Une affaire non classée
Le 22 novembre 1963 à 12 h 30, trois coups de feu résonnent dans la ville de Dallas. Le 35e président des États-Unis, John Fitzgerald Kennedy alias JFK, qui passait sur Dealey Plaza à bord d’une limousine décapotée, au milieu d’une foule compacte et chaleureuse, s’effondre comme un pantin désarticulé. Son épouse, Jackie Kennedy, est éclaboussée de sang. La limousine accélère brutalement. Elle se dirige maintenant vers l’hôpital Parkland, où le président sera déclaré mort à 13 h.
Un peu plus tard, un homme appelé Lee Harvey Oswald est arrêté dans un cinéma de Dallas pour avoir abattu un policier. Cet ancien marine à la vie mouvementée est identifié comme un des employés du dépôt de livres qui aurait été l’origine des tirs sur la voiture présidentielle, et où l’on a trouvé, au cinquième étage, un fusil à lunette. Il devient alors le principal suspect de l’assassinat du président. Une suspicion qui se transforme en conviction lorsque la commission Warren, chargée de mener l’enquête par le successeur de JFK, Lyndon Johnson, conclut à la culpabilité de Lee Harvey Oswald, le 24 septembre 1964. Mais cette conviction ne gagne pas l’opinion publique. Beaucoup doutent que le tireur ait pu agir seul, d’autant qu’il a lui-même été assassiné en prison par un ancien gérant de boîte de nuit, Jack Ruby, deux jours seulement après la mort du président. Les théories conspirationnistes se multiplient. La plus répandue d’entre elles voudrait que l’assassinat de JFK ait été commandité par la mafia américaine. Et de fait, la famille du défunt a longtemps entretenu des liens avec la mafia américaine. Son père, Joseph Patrick Kennedy, a notamment collaboré avec un parrain de Chicago, Sam Giancana, dans le commerce d’alcool – illégal durant la période dite de prohibition. Ce dernier a également travaillé avec le chanteur Frank Sinatra, proche ami des Kennedy. Il aurait en outre fait partie des donateurs de la campagne présidentielle démocrate qui a porté JFK au pouvoir en 1960, et organisé des manœuvres syndicales pour lui permettre de récolter davantage de voix. Mais pourquoi la mafia américaine aurait-elle souhaité la mort du président qu’elle a fait élire ? Certains affirment qu’elle a beaucoup reproché à JFK de ne pas parvenir à se débarrasser de Fidel Castro, qui a asséché sa principale manne financière en fermant les casinos de Cuba. D’autres soulignent le fait que Robert Francis Kennedy, frère du président et procureur général des États-Unis, s’est frontalement attaqué au crime organisé. Il sera d’ailleurs lui aussi assassiné dans des circonstances floues, le soir de sa victoire aux primaires démocrates de Californie en 1968.
Une autre théorie voudrait que l’assassinat de JFK ait été fomenté par la CIA. Jim Garrison, procureur de la Nouvelle-Orléans de 1962 à 1973, estimait en effet que les cadres de la célèbre agence de surveillance étaient prêts à tout pour contrer le retrait progressif des troupes américaines du Vietnam, voulu par le président. Son livre, JKF, Affaire non classée, a inspiré un film au réalisateur Oliver Stone. Sobrement intitulé JFK, c’est lui qui, à sa sortie en salles le 20 décembre 1991, relance le débat public et pousse le Congrès américain à adopter, le 26 octobre 1992, une loi imposant la publication intégrale des documents concernant l’assassinat du président après 25 ans. C’est-à-dire au plus tard le 26 octobre 2017.
