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Une grande idée
Les propriétaires les plus riches ont dit du « georgisme », comme on l’appelle désormais, qu’il s’agissait de la théorie la plus démente de son époque. Ils voyaient dans sa proposition d’un impôt unique une attaque plus sournoise que tous les écrits de Karl Marx réunis. L’Église catholique a condamné les idées de Henry George. Pourtant, cinq ans après la publication de Progrès et pauvreté, des centaines de milliers d’Américains étaient totalement convaincus du bien-fondé de ses propositions. À New York, le Père Edward McGlynn disait de Henry George qu’il était « un prophète… un messager de Dieu ». Mark Twain était un franc partisan des idées du georgisme et le philosophe John Dewey aussi. « Il faudrait moins de dix doigts pour énumérer ceux qui, depuis Platon, arrivent au même niveau que Henry George au panthéon des représentants de la philosophie sociale. »
Pour sa part, Léon Tolstoï était convaincu que les travaux de Henry George marqueraient le début « d’une nouvelle ère ». « Sa méthode pour résoudre le problème des terres a été élaborée avec un tel degré de perfection qu’il est impossible d’inventer de meilleure alternative au sein de l’organisation sociale actuelle. C’est une solution juste, pratique et pacifique », écrivait-il. « La seule chose qui pourrait apaiser les peuples aujourd’hui, c’est la mise en place du système décrit par Henry George. »
En 1886, le Parti travailliste américain, né des batailles et des boycotts du Premier mai, a fait de Henry George son candidat à la mairie de New York. Sa campagne proposait une vision radicale pour son époque : partout où les voies ferrées, les télégraphes, les téléphones, le gaz, l’eau, l’électricité et les services de chauffage pourraient être gérés plus efficacement à grande échelle, ils deviendraient la propriété de tous en tant que « monopole naturel ». À New York, les transports seraient gratuits pour tout le monde ; les services municipaux seraient responsables des infrastructures sociales ; le travail des enfants serait aboli et la journée de huit heures serait mise en place. Toutes ses mesures seraient financées par l’impôt foncier.
Bien qu’aucun grand journal de l’époque ne l’a soutenu, des clubs georgistes ont été fondés dans 24 quartiers de la ville. Leurs membres ont financé sa campagne, chacun contribuant à hauteur de 25 centimes. Après ses journées de 16 heures à prononcer des discours et participer à des meetings, George retournait à son siège donner un coup de main à ses partisans. La coalition qu’il avait construite transcendaient les barrières de classe, d’ethnie et de religion qui ont longtemps divisé New York. Trois jours avant l’élection, ses soutiens – des marchands, des avocats, des docteurs, des tailleurs, des plombiers, des fabricants de cigares, des métallurgistes, des Allemands, des Irlandais, des Russes, des Polonais, des Italiens – se sont réunis par dizaines de milliers dans le sud de Manhattan. Ils avaient apporté des bannières sur lesquelles était écrit « LES HONNÊTES TRAVAILLEURS CONTRE LES PROPRIÉTAIRES VÉREUX ». À Tompkins Square, sous une pluie battante, ils chantaient en chœur : « Hé ! Ho ! Les sangsues doivent partir ! » Mais Henry George fut battu – on a accusé le Tammany Hall d’avoir manigancé une fraude électorale massive, pour s’assurer de sa défaite.
