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Frères ennemis
Les talents de commercial de Conrad expliquent en grande partie pourquoi sa première incursion dans le domaine de la biotechnologie – il a aidé au lancement d’une startup spécialisée dans les tests génétiques – a rencontré un si grand succès. Mais certains des problèmes auxquels il fait face aujourd’hui prennent leur source à l’époque : il avait déjà une fâcheuse tendance à s’aliéner ses plus proches associés. À l’époque où il a été diplômé de l’université de Californie à Los Angeles, à la fin des années 1980, Conrad portait des jeans troués et se déplaçait partout en mobylette. C’est à ce moment-là qu’il a fait la rencontre du docteur Peter Schmid, un enseignant-chercheur. Schmid a formé Conrad aux arcanes du clonage moléculaire ainsi qu’à d’autres techniques de laboratoire, pendant que celui-ci s’apprêtait à décrocher son doctorat en anatomie et en biologie cellulaire. Ils sont devenus bons amis, et ils ont contribué ensemble à la fondation de l’institut National Genetics, basé à L.A., où Conrad travaillait en tant que directeur scientifique. La firme a permis d’améliorer l’efficacité des tests génétiques dans la détection du VIH, ainsi que d’autres maladies graves.
Il faisait preuve « d’un talent d’orateur particulier », m’a confié Schmid au cours d’un entretien récent. « Nous formions une bonne équipe. J’ai inventé ce truc et il l’a bien vendu. » Richard Smith, un scientifique qui, en tant que vice-président de l’institut, a travaillé pour Conrad pendant près d’une décennie, décrit Schmid comme « un génie pour tout ce qui touche à l’équipement », et Conrad comme « le type charismatique qui gérait le département marketing à lui tout seul ». Mais des conflits sont apparus à cause de la façon dont le mérite était réparti au sein de la société. Conrad et deux autres membres de l’institut ont en effet déposé trois brevets concernant des technologies d’amélioration des tests en « oubliant » d’inclure Schmid en tant que co-inventeur. Le nom de Schmid avait été omis sur les dépôts de brevets, « en dépit du fait que j’avais eu l’idée, qu’on en avait discuté ensemble et que j’avais envoyé un fax à Andy contenant tous les détails de l’invention », m’a-t-il écrit dans un email. Il ajoute que le Bureau américain des brevets et des marques de commerce a ajouté son nom après qu’il a été en mesure de prouver que les concepts originaux venaient bien de lui.
Les documents du bureau des brevets montrent effectivement, dans chaque cas, que Schmid a été ajouté comme co-inventeur après la date initiale de dépôt. Conrad « avait tendance à essayer de mettre les autres sur la touche pour avancer », raconte Smith. « Il craignait que je ne lui fasse de l’ombre. » Mike Aicher, CEO de National Genetics à l’époque et ami de Conrad, attribue quant à lui tout le crédit des inventions à Conrad et un autre collaborateur de l’entreprise. « S’il s’agissait de l’idée de Peter ? Absolument pas », assure Aicher. Laboratory Corporation of America, ou LabCorp, a fait l’acquisition de National Genetics pour 56 millions de dollars plus 16 millions de dollars de versements incitatifs, d’après les registres de la Securities and Exchange Commission, enrichissant considérablement Conrad et Schmid. Les deux hommes sont restés employés de LabCorp, et après que Conrad a quitté la société en 2013, ils ont continué à collaborer au sein d’une autre entreprise travaillant sur la longévité humaine. Conrad n’avait pas 40 ans qu’il était déjà multi-millionnaire – assez riche pour attirer l’attention de David H. Murdock, le milliardaire et magnat de l’immobilier.
