ancien pays de l’Union soviétique. Mais c’est dans la région de la Mendocino National Forest, où prospèrent des dizaines de fermes illégales, que la situation est la plus désespérée. Longue et étroite, sa forme évoquant un piment, la « Mendo » dispose de millions d’hectares laissés sans surveillance. Tous sont parfaitement approvisionnés en eau, établis sur des versants orientés vers le sud et situés non loin de routes et d’autoroutes aisément accessibles et en excellent état. En 2010, les autorités ont trouvé plus de marijuana dans les environs du comté de Mendocino – qui englobe une bonne partie de la forêt, des terres du Bureau d’aménagement du territoire, des réserves indiennes, ainsi que des villes comme Willits, Ukiah et Fort Bragg – que la DEA a pu en saisir dans trente-cinq autres États : plus d’un demi-million de plants. Valeur à la revente : 1,5 milliards de dollars. Les sommes en jeu ont fait des terres reculées de la Californie un territoire prisé : les fermiers n’hésitent plus à menacer les chasseurs de daim et tirent à vue dès qu’un garde forestier approche de leur fief. En 2006, Robert Corey Want et Ivan Tillotson Jr, deux membres d’une tribu indienne, ont été tués par des cultivateurs de cannabis implantés sur la réserve de leur tribu. Deux ans plus tard, dans le comté de Lake (qui couvre une partie de la Mendo), un superviseur du comté du nom de Rob Brown a découvert deux hectares de culture clandestine sur sa propriété de trois-cents hectares. L’un d’eux était truffé de trous de loup, ces pièges qui consistent à tapisser le fond d’un trou de pieux acérés, avant de le recouvrir d’une bâche camouflée par des feuilles et du bois.
« Ces gens chient dans notre jardin ? On va leur botter le cul. » — Shérif Allman
De nombreux habitants de la région sont terrorisés et ont tout bonnement cessé d’arpenter des sentiers qu’ils empruntaient depuis l’enfance, alors que le nombre de batailles rangées à l’arme automatique entre les autorités et les fermiers ne cesse d’augmenter. En juillet 2010, un adjoint du shérif a abattu un fermier de 24 ans du nom d’Angel Hernandez-Farias au cours d’une opération menée dans les bois. Trois semaines plus tard, les policiers de Mendocino ont attaqué un autre champ de cannabis et tué un fermier qui brandissait un fusil. Cet été-là, d’autres cultivateurs ont été tués au cours d’opérations similaires dans les comtés voisins. Un degré de violence sans précédent dans une région qui fut autrefois une enclave de hippies, de cultivateurs de poires et d’ermites en tous genres.
En août 2010, la colère des habitants s’est exprimée lors d’une meeting avec les superviseurs du comté organisé à Covelo, une petite ville qui s’étend à l’orée de la forêt de Mendocino, réputée pour sa production conséquente de drogue. Paul Trouette, un commissaire en charge de la pêche et de la chasse, revenait ce soir-là d’une équipée de trois jours dans les bois, et disait avoir vu « des convois de véhicules qui ressemblaient à ceux qu’utilisent les cartels hispaniques sur les routes ». Un commerçant s’est plaint que la forêt était tombée aux mains « d’envahisseurs armés ». Deux propriétaires de ranch et une institutrice ont révélé avoir été pris pour cibles par les tirs de plusieurs fermiers. Fou de rage, un autre éleveur a demandé à ce que les superviseurs déclarent la zone en état d’urgence et appellent à l’aide la garde nationale pour nettoyer la forêt, une décision sans précédent dans l’histoire des États-Unis. « C’est une occupation », a ajouté l’éleveur nommé Chris Brennan. « On m’a tiré dessus. Ils déciment la population de daims. Ils empoisonnent les ours. Autant changer de nom et rebaptiser l’endroit la “forêt nationale des cartels”. » Sur le point d’avoir à gérer une véritable révolte, le shérif du comté de Mendocino – un homme sociable et malicieux, jamais contre un passage à la télé – leur promit de mener une guerre au sein de sa forêt, au cours de la période de végétation de l’été 2011. Peu après le meeting de Covelo, Allman est allé frapper à toutes les portes de Washington à la recherche d’argent et de matériel pour sa grande opération anti-drogue, l’une des plus importantes dans l’histoire de la Californie.