Henry George est retourné au journalisme. Il a donné des conférences, écrit cinq nouveaux livres et œuvré pour la diffusion de la notion d’impôt unique dans le reste du monde. Il aurait inspiré toute une génération de réformistes progressistes. Pour William Jennings Bryan, Progrès et Pauvreté « devrait être lu par n’importe quel homme ou femme un tant soit peu lettré ». Samuel Gompers, Jacob Riis, Upton Sinclair et Ida Tarbell l’ont lu et ont chanté ses louanges. Mais George ne s’intéressait qu’à la réforme de l’impôt unique. En fidèle partisan d’Adam Smith, il s’est mis à critiquer les socialistes et les organisations travaillistes qui avaient jadis constitué ses plus fervents soutiens. Un critique de l’époque raconte qu’il menait les partisans de l’impôt unique « avec un esprit dogmatique et doctrinaire ». Il refusait notamment d’accepter le fait que des revenus puissent être tirés de rentes. Il a ainsi été accusé d’être incapable de se confronter au pouvoir grandissant du capitalisme financier, qui s’enrichissait sur la valeur grâce aux actions et aux obligations. Au moment de sa mort en 1897, tandis que 100 000 New-Yorkais faisaient la queue pour contempler sa dépouille, sa « grande idée » avait déjà pris le chemin de l’oubli, comme le déplorait Tolstoï en 1908.
La prospérité
Environ un mois avant le tournoi de Pittsburgh, un historien et collectionneur de jeux du nom de Richard Biddle m’a invité dans le village d’Arden, dans le Delaware. Grand amateur de Monopoly, il voulait me montrer le tout premier plateau du Landlord’s Game jamais créé. Le village d’Arden a été créé dans le cadre d’une expérience georgiste en 1900, quatre ans après l’échec de la mise en place du système d’impôt unique dans l’État. Conçu comme une utopie autarcique, ses 80 hectares de terres boisées ont rapidement attiré artistes, poètes, acteurs, anarchistes et libres-penseurs. Upton Sinclair y avait un cottage, le Jungalow. Les Ardenites avaient interdiction de « posséder » leur lopin de terre. Au lieu de quoi ils achetaient un bail de 99 ans en propriété commune. Les habitants pouvaient construire des manoirs ou des huttes, la politique était la même : ils étaient imposés sur la valeur fondamentale du terrain, souvent à des taux très élevés. Les revenus servaient à payer les routes, les parcs, les terrains communaux, les cours de récréation et les services publics.
Lizzie Magie a visité ce village peu après sa fondation, apportant avec elle une maquette de son Landlord’s Game imprimée sur une toile cirée. Le jeu est rapidement devenu l’un des passe-temps préférés des villageois. Avec l’aide d’un charpentier local, Magie a pu créer un véritable plateau de jeu. La voix pleine de solennité, Richard Biddle l’appelle « le plateau Alpha ». Il estime qu’il doit bien valoir un million de dollars.
Durant notre visite à Arden, nous avons retrouvé le propriétaire actuel du plateau. Ronald Jarrell, un retraité de 80 ans, se tenait debout devant sa maison, l’air nerveux. Informé de notre arrivée, il était allé un peu plus tôt dans la journée chercher le plateau dans son coffre-fort à la banque locale. Nous sommes entrés dans son salon où, parmi une collection d’antiques statues de jade chinoises et de vieilles poupées, il avait posé son trésor sur sa table basse. Les jappements de ses trois caniches rendaient la conversation difficile.
« C’était durant l’été 1903 », nous a-t-il raconté. « Une femme est venue ici. »
« Lizzie Magie », est intervenu Biddle.
« Je ne me souviens pas de son nom, mais ce que je sais, c’est qu’elle avait une idée de jeu. » Il nous a expliqué que le grand-père de sa femme, un charpentier georgiste du nom de Robert Woolery, en avait marre de jouer aux échecs à l’épicerie du coin. Il avait besoin de nouveaux loisirs. Il a donc jeté un œil curieux à la toile cirée de Lizzie Magie et s’est immédiatement lancé dans la confection du plateau. Biddle a confirmé ses dires. Le plateau était sculpté et peint à la main, à partir du dos d’un jeu de crokinole en bois. Il sentait la vieille chaussure.
