Le peuple de Neza
Le règne de Nezahualcóyotl, qui s’étend de 1431 à 1472, est souvent décrit comme une époque de splendeur au Mexique. Car, comme le rappelle l’historien Miguel León-Portilla dans Culture et philosophie dans le Mexique préhispanique, Nezahualcóyotl « construisit des palais et des temples, créa des jardins botaniques et zoologiques ; il fut le conseiller des rois aztèques ; enfin, architecte extraordinaire, il dirigea la construction de chaussées, celle des ouvrages d’adduction d’eau à Mexico, l’édification de digues, de jetées qui, en retenant l’eau des lacs, fermeraient désormais le chemin aux inondations ». Et pourtant, la ville qui porte son nom a longtemps été synonyme de bidonville.
Entre 1940 et 1971, des usines s’élevèrent dans la région de Mexico, attirant toujours plus de travailleurs. Lesquels achetaient parfois un morceau de la terre jadis recouverte par le lac de Texcoco pour y construire une cabane. En 1950, 6 000 personnes vivaient dans ces marécages. En 1963, 100 000. Et en 1970, 600 000. Peu à peu, les marécages furent remplacés par des rues, les cabanes par des maisons. Les ordures commencèrent à être ramassées. L’eau potable et l’électricité firent leur arrivée. Mais Ciudad Nezahualcóyotl, qui est généralement désignée par le diminutif Neza, restait soumise à la violence des cartels et à la corruption, y compris celle de la police locale.
L’un de ses chefs, Jorge Amador, a décidé de mettre un terme à cette spirale. En commençant par faire le ménage dans ses propres rangs. Il a en effet congédié un policier sur huit, remplacé les commandants et changé les affectations des officiers, qui sont maintenant sous surveillance constante. Leurs voitures sont même équipées d’un GPS. Sachant parfaitement que le crime payerait toujours mieux que lui, Jorge Amador a en outre décidé d’offrir aux policiers quelque chose qui ne se compte pas en billets : la fierté civique. Il a donc organisé des concours de dissertation et des compétitions sportives, distribué des bourses d’études et remis des récompenses, le plus souvent publiquement.
Des initiatives qui semblent porter leurs fruits. « Il y a un fort sentiment de fierté [à Neza] », affirme l’urbaniste José Castillo. « C’est une communauté qui est basée sur la notion qu’ensemble, les gens peuvent transformer un territoire. » Cependant, aucun de leurs efforts ne seraient possibles sans le gouvernement local, qui échappe à la logique de corruption généralisée instaurée au Mexique par les deux principaux partis politiques, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) et le Parti d’Action Nationale (PAN). Neza est en effet gérée par un parti de gauche marginal, le Parti de la Révolution Démocratique, qui n’hésite pas à s’en prendre aux institutions. La municipalité a, de fait, effectuer une sécession bureaucratique d’avec celle du gouvernement fédéral, qui, seule, a permis à Jorge Amador de réformer la police locale. La police fédérale est, elle, traitée comme une police étrangère à Neza.
Les PDG de Monterrey
Contrairement à Neza, Monterrey est une ville opulente. C’est ici que sont établies la majeure partie des grandes entreprises mexicaines, telle Fomento Económico Mexicano (Femsa), qui fabrique et commercialise de la bière. Monterrey est également connue pour ses firmes étrangères, ses universités privées, ses hôtels de luxe, sa vaste classe moyenne et la modernité de son système de transport public. Elle a même été choisie pour accueillir une conférence des Nations Unies sur le développement en 2002. Mais Monterrey est rapidement devenue le théâtre de violents affrontements entre cartels, qui ont infiltré la police de la ville, et recruté plus d’un millier de personnes dans la région entre 2007 et 2010 selon l’organisation locale de défense des droits humains Ciudadanos en Apoyo a los Derechos Humanos.
Cette année-là, des hommes armés ont pendu une femme à un pont, jeté des têtes tranchées devant des écoles maternelles, abattu des policiers alors qu’ils aidaient des enfants à traverser une route, bloqué d’autres routes avec des camions pour permettre à des assassins d’échapper à l’armée, volé des milliers de voitures, attaqué des banques, des bureaux et des restaurants. En avril, et en l’espace de deux jours seulement, 30 personnes ont été tuées lors de fusillades. Parmi elles se trouvaient un étudiant de 21 ans.
