De l’eau, de la lumière, de l’air : c’est à peu près tout ce qu’il faudra pour produire l’énergie du futur. La solution est certainement sous nos yeux depuis toujours, sans que l’on ait encore trouvé un moyen de l’exploiter. Grâce à la détermination de chercheurs pionniers, toutefois, les choses semblent sur le point de changer. En repoussant toutes les frontières dans le domaine de l’énergie solaire, ils se rapprochent chaque jour un peu plus près de son stade ultime : créer du combustible grâce au soleil.
Varun Sivaram est physicien, professeur à l’Université Georgetown, et membre du think tank américain Council on Foreign Relations (CFR). Le 2 mars 2018, il a publié pour The MIT Press Apprivoiser le soleil : des innovations pour exploiter l’énergie solaire et alimenter la planète. Dans cet ouvrage, Sivaram insiste sur le rôle de l’innovation dans la transition vers le solaire, et s’intéresse tout particulièrement aux travaux de deux brillants chercheurs : Nathan Lewis et Daniel Nocera.
Depuis des décennies, ces deux scientifiques ont travaillé sans relâche sur la mise au point d’un combustible solaire, développant tour à tour des innovations comme la feuille artificielle ou le générateur de combustible intégré. Après des années d’espoirs et désillusions, il semble aujourd’hui qu’ils soient plus proches que jamais de leur but.
Biomimétisme
Le soleil se lève sur la Californie, et déploie sa lumière sur de vastes champs couverts de panneaux solaires. « Il y a de nombreuses pistes pour une énergie abordable et sans CO2 » explique Bill Gates, le milliardaire et philanthrope américain, dans une vidéo postée sur Gates Notes. « Ce que nous devons faire, c’est financer les scientifiques audacieux qui se penchent sur l’origine du problème ». Quelques instants plus tard, l’entrepreneur traverse les allées verdoyantes du parc du Caltech, l’Institut californien de technologie, aux côtés du Professeur Nathan S. Lewis. Dans son laboratoire, lunettes de sécurité sur les yeux et visage concentré, « Nate » lui présente ses recherches sur les combustibles solaires. « Il essaye de transformer l’énergie solaire en carburant liquide », explique Gates, émerveillé. « C’est extraordinaire […] nous allons battre la nature à son propre jeu ».
Depuis quelques années, les panneaux photovoltaïques ont commencé à fleurir sur les toits des bâtiments, au milieu des déserts et même, en orbite dans l’espace. Face à l’urgence du réchauffement climatique, de plus en plus de scientifiques, d’entreprises et même d’États se sont orientés vers cette énergie renouvelable et respectueuse. Comme l’explique Nathan Lewis, le Soleil est un astre au potentiel quasiment infini : « Plus d’énergie solaire atteint la Terre en une heure que toute l’énergie consommée sur notre planète en une année entière ». Alors qu’il ne représentait qu’un marché de niche au départ, le solaire a connu une telle croissance qu’il est aujourd’hui devenu la source d’énergie la moins chère au monde.
Sauf que chaque soir cet astre disparaît au crépuscule, et que certaines régions du monde, comme la Scandinavie ou l’Alaska, profitent très peu de son ensoleillement. Il est donc nécessaire d’inventer un moyen de stockage efficace, qui permettra de tirer profit de son énergie en continu. Pour répondre à ce besoin, le Pr. Nathan Lewis et d’autres chercheurs se sont lancés un défi ambitieux il y a déjà plus de quinze ans : transformer sa lumière en combustible chimique synthétique. Cela peut sembler fou, mais c’est pourtant, ce que font les plantes avec la photosynthèse naturelle depuis des milliards d’années.
Quand elles sont nourries d’air, d’eau et de lumière du soleil, les plantes sont capables de convertir l’énergie solaire en énergie chimique. Mais ce n’est pas tout : ils arrivent aussi à la stocker dans leurs molécules carbonées, comme celles de glucose. C’est un phénomène complexe, rendu possible uniquement grâce à la symbiose des composants de la feuille. Toutefois, si l’on arrivait à le reproduire artificiellement, il pourrait être le meilleur moyen d’exploiter cette énergie solaire propre, fiable, et abondante.