J’avais examiné les règles mises au point par Lizzie Magie en 1904. Elle les a rédigées avant même qu’elle et Robert Woolery n’aient achevé le plateau de jeu. Étrangement, il n’était fait mention nulle part de la possibilité de constituer des monopoles à partir de regroupements de propriétés, ni de l’augmentation de la valeur des terrains due à la construction de maisons ou d’hôtels (les deux constructions n’existaient pas dans la version du jeu de Lizzie Magie). Il n’y avait pas une ligne sur Henry George, l’impôt sur la valeur de la terre ou sur l’ignominie du système locatif. Si le jeu avait été créé dans le but d’enseigner le georgisme, Lizzie Magie n’avait manifestement pas assez étudié son sujet. Deux ans plus tard, quand le jeu a été officiellement édité, les règles avaient évolué : le principe du monopole était établi ainsi que l’alternative georgiste de la coopération. Les théories quant aux raisons de ces modifications abondent et l’une d’entre elles prétend que c’est un habitant d’Arden qui a imprégné le Landlord’s Game de georgisme.
J’ai interrogé Richard Biddle sur l’identité de ce mystérieux individu. « Demande à la monopoleuse du Monopoly », m’a-t-il répondu.
« Pardon ? »
« Patrice McFarland. La monopoleuse du Monopoly. Elle doit à peu près tout savoir du sujet car c’est elle qui possède le journal de Lizzie Magie. Et un tas d’autres choses. Mais elle ne parle pas beaucoup. »
J’ai appris plus tard que McFarland était une spécialiste travaillant au New York State Museum, notamment sur des expositions sur le Monopoly. En 1992, elle a reçu 25 000 dollars d’une organisation georgiste, la Robert Schalkenbach Foundation, pour écrire une biographie sur Lizzie Magie. Dans les années qui ont suivi, m’a expliqué Richard Biddle, elle a acquis, en plus du journal de Magie, des prototypes du Landlord’s Game créés par les joueurs d’Arden et de ses environs. Elle n’a finalement jamais écrit son livre et n’a jamais été tentée de partager ce qu’elle savait ou de révéler les documents qu’elle avait amassés. « C’est une mordue. Un jour, j’ai mis à vendre mon exemplaire du Landlord’s Game sur eBay. Il datait de 1939. Évidemment c’est elle qui l’a acheté. Elle a fait monter les enchères à près de 10 000 dollars. » J’ai tenté d’appeler McFarland plusieurs fois, je lui ai envoyé des emails pour discuter de son légendaire « monopole du Monopoly », mais elle n’a jamais répondu et je n’ai pas obtenu le nom du complice de Lizzie Magie.
Avec les règles de Magie, la victoire est atteinte lorsque le joueur possédant le moins d’argent a doublé son capital initial.
Avec nous chez Ronald Jarrell, il y avait également Mike Curtis. Vingt ans plus tôt, cet habitant d’Arden a joué une partie de Landlord’s Game sur le plateau original, celui de 1906 (un des autres joueurs n’était autre que Patrice McFarland). Les règles georgistes avec lesquelles Curtis a joué, dites « règles de l’impôt unique », ne se contentaient pas d’obliger les joueurs à verser leurs loyers au Trésor public. Elles avaient aussi pour but d’enseigner les bienfaits de la propriété commune des biens publics. Avec les règles de l’impôt unique, quand le Trésor public atteint 50 dollars, le joueur qui détient la centrale électrique est contraint de la vendre. À partir de là, s’arrêter sur cette case ne coûte plus d’argent puisque le service est désormais public. Le processus se répète plus tard pour le tramway, les gares et jusqu’à la case prison, qui se change en université publique. Au lieu d’envoyer les joueurs en prison, elle leur rapporte de l’argent à la fin de la partie. Après ça, les salaires des joueurs augmentent de dix dollars à chaque fois que 50 dollars sont déposés sur le compte du Trésor public.
Dans ce type de partie, que Lizzie Magie a baptisé plus tard « jeu de la prospérité », la victoire est atteinte lorsque le joueur possédant le moins d’argent a doublé son capital initial. « Le Landlord’s Game », expliquait Lizzie Magie, « nous montre pourquoi notre économie nationale fait fausse route. Quant au “jeu de la prospérité”, il nous montre comment faire pour que les choses fonctionnent à nouveau. »
Pour Mike Curtis toutefois, « ce type de jeu est un peu ennuyeux au bout d’un moment ».