Conrad et Murdock
L’ascension de Conrad en tant que pape de la médecine du futur a commencé sérieusement lors d’une vente d’art sur l’île hawaïenne de Lanai. Murdock, le CEO de Dole Food à qui appartenait l’île toute entière, était présent lui aussi, d’après Luther, qui connaît bien les deux hommes. Conrad a surenchéri sur Murdock. Plutôt que de mal le prendre, Murdock a vu en Conrad un esprit analogue au sien, qui avait assez d’argent pour ne pas avoir besoin du sien. « Quand vous êtes milliardaire, tous ceux qui viennent vous voir veulent toujours obtenir quelque chose de vous, en définitive. Il détestait ça », raconte Luther. « David Murdock ne fait confiance qu’à un cercle très restreint de personnes, et Andy en faisait partie. » Ils s’étaient bien trouvés. Murdock, qui était alors un robuste septuagénaire mettant un point d’honneur à mener une vie saine pour tenir le plus longtemps possible, avait besoin d’un gourou de la biotech pour le conseiller. Conrad, lui, avait besoin d’un mentor. Ce dernier a posé ses valises à Lanai en 2000 – il s’était fait construire une grande maison de vacances dominant le célèbre golf Four Seasons de Murdock, situé sur la côte méridionale de l’île. À l’époque, il était absorbé par ses investissements, ses loisirs et son mariage à la fin du printemps avec Courtney Thorne-Smith, l’une des vedettes de Melrose Place et d’Ally McBeal. Si le couple s’est séparé au début de l’année 2001, le partenariat entre Conrad et Murdock faisait quant à lui des merveilles. Lynn Safrit, la présidente à la retraite de Castle & Cooke, une compagnie immobilière détenue par Murdock, raconte que le CEO de Dole était troublé en voyant son jeune voisin « se prélasser au soleil et se balader partout en maillot de bain ». Ce jeune homme si brillant n’avait apparemment aucune motivation. Murdock, l’industriel autodidacte qui avait quitté l’école en troisième, a conseillé à Conrad de faire preuve de plus d’ambition.
« Je crois qu’il a vu en Andrew un homme capable d’accomplir de grandes choses », dit Safrit, qui connaît bien Conrad également. Conrad a pris le conseil de Murdock très à cœur. À côté de son travail pour LabCorp, il s’est dégagé du temps pour plancher sur des projets avec Murdock, devenant d’un seul coup le compagnon de voyage jet-setteur du milliardaire, son conseiller scientifique et son confident. En retour, Murdock a enseigné à Conrad les ficelles du business et lui a mis le pied à l’étrier en l’installant aux conseils de Castle & Cooke, de Dole et d’une autre société en sa possession, NovaRx. Conrad a par la suite réalisé des investissements avec Murdock et son fils Justin. Sa loyauté envers Murdock avait toutefois ses limites. En 2013, Murdock a voulu racheter les parts des autres actionnaires de Dole, jusqu’ici cotée en bourse. Conrad était le membre du conseil qu’il avait désigné pour s’occuper de la privatisation de l’entreprise. Mais lui et d’autres directeurs sont arrivés à la conclusion que le prix de Murdock était trop bas. « Murdock est devenu fou de rage », a écrit le juge dans le rapport judiciaire qui a découlé du litige. Dans un message vocal cité dans les documents du tribunal, Murdock dit à Conrad : « Ça me met hors de moi de penser que tu ne m’as même pas appelé pour me dire quel était ton problème. Je n’ai pas l’habitude que mes amis cherchent à me doubler, mais si ça doit arriver… » L’enregistrement s’arrête là. Murdock m’a fait savoir, par le biais d’un porte-parole, qu’il ne souhaitait pas répondre à mes questions, en disant que Conrad lui avait expressément demandé de ne pas évoquer publiquement leur relation. (Conrad fait tout ce qui est en son pouvoir pour préserver son intimité : il n’a ni compte Twitter, ni page Facebook, et même une recherche Google de leurs deux noms ne fait pas le lien entre lui et sa seconde épouse, le mannequin Haylynn Cohen.) Finalement, Murdock a fait monter les enchères et le comité de Conrad a signé le deal. Les actionnaires, de leur côté, ont poursuivi Murdock en justice et ils ont reçu 148 millions de dollars de réparations l’année dernière. Il a été établi que Conrad avait agi comme il fallait, et il n’a pas été tenu responsable de la situation. Quand je les ai contactés, les autres directeurs m’ont confirmé qu’il avait agi en toute intégrité.
Le Graal
Avant cet épisode fâcheux avec Murdock, Conrad avait amassé une expérience précieuse en s’occupant de l’ambitieuse entreprise de recherche en biotechnologie du milliardaire – un galop d’essai pour Verily.
Conrad avait assuré Murdock que LabCorp investirait plusieurs millions de dollars dans le projet.