La Pierre de Rosette
Ce jour-là, le monde a retenu son souffle. Il attendait la publication de 3 100 dossiers confidentiels. Mais finalement, seulement 2 891 dossiers ont été mis en ligne sur le site des Archives nationales américaines. Le président Donald Trump, qui avait lui-même alimenté les théories conspirationnistes en affirmant que le père de Ted Cruz, son rival aux primaires républicaines de 2016, avait été vu en compagnie de Lee Harvey Oswald peu de temps avant l’assassinat, a en effet décidé de retenir les dossiers contenant des informations jugées particulièrement sensibles. Et donné six mois aux services de renseignement pour les étudier et en censurer, le cas échéant, les parties les plus délicates. « Des départements d’État et les services de renseignement m’ont suggéré de retenir certaines informations pour des raisons de sécurité nationale et de maintien de l’ordre, ainsi que des questions liées aux Affaires étrangères », a-t-il expliqué dans un communiqué. « Je n’ai pas d’autre choix, aujourd’hui, que d’accepter cette censure plutôt que de permettre une atteinte potentiellement irréversible à la sécurité de notre nation. Pour répondre à cette inquiétude, j’ordonne aux services de renseignement d’étudier tous les documents retenus pendant les 180 jours suivants. Au terme de ce délai, j’ordonnerai la publication de toute information dont les services de renseignement n’auront pas pu démontrer qu’elle doit être tenue secrète. »
« Peu importe ce qu’ils vont conserver, ce sera considéré comme la Pierre de Rosette », estime Larry Sabato, professeur de sciences politiques à l’université de Virginie et auteur de l’ouvrage The Kennedy Half-Century. « Cela va simplement alimenter encore plus les théories conspirationnistes. » « Tant que le gouvernement refusera de diffuser ce genre de documents, cela alimentera la suspicion qu’il y a quelque part une information inédite sur l’assassinat de Kennedy », renchérit l’historien Patrick Maney. Les dossiers mis en ligne par Washington le 26 octobre dernier ne suffiront donc pas à faire taire les théories conspirationnistes. Ils devraient en revanche tenir leurs adeptes, ainsi que les journalistes, les historiens et les curieux, fort occupés jusqu’à la fin du délai accordé par Donald Trump. Car ils renferment des dizaines, voire des centaines de milliers de documents. Certains d’entre eux remontent à l’année 1962. Tels que le compte-rendu d’une réunion où le chef de la CIA explique que ses services étudient les possibilités de saboter des pièces aéronautiques destinées à être envoyées à Cuba depuis le Canada… Et si les spécialistes ne s’attendent pas à y trouver de révélations fracassantes, ils s’accordent néanmoins à dire que ces dossiers pourraient nous en apprendre beaucoup sur le fonctionnement des services de renseignement américains avant et après l’assassinat de JFK, les pistes qu’ils ont suivies et les hypothèses qu’ils ont émises. « Il pourrait y avoir de nombreuses nouvelles informations, je pense, sur l’ampleur de ce que savait le gouvernement avant l’assassinat au sujet de Lee Harvey Oswald », insiste le reporter et écrivain Philip Shenon.
Le personnage principal
Lee Harvey Oswald est bel et bien le personnage principal des dossiers mis en ligne par Washington le 26 octobre dernier. On y apprend notamment qu’il était recherché par le FBI et surveillé par la CIA avant l’assassinat de JFK. Dans un mémo datant d’octobre 1963, un agent du FBI basé à La Nouvelle-Orléans écrit que des « sources cubaines » l’ont alerté à son sujet, qu’il a immédiatement prévenu des agents basés à Dallas et que ces derniers sont en train d’enquêter afin de le localiser. À cette période, Lee Harvey Oswald se trouve à Mexico, où il est en contact avec les services de renseignement soviétiques, le KGB, et un mémo de la CIA révèle que leurs échanges téléphoniques étaient écoutés. Les dossiers publiés nous apprennent également que le FBI savait que Lee Harvey Oswald était en danger. Le jour de son meurtre, le directeur du célèbre bureau d’investigation américain, John Edgar Hoover, fait état d’une menace de mort reçue la veille en provenance de Dallas. « Nous avons reçu hier soir un appel […] d’un homme qui disait, d’une voix très calme, qu’il était membre d’un comité organisé pour tuer Oswald », écrit-il, assurant avoir prévenu la police de Dallas et demandé un renforcer la protection du suspect. « Mais cela n’a pas été fait. » Quant au meurtrier de Lee Harvey Oswald, le FBI « n’a pas d’information sûre à son propos, même s’il y a quelques rumeurs de ses activités dans le crime organisé à Chicago ». Lui a déclaré avoir agi sans aucun complice et nié avoir passé l’appel en provenance de Dallas. De son côté, le KGB nie toute implication dans l’assassinat de JFK, toujours selon les notes de John Edgar Hoover. Pour l’une de ses sources, les dirigeants soviétiques estiment que le président américain a été abattu par un membre de l’extrême droite désirant faire un « coup d’État ». Pour une autre, le KGB est « en possession de données prétendant indiquer que le président Johnson était responsable de l’assassinat du président John F. Kennedy ». Une autre encore rapporte que les dirigeants soviétiques voyaient en Lee Harvey Oswald « un maniaque névrotique qui était déloyal envers son propre pays ».
Mais Lee Harvey Oswald n’était pas seulement connu du KGB, il était également connu des services de renseignement cubains. Un « agent cubain identifié » mis sur écoute a en effet confié à un autre Cubain qu’il connaissait le tireur de Dallas et l’a même qualifié de « bon tireur ». Or, la CIA rapporte dans un de ses mémos la réaction « de grande joie » de l’ambassadeur de Cuba en apprenant la mort de JFK. Dans un autre mémo, elle recense ses propres tentatives d’assassinat contre Fidel Castro. Il aurait néanmoins été trop « risqué » pour le dictateur cubain de faire tuer le président américain en représailles. C’est du moins ce qu’affirme une note du House Select Committee on Assassinations, commission d’enquête créée par la Chambre des représentants des États-Unis en 1976 pour enquêter sur les assassinats de John Fitzgerald Kennedy et Martin Luther King : « Le comité ne croit pas que Castro aurait assassiné le président Kennedy, parce qu’un tel acte, s’il avait été découvert, aurait donné aux États-Unis un prétexte pour détruire Cuba. »
Couverture : L’assassinat du président Kennedy.