L’Anti-Monopoly
Au cours de l’été 1971, Ralph Anspach a connu une défaite cuisante au Monopoly. Professeur d’économie à la retraite et inventeur de jeux, il réside à San Francisco. Durant la partie, son fils de huit ans l’a ruiné, ce qui l’a fait réfléchir à la création d’un autre jeu. Il s’est alors surpris à réfléchir à l’attrait commercial qu’aurait un jeu complètement anti-monopolistique. Comme il l’a écrit dans ses mémoires, « mon jeu devrait commencer là où le Monopoly s’arrête, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus rien d’autre que des monopoles ». Le but du jeu est alors de défaire ces monopoles à la manière des trustbusters. Le jeu créé par Ralph Anspach, Anti-Monopoly, s’est vendu à 200 000 exemplaires au cours de sa première année en 1973. À Noël 1974, il était en bonne voie pour atteindre le million de ventes. Ça n’a pas plu à Parker Brothers, qui était à l’époque une filiale de General Mills. La compagnie a menacé Anspach de le poursuivre pour utilisation illégale d’une marque déposée. Ralph Anspach a contre-attaqué en lançant des poursuites contre Parker Brothers. Il estimait qu’il était en mesure de prouver que la marque Monopoly n’avait aucune validité.
En constituant son dossier d’accusation, Anspach a découvert l’existence du Landlord’s Game. Pourtant, il ne parvenait à expliquer comment l’invention de Lizzie Magie, qui promouvait une vision socialiste du partage des territoires et des richesses, avait pu se transformer en un jeu faisant l’apologie de la propriété individuelle et avait apporté des milliards de dollars à Parker Brothers. Il a appris que la clé du mystère était détenue par Scott Nearing, professeur d’économie à la Wharton School of Finance de 1906 à 1915 et socialiste convaincu. Ralph Ansbach a parlé à Scott Nearing en 1974, il avait alors 90 ans. Le professeur lui a expliqué qu’il avait appris les règles du jeu dans les années 1910. Il l’avait ensuite enseigné à ses étudiants, de manière à ce qu’ils apprennent, selon ses propres termes, « la nature antisociale du monopole » et tout particulièrement « la cruauté du monopole foncier ». Les étudiants ont à leur tour fait découvrir le jeu à leurs amis.
Le jeu s’est alors popularisé sous le nom de « monopole » – ils l’écrivaient en minuscules, comme pour les dames, les échecs ou les dominos. Il s’est répandu comme une traînée de poudre dans les villes natales des étudiants du professeur Nearing et dans d’autres universités. Il aurait alors peu à peu perdu son message anti-monopolistique car les joueurs se sont vite aperçus que la vision georgiste de Magie était bien moins divertissante que de provoquer la ruine de son prochain.
En 1913, le monopole avait fait son chemin jusqu’à Altoona, en Pennsylvanie. Quatre ans plus tard, il entrait dans Philadelphie. L’économiste Rexford Tugwell se souvient y avoir joué en 1915. Dans les années 1920, les moniteurs de colonies de vacances y jouaient, de même que les étudiants de l’université de Pennsylvanie, de Columbia, de Harvard, de Princeton ou de Swarthmore. Lors des prémices de la Grande Dépression, le jeu a atteint Indianapolis. Là-bas, il a atterri dans les mains d’une enseignante en formation du nom de Ruth Hoskins, quaker de surcroît. Elle s’est rendue à Atlantic City, où elle a enseigné les règles du jeu à deux autres quakers, Jesse et Eugene Raiford.