La « Full Court Press », comme il a baptisé son raid, rassemblerait tout l’appareil étatique de lutte contre les narcotiques : trois-cents policiers, des soldats, des agents de la DEA, du Bureau d’aménagement du territoire et du Bureau des douanes et de l’immigration, le Service des forêts, six bureaux de shérif et plus d’une douzaine d’autres agences… Sans oublier un escadron d’hélicoptères Black Hawks et d’avions de surveillance assortis d’imagerie satellite, des analystes au service d’agences de renseignement et une poignée de patrouilleurs, tous prêts à arrêter le moindre fermier assez fou pour se croire capable d’échapper au piège tendu par le shérif de Mendocino. « C’est le moment de vérité », m’a dit Allman quand je l’ai rencontré au début des opérations en juillet 2011. « On en a assez de perdre l’argent des touristes, de perdre nos chasseurs, nos ressources naturelles, notre eau et notre faune. Ces types chient dans notre jardin ? On va leur botter le cul. »
Soupçons
Le shérif Allman a une belle bedaine, une moustache de flic typique et des yeux d’un bleu verre de mer. Représentant de la loi depuis trente-et-un ans et shérif depuis six, il dirige la police de Mendocino depuis son bureau rempli de paperasse où surnagent des munitions d’artillerie longues comme un avant-bras. Une photo encadrée des acteurs des Incorruptibles, dédicacée par Kevin Costner, trône en bonne place sur le mur. Allman, 51 ans, a des allures de Sean Connery, qui incarne un policier rompu aux histoires de rue dans le film de Brian de Palma. Allman est coriace, Allman est intelligent, et Allman a de la bouteille : il a entraîné la police du Kosovo dans les années 1990 et, trait rare parmi les policiers que j’ai pu rencontrer, il aime citer Voltaire.
Autre excentricité, Allman ne pense pas que la culture du cannabis soit une mauvaise chose. Parmi ses plus grandes réussites, on compte un programme imaginé en 2009, qui consiste à donner un accord officiel pour certaines plantations sur des terrains privés. Il en a eu l’idée en 1996, quand les Californiens ont voté la Proposition 215, qui autorise les habitants à cultiver et posséder de l’herbe pour usage médical. La loi permet également aux comtés d’imposer leurs propres standards quant à la quantité autorisée, et Mendocino est l’un des plus laxistes sur ce point : vingt-cinq plants pour quiconque possède une ordonnance et quatre-vingt dix-neuf pour une coopérative médicale. Mais Allman est allé encore plus loin. Dans son programme, tout cultivateur doté d’une ordonnance de son médecin doit se procurer des attaches Tyrap au bureau du shérif. Les Tyrap sont fixées au pied des plants, aussi le shérif peut-il facilement savoir quels plants sont légaux et lesquels ne le sont pas. À Mendocino, beaucoup sont illégaux. Après la validation de la Proposition 215, le marché de l’herbe en Californie s’est changé en un joyeux mélange de cultivateurs agréés par les médecins, de malades dotés une ordonnance les autorisant à posséder des cultures – mais vendant malgré tout une partie de leur récolte au marché noir –, et de fermiers clandestins opérant dans le plus pur mépris de la loi.
En 2005, un journal local de Mendocino a estimé que la culture du cannabis pesait pour deux tiers dans l’économie de la région – environ 1,5 milliards de dollars par an. Depuis le balcon de mon hôtel à Ukiah, lorsque le vent souffle dans la bonne direction, le parfum de la skunk me parvient aux narines, l’odeur de la matière première la plus lucrative du comté. Pour Allman, les Tyrap imposeraient un peu d’ordre dans un paysage chaotique : les petits producteurs qui travaillaient dans le cadre de la loi seraient connus de tous, ce qui permettrait aux forces de l’ordre de se concentrer sur ceux qui sont dans l’illégalité. « Pour vingt-cinq plants, on ne sort même pas l’hélico », me confie Allman dans son bureau d’Ukiah. « Je connais certains Républicains – des mecs qui voteraient pour Nixon s’il était encore en vie – qui possèdent vingt-cinq plants dans leur jardin. »
Néanmoins, c’est une position difficile à tenir pour un policier. Allman s’occupait de délivrer des autorisations à certains cultivateurs alors même qu’il fomentait en parallèle une opération paramilitaire de grande envergure contre d’autres. Un grand écart qu’aucun autre représentant de la loi américain n’a jamais eu à réaliser (à l’automne 2011, à la suite d’un raid de la DEA dans une coopérative locale et de menaces de poursuites judiciaires contre le comté provenant du bureau du procureur, Allman a cessé de fournir des Tyrap aux coopératives). Quoi qu’il en soit, pour lui, le topo était clair : les véritables ennemis occupaient les bois. « Ce n’est pas de la marijuana destinée à un usage thérapeutique », m’explique Allman. « C’est un territoire public. C’est la cinquième année de suite que les touristes nous disent qu’ils ne viendront pas parce que nos forêts ne sont pas sûres. Je vais faire des courses le soir et je vois des gens avec des caddies remplis de haricots, de tortillas et de riz. Ce ne sont pas des gens du coin. Ils sont là pour une seule raison : se faire du fric. Y réfléchissent-ils à deux fois avant de jeter leurs déchets ou d’utiliser leurs pesticides pour rendre leurs plants toujours plus gros ? Non, parce que pour eux, la forêt n’est rien d’autre qu’un terrain fertile. »