Puis, en août, un cartel a orchestré une tentative d’enlèvement dans un car de ramassage scolaire opéré par Femsa, à l’extérieur de l’American Foundation School, une école privée connue pour accueillir les enfants de l’élite de Monterrey. Deux agents de sécurité employés par la firme ont été tués au cours de cette attaque, qui fut l’attaque de trop pour les dirigeants d’entreprises basées à Monterrey. « Dans une certaine mesure, nous considérions [Monterrey] comme une ville privilégiée et étrangère aux problèmes du Mexique », expliquait en effet la PDG de Softtek, Blanca Trevino, quelques mois plus tard. « La violence nous frappe parce que nous ne sommes pas habitués à vivre avec, et donc à la gérer. Nous vivons maintenant dans la psychose. »
Cette « psychose » a poussé les dirigeants d’entreprises de Monterrey à financer l’unité de la police locale spécialisée dans les enlèvements. Ils ont également financé le recrutement de nouveaux officiers, leur logement, et une augmentation de leur paye. Ils ont engagé des consultants spécialisés dans la sécurité, et des avocats pour réécrire les lois sur les enlèvements. Ainsi, sans un bruit, ils ont peu à peu pris le contrôle de la ville, qui a vu son taux de criminalité chuter. Lorsque des représentants du gouvernement ont demandé à approuver les publicités de recrutement de la police locale, ils ont tout bonnement refusé. Ce qui n’a pas empêché le gouverneur local de l’époque de chercher à accompagner leurs effort, contrairement à son successeur…
Les milices de Tancítaro
Les sécessions de villes mexicaines ne sont pas toujours aussi feutrées que celle de Monterrey. À Tancítaro, les producteurs d’avocats, qui rapportent chaque année des millions de dollars, n’ont pas hésité à créer une milice pour protéger la ville des cartels qui font régner la terreur dans l’État de Michoacán. Selon ses propres statistiques, pas moins de 8 258 meurtres y ont été commis entre 2006 et 2015. Les agriculteurs ont commencé par acheter des fusils et par ériger des barricades de fortune, faites de pierres et de sacs de sables, mais Tancítaro est aujourd’hui gardée par des forteresses cimentées ornées d’étroites fenêtres qui sont tenues par des hommes lourdement armés. Quant aux rues de la ville, elles sont sillonnées par des camions blindés. Même la police fédérale, dont un convoi a pourtant été attaqué par un cartel dans la municipalité voisine d’Alcade en 2010, n’utilise pas de tels camions.
Ses rues sont donc calmes et propres. Mais le calme et la propreté ont un prix. Celui du Droit. En effet, le système mis en place par la milice à Tancítaro ressemble étrangement à celui des cartels. Tous les jeunes hommes suspectés de travailler pour eux ont été expulsés de la ville. Les services publics se sont affaiblis. Le conseil municipal n’a que très peu de pouvoir. Le maire rend des comptes aux agriculteurs. Et l’État fédéral laisse faire. Pour Romain Le Cour Grandmaison, spécialiste du Michoacán au centre de recherche indépendant Noria, « le même abandon de l’État qui a joué en faveur des criminels joue aujourd’hui en faveur des groupes d’autodéfense ».
L’exemple de Monterrey montre à quel point les succès de Neza sont fragiles.
« Il semble que le gouvernement se soit servi des milices pour reprendre pied dans cette région », dit le chercheur. « Mais il a peur des succès militaires de ces groupes, peur que la situation ne dégénère. »
L’État fédéral avait également abandonné Monterrey à son sort. Cependant, l’élection, en octobre 2015, d’un nouveau gouverneur local a mis fin à la mainmise des dirigeants d’entreprise. En effet, Jaime Rodríguez Calderón n’a pas seulement laissé les réformes engagées caduques, il a également nommé ses amis aux postes clef. Candidat indépendant, il avait fait de la lutte contre les cartels et de la faiblesse des partis traditionnels les leitmotivs de sa campagne, lui qui a échappé à deux attentats en 2010 et dont le fils a été assassiné en 2009. « Les citoyens sont en colère contre la classe politique et la corruption qui règne », déclarait-il par exemple dans l’émission télévisée Al Punto. Mais la criminalité est maintenant de retour à Monterrey, ainsi que la brutalité policière, en particulier dans les quartiers défavorisés de la périphérie. Les quartiers les plus riches sont, eux, restés sûrs.
L’exemple de Monterrey montre à quel point les succès de Neza sont fragiles. Le moindre changement politique peut faire vaciller leur édifice. D’autant que Neza a gardé très mauvaise réputation. Beaucoup de Mexicains refusent encore d’y mettre les pieds. Et réservent parfois un accueil bien peu chaleureux à ses habitants, qui sont aujourd’hui plus d’un million. Les gens disent des choses comme « surveille tes affaires, il vient de Neza » et « les voleurs rentrent dormir à Neza », témoigne par exemple Mirna Andrade, directrice de l’association locale Xocoyotzin, une maison d’enfants à caractère social. Heureusement, la plupart des habitants de Neza ont rarement besoin de s’aventurer à l’extérieur. 70 % d’entre eux travaillent au sein de leur ville, ce qui est exceptionnel dans la banlieue de Mexico.
Mexico, siège du pouvoir, qui a vu son taux de criminalité s’envoler en 2017.
Couverture : Rassemblement populaire en faveur du PRD à Neza. (AMLO)