Les deux frères ont tellement aimé le jeu qu’ils ont cherché à l’améliorer. Avec l’aide d’autres membres de leur communauté, ils ont d’abord transformé les pions en biens ménagers : des pinces à cravate, des épingles à cheveux, des clés, des dés à coudre… Puis ils ont changé les noms et la valeur des propriétés afin de mieux refléter la réalité d’Atlantic City. Les règles de Ruth Hoskins voulaient que les propriétés soient mises aux enchères lorsque les joueurs s’arrêtaient dessus. À la place, Jesse Raiford a préféré afficher les prix sur le plateau. Ce changement a permis plus tard de rendre le jeu attractif auprès des enfants en se débarrassant du système des enchères.
Les frères Raiford ont enseigné les règles du jeu à l’un de leurs amis, Charles Todd, qui l’a lui-même appris à son inventeur présumé… Charles Darrow. C’est ainsi qu’un beau jour de 1932, le célèbre Charles Darrow a recopié la disposition du plateau, les règles du jeu, les noms des propriétés et les cartes Chance avant de revendiquer la création de sa propre version du jeu. Sa seule innovation semble néanmoins d’avoir prétendu être l’unique inventeur du jeu, s’ouvrant les portes du panthéon des héros du commerce américain.
L’ironie n’a pas échappé à Anspach. Avant d’être monopolisé par une seule personne travaillant en tandem avec une grosse compagnie, le Monopoly a en réalité été inventé par un grand nombre de gens. Pas seulement par Lizzie Magie ou les frères Raifords, mais également par des joueurs inconnus qui ont donné au jeu son surnom ou par ce mystérieux habitant d’Arden qui a probablement aidé Lizzie Magie à en concevoir les règles. Le jeu qu’on connaît aujourd’hui, qui glorifie le caractère impitoyable de l’individu et dont la victoire est atteinte par l’appauvrissement du plus grand nombre est en définitive le produit d’un travail coopératif.
Aucune des informations découvertes par Ralph Anspach ne l’ont aidé durant son procès en 1976. Les veuves d’Eugene et Jesse Raiford ont pourtant affirmé, comme sept autres témoins, qu’elles avaient bien joué au « monopole » au moins douze ans avant que Charles Darrow ne commercialise son jeu. Ralph Ansbach a même réussi à mettre sur la touche Robert Barton, le président de Parker Brothers de l’époque. Barton, qui avait aidé Charles Darrow à breveter sa « création » a avoué devant le tribunal qu’il était pleinement conscient de l’histoire du jeu et qu’il savait donc que Darrow ne l’avait pas inventé. Mais malgré cela, le juge n’a pas pris le parti de Ralph Anspach. Il a même rejeté sa plainte et ordonné que toutes les copies non-vendues de son Anti-Monopoly soient détruites. 7 000 exemplaires du jeu ont été entreposés dans une décharge du Minnesota, sous l’œil des représentants de Parker Brothers chargés de surveiller la manœuvre.
ÉPILOGUE
Après 40 minutes de jeu, la partie de la table 25 était dans une impasse. Ou peut-être se déroulait-elle parfaitement, selon les points de vue. Personne n’avait encore de monopole et personne ne pouvait augmenter le loyer de ses propriétés. Puis Billy a payé son loyer à Eric, qui a reversé un loyer à peu près équivalent à Doug, qui a payé Billy, qui a payé Trevis, qui a payé Eric, qui a lancé un mauvais coup de dés et s’est rendu en prison. Doug s’est alors arrêté sur la dernière propriété verte – très lucrative –, lui permettant de former un monopole. Grâce à son pécule, il a pu construire plusieurs maisons sur les cases. Les uns après les autres, ses concurrents se sont effondrés sous le prix des loyers. Ils ont tous crié au scandale. Billy et Trevis ont dû céder plusieurs de leurs propriétés, étant à court d’argent. Ils ont offert à Doug deux monopoles supplémentaires.