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Peu après avoir conversé avec Allman, j’ai rencontré John Pinches, un éleveur qui habite non loin de Laytonville, et qui officie également comme superviseur du comté de Mendocino. Pinches, la soixantaine, est chauve et rond comme un bonhomme de neige. Il a un faible pour les boucles de ceinture énormes. Conservateur, il est plutôt favorable à la légalisation mais voit la présence des fermiers dans la forêt comme un fléau. En tant que superviseur, il a proposé l’interdiction de transport de matériaux tels que les tubes d’irrigation en plastique – indispensables aux cultivateurs d’herbe éloignés des sources d’eau – dans la forêt de Mendocino. Des points de contrôle gardés par des représentants de la loi aideraient à faire respecter cette interdiction et, selon ses prévisions, réduiraient de 90 % la culture illégale de cannabis. Son idée n’a pas été appréciée par le Service des forêts, m’a avoué Pinches. Selon lui, l’agence n’a pas voulu embaucher pour mettre en place le projet. « Ils sont assis sur leur cul dans leurs jolis pickups verts, pas en train d’arpenter la forêt », me dit-il. « Là, je parle de nous, les citoyens – cultivateurs d’herbe honnêtes, métallurgistes, barmans – qui reprenons le contrôle de notre forêt. On en a assez. » Critiquer le Service des forêts est une spécialité locale. C’est sur ses terres que se cultivent une bonne partie des plants illégaux, mais l’agence, en sous-effectif et très mal financée, n’est pas suffisamment équipée pour patrouiller sur l’ensemble de son territoire ou mener des opérations de maintien de l’ordre. En 2009, des membres du service ont conseillé à des randonneurs de « presser le pas » s’ils tombaient sur « des campeurs mangeurs de tortillas, buveurs de Tecate ou amateurs de chansons hispaniques » – de potentiels cultivateurs de cannabis, possiblement armés.
À la différence des autres équipes décidées à défendre l’environnement, Trouette et ses compagnons sont armés de fusils d’assaut.
Sans surprise, les membres du Service des forêts assurent faire tout ce qui est en leur pouvoir. « Nous faisons tout ce que nous pouvons pour diriger nos efforts dans la bonne direction – et la bonne direction en Californie, c’est la culture du cannabis », affirme Scott Harris, l’agent spécial responsable de la région Pacifique-Sud-ouest au Service des forêts, juste avant une réunion au sujet de l’opération Full Court Press à laquelle seuls les policiers ont le droit d’assister. « Si on remontait quatre ans en arrière, nous aurions probablement eu la moitié du staff actuel pour régler le problème de Mendocino », m’assure Lee Johnson, le garde-forestier du district. « Nous commençons à mesurer l’étendue du problème, et on a reçu un soutien logistique pour résoudre cette affaire. » Pinches n’est pas le seul habitant à n’en plus pouvoir.
Quelques jours plus tard, assis dans le café d’un centre commercial, je rencontre Paul Trouette, le commissaire en charge de la pêche et de la chasse qui avait prévenu les superviseurs au sujet d’une « activité qui ressemble à celle d’un cartel » dans la forêt. Physique râblé, cheveux ternes, Trouette est propriétaire d’un bar qui ne sert que du café et des jus de fruits. Il a récemment formé un groupe de volontaires prêts à nettoyer la forêt des planteurs de cannabis. Une ferme de cinquante mille plants de marijuana – du jamais-vu il y a dix ans mais du menu fretin de nos jours – est une vraie bombe environnementale. Les fermiers rasent la forêt sur des hectares entiers et siphonnent les nappes phréatiques. Ils aspergent leurs plantes de pesticides toxiques et sèment des appâts à l’arsenic pour éliminer les animaux susceptibles de dévorer leurs bourgeons. Reconditionner un espace passé entre les mains des fermiers coûte environ quinze mille dollars – une somme prélevée sur les comptes publics. Jusque là, Trouette et sa bande sont parvenus à reprendre possession de deux sites dans la forêt de Mendocino, nettoyant la zone de près d’une demi-tonne de détritus, d’outils de jardinage et d’équipement de camping, transportant le tout à l’aide d’un hélicoptère. À la différence des autres équipes décidées à défendre l’environnement, Trouette et ses compagnons sont armés de fusils d’assaut. Plusieurs de ces volontaires sont d’anciens policiers, et comptent un expert en matières dangereuses ainsi qu’un spécialiste des pièges dans leurs rangs. Trouette me dit que les autorités locales lui assurent leur soutien. Je lui ai demandé ce qu’il se passerait s’ils tombaient nez-à-nez avec un gang de fermiers armés jusqu’aux dents.