Pour y parvenir, les scientifiques travaillent à la création d’un générateur de combustible solaire, parfois appelé feuille artificielle. Son principe est similaire à celui de la photosynthèse : un dispositif plongé dans l’eau absorbe la lumière du soleil, grâce à des capteurs imitant la chlorophylle. Les molécules d’eau sont ensuite décomposées en oxygène (O) et en hydrogène (H) par deux demi-réactions, séparées par une membrane. Enfin, comme les enzymes dans la nature, des catalyseurs accélèrent ce processus lent. En reproduisant les réactions qui ont lieu dans les feuilles, cette technologie biomimétique transforme l’énergie solaire en énergie chimique.
Du côté des ambitieux chercheurs du Caltech, il ne s’agit que d’un début. « Nous voulons faire un meilleur travail que la nature elle-même », explique Nathan Lewis. Leur objectif est d’éliminer certains défauts de la photosynthèse naturelle, pour se concentrer sur ce qui les intéresse réellement : la production d’hydrogène. Cet élément H miraculeux, qui peut être brûlé comme le pétrole ou alimenter une pile à combustible, est beaucoup plus propre que les énergies fossiles. Le nouvel « or blanc », qui fait briller les yeux des constructeurs automobiles, apparaît comme une perspective prometteuse.
Aujourd’hui, il reste encore du chemin à parcourir. Comme l’explique Lewis, des obstacles entravent toujours le développement d’un générateur de combustible intégré. En effet, ce dernier doit remplir quatre critères fondamentaux : il doit être efficace, sûr, durable et abordable pour espérer être commercialisé. Pour le moment, les chercheurs ont du mal à atteindre tous ces objectifs en même temps. Imiter la nature est une tâche complexe, et il n’est pas si facile de faire fonctionner les composants du générateur de manière symbiotique comme dans une feuille.
La quête du combustible solaire
Le Professeur Daniel G. Nocera attrape la pièce rectangulaire du bout des doigts, et la dépose délicatement dans le récipient transparent. Fine comme une feuille, elle mesure la taille d’un timbre et se compose d’une face sombre et d’une face rosée. Il immerge complètement le dispositif, et braque sur lui une lumière vive. « Il faut juste placer la feuille dans l’eau, l’éclairer, puis d’un côté sort l’oxygène, de l’autre l’hydrogène », explique le chercheur dans son laboratoire aux murs de briques du Boston College. Avec une simplicité déconcertante, de petites bulles commencent à s’échapper de chacune de ses faces.
En 2011, cette feuille artificielle créée par une équipe du MIT a soulevé l’enthousiasme du monde entier. Dès lors, son créateur « Dan » Nocera est devenu l’incarnation d’une nouvelle génération de scientifiques audacieux, engagés pour trouver une solution aux problèmes énergétiques de notre ère. Toutefois, entre cette première découverte marquante et le début des recherches, les chercheurs ont dû parcourir un long chemin.
Tout commence en 1979. La guerre entre l’Irak et l’Iran déclenche le deuxième choc pétrolier de l’histoire, cinq ans après la première crise énergétique. Devant la flambée des prix, le monde prend peu à peu conscience de sa profonde dépendance à l’or noir. Le chimiste allemand Michael Grätzel, qui enseigne à l’École Polytechnique de Lausanne, commence alors à se plonger dans le domaine des alternatives énergétiques. En 1981, il publie une étude pionnière, intitulée « Photosynthèse artificielle : séparation de l’eau en hydrogène et oxygène grâce à la lumière visible ». Toutefois, le cours du pétrole se stabilise rapidement, et par manque d’urgence et de financements, la piste est laissée de côté.