« Tu vois », m’a-t-il dit en se retournant, « je n’ai plus besoin de faire affaire avec ces imbéciles. » Il n’y avait plus besoin d’échange, le marché avait perdu tout dynamisme. Doug avait rempli sa mission : il avait construit des maisons et investi dans des propriétés. Il n’a plus rien fait d’autre. Pas d’efforts supplémentaires, aucune prise de risque. Et pourtant, inexorablement, il s’enrichissait en continu. Après 90 minutes, Doug détenait cinq monopoles et la rondelette somme de 10 293 dollars, soit plus de la moitié de l’argent de la banque. Non seulement il a été déclaré vainqueur de la table 25, mais il a remporté le tournoi US Steel pour la seconde année d’affilée.
J’avais invité Richard Biddle à assister au tournoi et lorsque Doug a commencé son ascension certaine vers la victoire, Biddle s’est promené de tables en tables pour voir comment se déroulaient les autres parties. Je l’ai vu jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule des joueurs, une grimace de dégoût sur le visage. Il n’aime pas ce qu’est devenu le jeu de Lizzie Magie. « Mon frère m’a appris à jouer au Monopoly quand j’avais cinq ans », m’a-t-il raconté. « C’est ce qui m’a fait comprendre l’importance du mensonge, de la tricherie et du vol. » Je lui avais demandé d’amener avec lui une reproduction du Landlord’s Game. Plus tôt dans la soirée, il l’a précautionneusement installée pour la présenter à quiconque le voulait. « Ça, c’est le vrai Monopoly ! » disait-il aux joueurs avant de tenter de résumer l’idée de Lizzie Magie. Les joueurs acquiesçaient poliment en lui adressant des sourires forcés. « C’est chouette, merci beaucoup », répondaient-ils, avant de disparaître.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Monopoly Is Theft », paru dans Harper’s.
Couverture : Les pions du Monopoly. (Hasbro)
COMMENT DÉMASQUER
LES TRICHEURS AUX ÉCHECS
Ken Regan est mathématicien et joueur d’échecs. Il a élaboré une méthode scientifique pour identifier les tricheurs.
« Quel est le classement de Dieu ? » me demande Ken Regan, alors qu’il me conduit en bas des escaliers menant au sous-sol de sa maison de Buffalo, dans l’État de New York. Dehors, le froid point par cette matinée couverte de la fin du mois de mai 2013. Ici, la lumière du soleil pénètre par deux fenêtres proches du plafond, comme si cet emplacement sur Terre jouissait d’un lien direct avec le paradis. Sur une étagère à proximité, des vieilles boîtes de jeux sont empilées : Monopoly, Parcheesi, Life, parmi d’autres souvenirs d’enfance des deux adolescents de Regan. Juste à côté de l’étagère se trouve une table surmontée d’un ordinateur portable connecté au système Unix du Département d’informatique et d’ingénierie de l’Université de Buffalo, là où Regan exerce son métier de professeur associé à temps plein.
L’ordinateur portable gère quatre invocations de son logiciel anti-fraude dédié au jeu d’échecs, qui surveille actuellement les parties du championnat du monde de blitz. Ce logiciel utilise un moteur de jeu d’échecs code source appelé Stockfish, l’une des plus puissantes entités jouant aux échecs sur la planète. En continu et en temps réel, cet ordinateur portable compile des données de référence essentielles pour les algorithmes de Regan. Regan et moi prenons la direction de son bureau, où il prévoit de m’expliquer son travail en détail.
L’ordinateur portable n’a pas chômé. Regan décortique chaque étape du travail, puis presse quelques touches. Ce qu’il observe sur l’écran l’amène à reformuler sa question, mais cette fois-ci, sans attendre de réponse de ma part. « Quel score représente la partie parfaite ? » me demande-t-il. « Mon programme dit que c’est 3 600 points. Avec ces moteurs à 3 200, 3 300, on s’en approche… » Dans le code de Regan, le moteur de jeu d’échecs doit jouer le rôle d’une intelligence artificielle omnisciente qui classe et évalue de façon objective, mieux que n’importe quel humain, n’importe quel coup réglementaire dans une position donnée. En d’autres termes, le moteur doit faire jeu égal avec Dieu.