« Nous ne sommes pas des mercenaires ou une milice », dit-il. « On reconditionne des zones jonchées de déchets. » Mais, avoue-t-il, « il y a eu des affrontements. On ne les cherche pas, mais on ne se défile pas. C’est notre terre. On veut pouvoir se promener avec nos familles et nous amuser tranquillement. On veut pouvoir pêcher et on veut que les daims se sentent à leur aise ici. On ne va plus supporter cela longtemps. Si tu es entré ici illégalement, bravo, tant mieux pour toi. Mais si tu commences à commettre des délits et à vouloir nous intimider, sois certain que ça ne durera pas éternellement. » Plusieurs groupes de ce type sillonnent la forêt de Mendocino, m’assure Trouette, et « ils ont la situation bien en main ». Puis il scanne le centre commercial avec suspicion. La majorité des clients ce jour-là semblent être des mères de famille, traînant derrière elles des hordes de gamins. Un vieille dame s’installe à côté de nous avec son petit-fils. « C’est louche », dit Trouette. « On pourrait facilement m’abattre sur le bord de la route. »
Raid nocturne
Pour accompagner l’équipe de la Full Court Press au cours d’une opération nocturne, j’ai suivi l’adjoint du shérif jusqu’au Golden Ram, un ranch immense dédié à la chasse, situé en bordure de la forêt de Mendocino. Peu après minuit, nous avons garé notre véhicule dans un champ rempli de voitures de policiers. Un campement de tentes militaires, des toilettes de chantier et un générateur électrique de la taille d’un camion sont disposés dans un coin discret, au bout de la zone. Dans les phares du 4×4 du shérif, une douzaine de policiers en tenue de camouflage et en gilets pare-balles encastrent des chargeurs au bas de leurs M4.
D’autres étudient des plans du site, certains constellés de punaises colorées, conséquence d’une longue comparaison entre ces dessins topologiques et des photos prises par satellite. La plupart de ces hommes font partie du SWAT de Mendocino – des armoires à glace, moustachus et lourdement armés –, mais c’est un garde-forestier du Bureau d’aménagement du territoire au crâne surmonté d’un chapeau aux bords distendus qui joue le rôle du leader. Non loin de là, sur le côté, se tient l’homme à la cagoule. « — Vous êtes tous au courant de la merde rose qu’ils foutent dans l’eau, hein ? demande un flic du SWAT. Ça vous tue en une demi-heure. — Qu’est ce que c’est ? — C’est mortel, me répond-il. Ça vient du Mexique. Si tu vois un animal mort, éloigne-toi. — “Las manos arriba”, dit un autre policier. C’est tout ce que je dois retenir. — Ça veut dire quoi ? interviens-je. — Les mains en l’air. » Nous rejoignons rapidement un convoi de cinq camions qui démarrent de concert, soulevant une épaisse poussière, si dense qu’il nous est difficile de voir le véhicule qui nous précède, à l’exception de la faible lueur de ses phares arrière. Je suis monté dans la voiture de Mike Davis, un sergent du bureau du shérif, accompagné d’un molosse de quarante kilos : Dutch. Les exploits de ce chien sont légendaires. Il a été poignardé à la gorge par un cultivateur de plants de cannabis qu’il venait de plaquer au sol. « Les gars à qui on a à faire sont au plus bas de l’échelle », m’explique-t-il alors que nous subissons les cahots de la route. « Ils arrivent au début du printemps et cultivent en mode guérilla. Après quoi leur boss se pointe en mini-van une fois par semaine et leur donne rendez-vous à un endroit et une date bien précis – avec son joli chapeau de cow-boy tout neuf et ses boots au bout chromé. Il se gare et jette des tortillas et des œufs aux ouvriers qui essaient de les attraper. Ces mecs sont très organisés. Ils ont un circuit entier de petites plantations et de nombreux campements. » « Depuis que je suis flic, on les effraie avec un hélicoptère afin de les dissuader de continuer », poursuit Davis. « Et puis on débarque et on arrache les plants. Les citoyens nous demandent sans cesse de leur rendre leurs terres, mais courir après ces mecs, c’est super dangereux. Tu tombes sur un type dans une manzanita, il te sort un AK-47 et t’as pas le temps de savoir s’il va t’épargner ou non parce que t’es officier de police. »
Le convoi fait halte sur le bord de la route. Les hommes se réunissent, vérifient leurs fusils et enfilent leurs lunettes de vision nocturne. Le plan est de suivre un chemin long de plusieurs kilomètres au milieu d’un terrain difficile et pentu, afin d’atteindre les plantations de marijuana qui poussent sur les terres du Bureau d’aménagement du territoire, à l’orée de la forêt de Mendocino. Après avoir reconnu le site, l’équipe du raid interviendra juste avant le lever du soleil et arrêtera les fermiers. Si tout se passe bien, personne ne sera blessé. À la fin, les membres de l’opération seront hélitreuillés deux par deux. Un problème subsiste. Malgré les informations réunies, personne ne sait combien de cultivateurs se trouvent dans la plantation que l’équipe est sur le point de prendre d’assaut – ni s’ils sont bien armés. « S’il arrive quoi que ce soit, jetez-vous à terre », me chuchote Bob Farrell, le garde-chasse armé d’un le fusil à pompe. Les hommes progressent lentement. La forêt a cette odeur étrange, celle d’une chapelle dans laquelle on aurait brûlé trop d’encens. À la lueur de la lune se dessinent les silhouettes majestueuses des pins et des sapins. L’avion de la National Guard veille sur nous depuis les airs, scrutant nos moindres mouvements. Le pas mal assuré alors qu’il descend le ravin derrière moi, un adjoint glisse sur une pierre. Je sens sa main sur mon épaule. « Ne trahis pas notre position », dit-il en pointant la lumière orange de mon dictaphone, qui enregistre tout ce que nous disons.