Murdock a fait de Conrad le directeur scientifique (bénévole) du campus de recherche de Caroline du Nord, une organisation publique-privée s’étendant sur 140 hectares près de la ville de Charlotte. Murdock espérait que le campus attirerait des partenaires académiques et industriels, qui pourraient y conduire des recherches portant sur l’agriculture, l’alimentation, la nutrition et la santé. La pièce maîtresse du projet était l’institut de recherche David H. Murdock, qu’ils avaient équipé de matériel scientifique très sophistiqué. Conrad a supervisé le développement du projet, pour lequel il a convaincu des scientifiques de renom – parmi lesquels Robert Califf, aujourd’hui commissaire de la FDA – de siéger au conseil. Conrad a également encouragé Murdock à souscrire à étude annonciatrice de Baseline, nommée d’après le milliardaire et initialement menée par Califf à l’université Duke. En tout, Murdock a investi près d’un milliard de dollars dans l’entreprise, dont il espérait récupérer une partie à travers le paiement des loyers. Le campus a ouvert ses portes au beau milieu de la crise de 2008. Avec la récession, Conrad a eu un mal fou à recruter des entreprises, ce qu’il avait pourtant promis à ses associés d’après Luther, l’ancien président de l’institut Murdock. Il raconte par exemple que Conrad avait assuré Murdock que LabCorp investirait plusieurs millions de dollars dans le projet. La société a installé un dépôt dans le coin, pour stocker et commercialiser des échantillons biologiques, mais il n’a jamais vu la couleur de l’argent.
Comparant la situation à celle des Habits neufs de l’empereur, le conte d’Andersen, Luther dit qu’ « Andy se contentait de dire à Murdock ce qu’il voulait entendre ». Malgré tout, en tant qu’exercice de management pour Conrad, l’aventure a été un succès, poursuit Luther. Il raconte que Conrad s’est complètement approprié l’approche impatiente de Murdock dans les affaires. Murdock disait des choses comme : « Appelle ton CEO et qu’il décroche tout de suite ! » dit Luther. « Andy a appris directement du maître. »
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Verily a récemment annoncé que la société troquerait prochainement les eaux tranquilles et les pelouses ombragées du campus de Google à Mountain View pour un ensemble d’immeubles situé près de l’aéroport de San Francisco. Plus proche de la forteresse, le complexe pourra accueillir un millier d’employés – plus du double de la taille actuelle de l’entreprise. Mais Jeff Huber ne participera pas à l’agrandissement de la firme de Conrad. Poids lourd de Google X, l’incubateur maison qui a accouché du projet Verily en 2013, Huber était jusqu’ici le conseiller admiré de Conrad et d’autres responsables de Verily, auxquels il se joignait régulièrement lors des réunions. Très respecté dans les cercles de la technologie, c’est lui qui a attiré bon nombre des meilleurs éléments de la startup et qui a aidé à décrocher certains de ses partenariats clés. Huber est resté chez Google X après que Verily est devenue une filiale à part d’Alphabet en août dernier, mais il est resté au quotidien l’un des éléments les plus importants de la nouvelle firme. Huber l’a cependant quittée en février dernier pour prendre la tête de Grail, une startup qui tentera de déceler et de soigner le cancer avant l’apparition des premiers symptômes. Grail a quelques concurrents de taille. L’un d’eux est Verily.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Google’s bold bid to transform medicine hits turbulence under a divisive CEO », paru dans STAT. Couverture : Verily doit révolutionner la médecine.
LE MILLIONNAIRE QUI VEUT QUE VOUS VIVIEZ PLUS LONGTEMPS
Pionnier du séquençage du génome humain, Craig Venter est passé dans l’ère de la biotechnologie. Ce qu’il veut : vous faire vivre mieux et plus longtemps.
À l’aube de son 69e anniversaire, c’est d’un œil amusé que Craig Venter observe son double numérique se balancer d’un pied sur l’autre. Avec sa barbe blanche, son jeans et son t-shirt gris à col en V, l’avatar de Venter est la grande star d’une application pour iPad dont Scott Skellenger, responsable du service informatique, me fait la démonstration. L’archétype miniature de Venter peut même marcher, voire danser à la demande. Nous nous trouvons alors dans son imposant bureau de San Diego en compagnie de Heather, son épouse et agent de publicité. Avec humour, Venter m’explique qu’il voulait à l’origine pouvoir extraire le cœur de son avatar « à la manière aztèque », ou encore lui prélever le cerveau pour inspection… et introspection. Au lieu de cela, le mini-Venter qui gigote dans l’application est entouré d’options arrangées en un véritable système solaire : images en coupe du cerveau, connectivité et anatomie, artères intracrâniennes… J’étudie un scan de ses hanches et de sa colonne vertébrale puis inspecte l’intérieur de son crâne. Des couleurs mettent en avant les différentes sections de son cerveau et j’en distingue clairement les substances blanches et grises. « J’ai le cerveau d’un homme de 44 ans », me dit-il. Un autre tap sur l’écran et me voilà qui examine son génome – retraçant ses origines jusqu’au Royaume-Uni –, sa démarche et même ses empreintes de pieds, saisies pour la postérité par un sol intelligent. Craig Venter, le plus grand entrepreneur en biotechnologie de la planète, décomposé en format binaire.