Il faut alors attendre le début des années 2000 pour que le monde scientifique se tourne à nouveau vers les énergies renouvelables. À cette époque, Nathan Lewis et son équipe sont parmi les premiers à réaliser que le changement climatique et les problèmes énergétiques sont intimement liés. « Nous avons compris que nous ne pouvions plus attendre encore des années pour nous y intéresser ». L’idée que les industries fossiles aient un impact dévastateur sur le climat fait son chemin dans l’esprit de nombreux chercheurs, et le domaine de l’énergie solaire attire tout particulièrement leur attention.
À cette époque, le Département Américain de l’énergie, l’Air Force et d’autres organismes privés commencent à subventionner des programmes de recherche sur l’énergie renouvelable. En 2002, sentant que les choses évoluent, Nathan Lewis organise une grande séance de travail avec ses étudiants et collègues de Pasadena. Leur constat de départ : il faut mettre au point un carburant neutre en carbone et donc non-polluant. Mettant leurs idées en commun, ils ébauchent le schéma directeur de la construction d’un générateur de combustible solaire. Sur le principe de la photosynthèse, ce dernier comporte cinq pièces : deux capteurs, deux catalyseurs, et une membrane. Reste ensuite à trouver les matériaux, et à faire fonctionne ces pièces toutes ensemble.
En parallèle, un autre grand chimiste se lance lui aussi dans la course à la photosynthèse artificielle. Il s’agit du Pr. Nocera, alors au MIT, passionné lui aussi par ce processus depuis de nombreuses années. En 2009, il fonde une start-up appelée Sun Catalytix et travaille activement sur un prototype de feuille artificielle. Deux ans plus tard, il dévoile son invention révolutionnaire, et réalise la première percée dans le domaine des combustibles solaires. Le charismatique Dan Nocera est invité dans le monde entier pour présenter sa technologie, et attire même l’attention de Ratan Tata, le milliardaire indien. Les deux hommes ont alors de grands projets pour cette cellule photovoltaïque miraculeuse, comme la construction d’une centrale électrique en Inde.
Très vite toutefois, les premiers succès s’ensuivent des premières difficultés. Comme le raconte Sivaram dans son livre, « la partie la plus délicate vient toujours après la découverte en laboratoire ». Le « gourou » du solaire Nocera s’est vu rapidement freiné par des contraintes de prix et d’infrastructures dans le développement commercial de sa feuille artificielle. Aujourd’hui encore, la mise au point de catalyseurs efficaces et bon marché reste un véritable obstacle pour une production à grande échelle – raison pour laquelle cette technologie demeure toujours au stade expérimental.
Nocera et Lewis, qui ont eu le même professeur au Caltech et que l’on présente parfois comme des rivaux, poursuivent aujourd’hui deux objectifs distincts. Si Lewis continue de creuser la piste de l’hydrogène, Nocera a réorienté ses recherches vers les biocombustibles liquides. Et au rythme de leurs avancées, la quête du combustible solaire pourrait aboutir beaucoup rapidement que ce que l’on imagine.
Apprivoiser le soleil
Calcutta, janvier 2017. The Stadel, un hôtel trois étoiles de la région du Maharashtra, accueille la 5eédition du SABIC. L’organisation du prestigieux symposium sur la chimie inorganique, en collaboration avec l’Institut Tata de Recherche Fondamentale, place une nouvelle fois l’Inde comme futur leader du domaine de l’énergie. Devant un parterre de scientifiques et d’entrepreneurs du monde entier, Daniel Nocera présente sa nouvelle invention: la feuille bionique. Son équipe d’Harvard vient tout juste d’inaugurer un partenariat avec l’Institut de Technologie Chimique de Mumbai, et il achève son discours avec une déclaration fracassante : « Si nous arrivons jusqu’à la commercialisation de la feuille bionique, je veux qu’elle débute en Inde ».