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Deux heures plus tard, le ciel au-dessus de la canopée a pris une couleur de lait. Je distingue à présent les troncs des manzanitas, ridés comme des robes froissées. Des emballages, des paquets de cigarettes vides et des poêles à frire jonchent le sol. Tortillas trempées et œufs pourris complètent le tableau.
L’homme-cagoule tire une couverture et un énorme rat au pelage brun s’échappe précipitamment d’un lit, tombe au sol et détale en direction des buissons. Un autre rat est allongé plus loin, la tête prise entre les mâchoires d’un piège en acier. Tout ce qu’on voit ici a été amené par l’homme, à la fin d’une longue marche semée d’embûches qui s’achève, pour les plus courageux, par un boulot misérable de six mois consistant à arroser sans trêve des plants de cannabis. Les occupants, vu les piètres défenses qui entourent le camp, comptaient revenir, soit ici, soit ailleurs : les fermiers clandestins retournent souvent sur les mêmes lieux, encore et encore. Le garde-chasse du Bureau d’aménagement du territoire note quelque chose sur son calepin et donne un coup de pied dans un seau d’engrais. Puis il remonte le chemin et se dirige vers l’hélicoptère. « Ils ont pris peur », dit un flic, assis à flanc de colline. Les hommes sont dispersés dans la poussière, leur équipement ramassé en un tas désordonné. Un membre du SWAT se plaint des heures supplémentaires, un autre de son mal de dos. Presque aucun plant n’a été détruit. Les membres de l’équipe d’arrachage – souvent des saisonniers – sont censés rappliquer d’une minute à l’autre. Peu après, j’entends le son des pales de l’hélicoptère. Il descend lentement, son souffle décoiffant les manzanitas alors qu’il dégage la zone des membres de l’opération. Dutch aussi est évacué : muselé, il semble mal à son aise. Quand vient mon tour, je m’accroche au câble d’acier et m’agrippe solidement, contemplant la forêt qui s’étend sous mes bottes.
Le vent tourne
Peu après le raid, je me rends à l’aéroport du comté à Ukiah pour participer à un repérage de plantations dans le cadre de la Full Court Press. Alors que je me gare, un hélicoptère Black Hawk décolle vers des collines au teint brun-gris, et un Kiowa fait chauffer ses moteurs sur le tarmac. Son pilote, Josh McMinn, un jeune homme roux membre de la Garde nationale californienne, a effectué deux vols de combat en Irak, et un autre en Afghanistan. Lui et son copilote, le capitaine Pete Faeth, ont le profil idéal pour le job – McMinn a un œil d’expert. Alors que nous décollons et volons au-dessus d’Ukiah, il m’indique les plants d’herbe sous nos pieds. « Ça, c’est une plantation 215 », hurle-t-il, utilisant l’abréviation commune pour désigner les plants légaux de cannabis thérapeutique. Une vingtaine de plants grands comme des arbres de Noël, au milieu d’une clairière entourée de chênes, sont alignés de façon brouillonne. Plus loin, McMinn me montre le lopin personnel d’un fumeur, caché derrière un ranch, puis un autre dissimulé au milieu de vignes. Quelques minutes plus tard, nous survolons les terrains d’une entreprise d’abattage d’arbres. Tout un flanc de la colline a été rasé, laissant apparaître une terre nue et craquelée, piquée d’une vingtaine de plants ressemblant à de mauvais implants capillaires. Vu du ciel, Mendocino semble envahi par les mauvaises herbes.
« Ces types font pousser leurs plantes dans des endroits inattendus : à trois mille mètres d’altitude ! » — Laura Mark
McMinn pense avoir repéré une culture clandestine au cours d’une mission précédente : nous prenons la direction du nord pour en avoir le cœur net. L’ombre de l’hélicoptère glisse sur la canopée alors que le vent s’engouffre dans l’habitacle de l’hélicoptère. Faeth confirme l’existence d’un sentier. Au cours d’une opération récente, il a embarqué son VTT à l’arrière d’un hélicoptère pour ensuite tracer la route parmi les arbres. « Un peu de G, par ici », dit McMinn, forçant le Kiowa à prendre un virage serré afin de le positionner parallèle au sol. Puis il fait un geste en direction du sol. D’abord, je ne vois rien. Et puis les plants se matérialisent, des pousses vertes au milieu des couleurs ternes de la forêt. Du travail de professionnel, des centaines de plants parfaitement dissimulés parmi les arbres. Il y en avait sûrement beaucoup plus dans les environs. McMinn reste à haute altitude, afin d’éviter d’effrayer les fermiers, et note les coordonnées du site. Les équipes d’Allman interviendront bientôt, ajoutant cette zone au bilan de l’opération de l’été 2011 du Full Court Press : 632 058 plants seront finalement arrachés, sur cinquante-six sites (bien plus qu’en 2010), ainsi que près de vingt-cinq mille kilos de déchets, vingt-cinq kilomètres de tuyaux d’irrigation, trente-huit pistolets, fusils d’assaut et autres armes. Les autorités ont également arrêté cent cinquante-neuf fermiers, dont la plupart se trouvaient être en situation irrégulière. Ils ont été accusés de plusieurs infractions, parmi lesquelles culture clandestine de cannabis, port d’arme illégal et violations des lois sur l’immigration.
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Cependant, à la fin de l’opération au début du mois d’août 2011, il y avait de grandes chances que les gangs reviennent dans la forêt de Mendocino ou s’installent dans le comté voisin, avant d’être à nouveau chassés. C’est ce qu’Allman appelle « l’effet ping-pong ». Les trafiquants mexicains avaient fini par dominer tout un pan du business de la revente du cannabis, autrefois aux mains de petites frappes aux cheveux longs, et avaient amené le zèle capitaliste dans un marché à priori saturé. Ils emploient des éclaireurs, des chauffeurs, des luncheros qui approvisionnent les plantations en nourriture et en matériel, et des armées de petites mains pour récolter l’herbe. Ils ont mis en place des camps très élaborés, des sites de végétation, des points de déchargement pour le réassort, et ils ont passé des mois à éviter les raids de la police et les vols de surveillance. Aussi sournois qu’un cancer, ils ont repoussé les ambitions d’éradication des autorités : en postant des gardes armés non loin de leurs cultures et en plantant tôt dans la saison pour prendre de court les policiers. Ils sont mêmes parvenus à faire fleurir les plantes deux fois par saison, un tour de magie horticole qui a mystifié les autorités.
« Ces types font pousser leurs plantes dans des endroits inattendus : à trois mille mètres d’altitude ! Même pas besoin de se trouver sur le versant sud », me raconte Laura Mark, agent spécial du Service des forêts forte d’années d’expérience, spécialisée dans la recherche de ces fermes de cannabis. « Ils ont brisé les codes, ils changent de tactique. Quand on a commencé, ils détalaient comme des lapins en nous voyant. Maintenant, non seulement ils nous tirent dessus, mais ils montent des tours de garde et installent des pièges, dont certains peuvent être actionnés à distance. Leurs commanditaires leur disent : “Protégez le matos à n’importe quel prix.” » Voici la clé de voûte de toute cette organisation : cultiver de la marijuana dans une zone telle que la forêt de Mendocino est un excellent calcul économique. Même un cultivateur médiocre pourrait extraire un demi-kilo d’herbe tout fait consommable d’une plante qui aurait poussé ici. Au prix de revente de cinq mille dollars le kilo, une plantation relativement modeste de dix mille plants peut rapporter vingt-cinq millions de dollars. Avant les assauts nocturnes, le gouvernement avait pour habitude d’envoyer sur place des hélicoptères, des avions et des agents de la DEA armés jusqu’aux dents. Le Service des forêts a récemment dépensé cent mille dollars pour deux drones SkySeer UAV afin de repérer les cultures illégales. Le laboratoire en charge du développement des jetpacks de la NASA a mis au point un logiciel capable de compiler les données du système d’information géographique pour déterminer l’emplacement des points d’eau susceptibles d’être utilisés par les fermiers. On a même fait venir l’armée dans de nombreux États pour tenter de persuader les cultivateurs de se reconvertir dans une activité moins lucrative. Mais au cours des dix dernières années, le nombre de plants de marijuana saisis sur les terres publiques n’a cessé d’augmenter. « On a des forêts, des montagnes, l’accès à la mer, un Office Depot… Tout est à disposition », explique Brent Wood, un agent spécial travaillant au Bureau des narcotiques de Californie. « Pourquoi risquerait-on de transporter de la marijuana de qualité à travers la frontière quand on a la possibilité de la faire pousser ici, et de la ramener dans la Central Valley pour la remettre à ceux qui s’occupent de la distribution ? C’est un bon calcul. Ces types sont avant tout des businessmans. » Des businessmans qui commencent à étendre leur réseau vers l’est. En juin 2008, le Service des forêts a découvert une méga-ferme de trois cent soixante mille plants dans la Cherokee National Forest, au Tennessee, la plus grosse découverte de ce genre de cultures sur des terres publiques. En 2010, les autorités ont mis la main sur douze fermiers hispaniques et détruit une plantation de cinquante mille plants dans une forêt du Wisconsin.