En 2017, l’apôtre du solaire a uni ses forces avec celles de la biologiste Pamela Silver, chercheuse à Harvard, pour mettre au point un nouveau prototype de feuille encore plus avancé. « Elle fonctionne avec des bactéries, travaillant de concert avec la feuille artificielle, qui prennent l’hydrogène et le dioxyde de carbone pour en faire du combustible liquide », explique Nocera. Grâce à la modification génétique de ces petits organismes, les deux chercheurs ont réalisé une véritable prouesse. Aussi fou que cela puisse sembler, leurs bactéries se sont mises à produire des biocarburants solaires au lieu de sucres. Cette ambitieuse feuille bionique, qui repousse les barrières de la science, a été couronnée découverte de l’année 2017 par le World Economic Forum.
Nathan Lewis, pour sa part, a poursuivi sur la route de l’hydrogène. En 2015, son équipe du Caltech a découvert un nouveau revêtement pour protéger efficacement les catalyseurs de son générateur intégré. Dès lors, ils ont donc été capables de mettre au point les cinq composants indispensables au fonctionnement du système. Pour l’équipe du Caltech, il reste désormais une mission, sans doute la plus difficile : les faire fonctionner en synergie. Comme le confie Lewis, toutefois, ils approchent du but. « Si nous continuons à ce rythme, nous aurons peut-être quelque chose d’ici un an ou deux », explique t-il sur un ton confiant. Son prototype, de la taille d’un ongle, devra ensuite être testé à grande échelle et à long-terme.
Ces combustibles, qui semblent de plus en plus près de faire irruption dans notre quotidien, laissent présager de grands bouleversements. Des carburants solaires liquides, générés par ces dispositifs, pourraient circuler grâce aux pipelines, être distribués dans nos stations-services, et ainsi alimenter nos voitures ou nos avions sur de longues distances. Ils pourraient également servir à alimenter et chauffer des habitats et bâtiments plus respectueux de l’environnement. D’après Nocera, apprivoiser le soleil pourrait même conduire à la réalisation d’une véritable utopie : « Nous pourrons bientôt produire notre propre énergie dans notre jardin », s’enthousiasme t-il.
Dans les pays en développement, la maîtrise de l’énergie solaire pourrait avoir un impact encore plus retentissant. Pour Nocera, qui insiste sur la visée humaniste de sa découverte, le fait qu’ils n’aient pas de « passé » énergétique les rend beaucoup plus ouverts à l’expérimentation. Pour cette raison, il se pourrait bien que le carburant solaire voie le jour sur les terres du sous-continent indien, bien loin d’Harvard. Nocera a transmis la propriété intellectuelle de sa feuille bionique à l’Institut de Technologie Chimique de Mumbai en 2017, rendant sa technologie accessible aux compagnies indiennes qui souhaiteraient la prototyper.
Comme l’explique Sivaram, il faudra beaucoup de volontarisme et de vision politique pour soutenir la recherche dans ce domaine. « Il faut rendre cette technologie bon marché en mettant en place de nouvelles politiques scientifiques », confirme Nocera. Si le Département de l’Énergie des États-Unis soutient certains projets, le chercheur considère que ce n’est pas encore suffisant. Il constate avec amertume le manque de de leadership des États-Unis dans le domaine des énergies renouvelables, et considère que l’avenir se trouve plutôt du côté des puissances émergeantes, comme l’Inde ou la Nouvelle-Zélande
Les générateurs solaires pourraient bientôt entrer dans leur phase la plus critique : celle de l’innovation. Lewis comme Nocera, toutefois, semblent confiants. « Nous avons encore un long chemin à parcourir pour atteindre un générateur commercialisable, mais en général, les hommes sont très bons pour innover une fois que l’invention a eu lieu», raconte Lewis. D’ici quelques années, nous verrons donc peut-être bâtir d’immenses raffineries solaires exploitant l’hydrogène, ou encore, fleurir des forêts entières de feuilles bioniques.
D’ici là, Lewis et Nocera poursuivent chacun de leur côté, avec l’intuition que la solution est à portée de main. D’autres équipes scientifiques, un peu partout dans le monde, travaillent elles aussi à la mise au point de cette technologie d’avenir. Et comme le conclut Sivaram, « Si nous y parvenons, le XXIe siècle sera celui où l’humanité obtiendra finalement une énergie bon marché, propre et virtuellement illimitée ».