Un mémo interne du Service des forêts stipulait que cette même année, des gangs mexicains, professionnels du commerce de la drogue, avaient pris d’assaut le Michigan et le Wisconsin, et que le personnel en charge du maintien de l’ordre au sein de l’agence n’était « absolument pas prêt » à faire face à une telle opposition. Sur une carte du Service des forêts retraçant l’évolution de la menace sur une période de dix ans, on suit le souffle d’un vent fort qui balaie le pays de la Californie vers le Midwest, dispersant sur son passage des graines de cannabis. Ce vent est la matérialisation sur une carte colorée des dix-sept millions de fumeurs de marijuana que comptent les États-Unis d’Amérique.
Jesús
J’ai passé mon dernier jour en Californie à Fresno, en territoire ennemi. Bien que beaucoup de choses ont été écrites à propos des liens supposés entre les cultivateurs et les cartels mexicains, ni le shérif Allman, ni l’agent spécial Wood – du haut de ses quinze années d’expérience –, ne valident ces rumeurs. À Ukiah, Allman m’avait montré les photos de l’autopsie d’Angel Hernandez-Farias, le fermier tué par son adjoint au cours d’une opération. Le corps pâle et sans vie de Faria était allongé sur une table grise. Sa tête, tournée sur le côté, suivait un angle bizarre. Il avait déjà été arrêté auparavant, pour avoir transporté de la marijuana. Il avait un fils, et travaillait également chez un vigneron. « Si nous leur injections à tous du sérum de vérité, je ne pense pas qu’ils nous diraient : “Oui, on bosse avec le cartel de Juarez.” » me dit Allman. « Ce ne sont que de pauvres gens à qui on a promis : “Si vous nous fournissez une bonne récolte, vos familles recevront des compensations.” »
Néanmoins, le fonctionnement de ces gangs reste opaque. Dans l’espoir d’y voir un peu plus clair, je suis parvenu à organiser un rendez-vous avec un ancien membre d’un réseau appelé la famille Magaña. À leur zénith, en 2000, les Magaña – une nébuleuse de parents, de beaux-parents et d’associés résidant tous à Fresno – s’occupaient de la plus grande plantation de marijuana connue et basée sur un terrain public : ils disposaient d’une armée de cent travailleurs, la plupart en situation irrégulière, de planques remplies d’AK-47, et de vingt champs installés dans des forêts nationales, de Los Padres à Mendocino. Ils cuisinaient aussi de la meth. L’enquête menée par Wood, qui mit fin au règne des Magaña, dura trois ans et fut la première affaire où un réseau criminel fut jugé pour avoir cultivé de la marijuana sur des terres publiques – le patient zéro du phénomène. Il avait fallu enregistrer des conversations téléphoniques, acheter de la drogue sous couverture, recruter des informateurs anonymes et effectuer de la surveillance aérienne. « Des modes opératoires aujourd’hui systématiquement utilisés furent créés pour cette opération », rappelle Wood. Dans l’immeuble qui abrite l’antenne californienne du Bureau des narcotiques, je suis Isaias Rivera, un agent spécial au crâne rasé et au bras tatoué, jusqu’à une salle de conférence. Rivera sera mon interprète. Ce n’est pas sa fonction au quotidien, mais ça le changerait, lui qui, dernièrement, s’était fait passer pour un tueur à gages afin d’arrêter un gardien de prison prêt à tout pour faire tuer sa femme. Un homme d’une soixantaine d’années nous rejoint dans la pièce : Stetson blanc, bottes de cow-boy et chemise western barrée de liserais bleus, tendue sur un ventre énorme. Il se met à parler à voix basse. Quand je lui demandé sous quel nom il souhaite apparaître dans mon enquête, il a pris le temps de réfléchir avant de me dire : « Jesús. » Comme beaucoup de cultivateurs hors-la-loi en Californie, Jesús vient du Michoacán, un État du Mexique célèbre pour sa culture du cannabis. Au début, me dit Jesús, il est venu en Amérique pour avoir une vie meilleure et a commencé à travailler dans les vignes avant de gérer leur approvisionnement en travailleurs, ce qui impliquait la gestion d’une flotte de vans. En 1999, Juan et Jose Luis Magaña, deux frères immigrés clandestins qui tenaient d’une main de fer le business familial – qui tournait principalement autour de la commercialisation illégale de cannabis – se sont mis à cultiver sur les terres publiques de Californie.
Faire pousser de la marijuana dans les bois implique bien peu de risques pour un retour sur investissement colossal.
Les Magaña ont promis un emploi à Jesús comme lunchero : il devait se servir des vans qu’il avait à sa disposition pour amener de la nourriture à ceux qui cultivaient dans des terres plus reculées. Pour cela, il commença à toucher trois-cents dollars par semaine. Jesús m’avoue avoir fourni des ouvriers qui s’étaient occupés des plantations, même si lui-même a toujours refusé d’y exécuter la moindre tâche. La première année, selon les estimations de Jesús, les Magaña géraient cinquante plantations, chacune comptant cinq mille plants, ce qui leur promettait un revenu brut de trois cent cinquante millions de dollars. « Mucho », me répond Jesús quand je lui demande s’il avait au départ des réserves à l’égard du business. « Je savais que c’était mal, et je me suis longtemps posé des questions à ce sujet. J’étais ruiné, je n’avais plus d’argent. Je me suis dit que si j’arrivais à mettre un peu de côté, j’arrêterais au bout d’un an. » Au lieu de quoi Jesús a commencé à transporter de la drogue des plantations jusqu’aux planques sécurisées dans toute la Central Valley. « J’ai commencé à livrer de l’herbe et je me faisais trente mille dollars avec ça, mec », dit-il. « C’est de l’argent facile. » Mais les Magaña lui ont joué un mauvais tour, estime Jesús, en ne lui donnant que quinze mille dollars. Avec le secret espoir de gravir les échelons au sein du réseau, il a également pris les rênes de deux plantations, dont celle qui se situait dans la Mendo. Mais après que les Magaña ont vendu la récolte de Jesús cette année-là, ils ne lui ont donné que vingt-sept mille dollars, un prix bien en deçà de celui du marché. J’ai demandé à Jesús si c’est à ce moment-là qu’il a commencé à se considérer comme un criminel. « Jamais de la vie je n’ai eu un tel sentiment », répond-il. « Je me disais que c’était la dernière fois. Et puis, avec le coup des vingt-sept mille, je me suis dit : “Plus jamais.” J’avais l’intention de prendre un vrai job, à l’ancienne. » Au moment où Jesús s’est dit cela, Wood avait déjà enclenché les grandes manœuvres. Il avait organisé des achats de marijuana sous couverture et obtenu des informations de la part de sources anonymes, certaines lui détaillant même comment les Magaña faisaient passer l’herbe jusqu’au Mexique. En août 2000, des agents ont pris d’assaut une plantation familiale dans la Sierra National Forest, et tué un fermier. En septembre, ils en ont démantelé deux de plus. Un mois plus tard, Wood et son équipe ont arrêté trente personnes ayant des liens avec les Magaña. Ils sont venus pour Jesús à sept heures, un samedi. Ce matin-là, trois cent cinquante mille dollars en cash et presque vingt kilos de meth dormaient paisiblement dans son salon. Jesús a passé deux ans en prison, avant de décider de collaborer avec le gouvernement fédéral. Aujourd’hui, c’est un paisible retraité qui s’occupe de ses quatre enfants aux États-Unis, et des nombreux autres qu’il a au Mexique – avec assez de petits-enfants pour qu’il en perde le compte exact. Jesús a quitté le business de la drogue. Enfin presque.
« Je suis orienté plein sud », dit-il en me parlant de son jardin. « Alors j’ai demandé un permis. Ils m’ont donné six plants ! » « Ça reste illégal, du point de vue des fédéraux », intervient l’agent spécial Rivera. « Ça reste illégal, du point de vue des fédéraux… » répète Jesús, sourire aux lèvres. La pièce reste silencieuse un moment. Je finis par demander à Jesús s’il est possible de convaincre des gens comme les Magaña de cesser de faire pousser de la marijuana sur les terres publiques. Il prend le temps de la réflexion. « Pour vous dire la vérité, c’est impossible », dit-il enfin. Il poursuit après un instant : « Gente con hambre, todo el tiempo. » Cela signifie qu’il y aura toujours des gens affamés à la recherche de nourriture. Ce que veut dire Jesús, m’explique Rivera, c’est que de faire pousser de la marijuana dans les bois implique bien peu de risques pour un retour sur investissement colossal. Il faudrait être complètement fou pour s’en priver.
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio d’après l’article « Weed Whackers », paru dans Outside Magazine. Couverture : Une grande forêt californienne. Création graphique par Ulyces.