La conférence annuelle du site américain Recode est un des rendez-vous les plus prestigieux du monde de la technologie en Californie. Lors de la dernière édition, au printemps 2016, Elon Musk, le PDG de Tesla et SpaceX, est venu exposer sa vision et ses projets – des voitures autonomes à la colonisation de Mars. Parmi tous les sujets abordés, il y en a un qui enthousiasme tellement l’entrepreneur de la Silicon Valley qu’il ne laisse même pas le journaliste Joshua Topolsky terminer sa question : vivons-nous dans une simulation informatique ? « C’est dingue, j’ai eu tellement de discussions sur l’hypothèse de la simulation… » lance Elon Musk. « À tel point que mon frère et moi avons fini par décider de ne pas en parler quand nous sommes dans un jacuzzi, afin de préserver la magie », confie ensuite le milliardaire, déclenchant des éclats de rire dans la salle. Avant de partager sa conviction personnelle : il est plus probable que nous appartenions à une simulation informatique qu’au monde « réel ». Beaucoup plus probable : « Il y a une chance sur un milliard pour que nous ne vivions pas dans une simulation. »
Les éclats de rire qu’Elon Musk provoque alors semblent teintés de gêne et d’angoisse. Tout comme certains des innombrables commentaires que l’assertion de l’entrepreneur, qui est suivi par 7,6 millions de personnes sur Twitter, suscitera sur Internet. Or Musk est loin d’être le seul à envisager sérieusement le fait que nous vivions dans une simulation informatique. C’est une idée qui irrigue la science-fiction depuis longtemps, et dont le grand public est familier grâce à la trilogie Matrix. Mais elle occupe aussi des philosophes, et même des scientifiques.
Les trois scénarios
En réalité, Elon Musk reprend les arguments développés par le philosophe suédois Nick Bostrom dans un essai publié en 2003, intitulé « Est-ce que vous vivez dans une simulation informatique ? ». Celui-ci identifie trois scénarios possibles dans le futur. Dans le premier, l’espèce humaine s’éteint avant d’être capable de simuler des mondes et des êtres de façon réaliste. Dans le deuxième, elle ne se sert pas de cette technologie pour simuler les mondes et les êtres de ce qu’elle considère comme son passé (soit par manque d’intérêt, soit pour des raisons éthiques, soit parce qu’elle dispose de moyens plus efficaces pour explorer son Histoire). Dans le troisième scénario, les post-humains lancent de tels programmes – et nous en faisons partie. Étant donné que le nombre de personnes simulées serait rapidement supérieur au nombre de personnes non-simulées, les probabilités que nous appartenions à la première génération d’êtres humains atteignant un tel niveau d’évolution sont infimes. Que nous l’atteignons dans 50 ans ou dans dix millions d’années n’y change rien.
Ce scientifique de la NASA réfléchit à l’hypothèse de la simulation depuis des décennies.
Nous serions donc victimes d’une illusion, comme la majorité des êtres humains dans Matrix. Mais contrairement à Neo et ses compagnons, nous ne pourrions même pas débrancher nos cortex pour y échapper. Car contrairement à eux, nous ne serions pas des êtres biologiques plongés dans une réalité simulée par une intelligence artificielle ultra-puissante afin de les réduire en esclavage, mais des êtres entièrement simulés par cette intelligence artificielle pour permettre à une civilisation future de mieux comprendre son Histoire. Ou bien simplement pour la divertir. Nous serions donc plutôt à l’image des personnages de nos jeux vidéo, dont certains explorent justement le lointain passé. Assassin’s Creed, par exemple, revisite l’aventure de la secte des Assassins, qui sévissait au XIIe siècle dans le Moyen-Orient. Cela ne signifierait pas que nous ne faisons pas également partie du monde réel, précise Nick Bostrom. « Le monde simulé que nous expérimenterions ne serait néanmoins qu’un morceau de la réalité. La réalité comprendrait également l’ordinateur qui dirige la simulation, la civilisation qui a construit l’ordinateur, et peut-être plusieurs autres simulations. » Le philosophe ne présente aucun de ses trois scénarios comme étant le plus probable. « Personnellement, j’accorde moins de 50 % de probabilité à l’hypothèse selon laquelle nous vivons dans une simulation, je lui accorde plutôt quelque chose de l’ordre de 20 %, peut-être », dit-il.
« Je remarque que les gens qui entendent parler de la question de la simulation réagissent souvent en disant : “Oui, ce débat est viable et c’est évidemment tel scénario qui l’emporte”. Mais chaque personne choisit un scénario différent. Certains pensent que c’est le premier qui est vrai, d’autres pensent que c’est le second, d’autres encore pensent que c’est le troisième. » Comme Elon Musk, Richard Terrile fait partie de cette dernière catégorie.
L’hypothèse de la simulation
Le CV de Richard Terrile est impressionnant. Diplômé de l’Institut de technologie de Californie, cet astronome américain de 65 ans a notamment développé des missions vers Mars et au-delà du système solaire. Il a également découvert quatre lunes autour des planètes Saturne, Uranus et Neptune, et pris les premières images du système de l’étoile Beta Pictoris. Aujourd’hui, il travaille pour Jet Propulsion Laboratory, l’entreprise chargée de la construction et de la supervision des vols non habités de la NASA. Mais Richard Terrile est aussi un amateur de jeux vidéo, et il réfléchit à l’hypothèse de la simulation depuis des décennies. « En tant que scientifique, j’essaye de comprendre les erreurs que nous commettons en nous enfermant dans certaines hypothèses et en en rejetant d’autres », dit-il. « Or la théorie de la simulation peut révolutionner la science, de la même façon que Nicolas Copernic a révolutionné la science en démontrant que le Soleil ne tournait pas autour de la Terre. »
Selon lui, le fait que nous vivions dans une simulation expliquerait notamment pourquoi le monde est mathématiquement « compréhensible », ce qui semblait « incompréhensible » à Albert Einstein. « Cela expliquerait pourquoi le monde est quantifié, en termes de temps, d’énergie, d’espace et de volume », affirme Richard Terrile. « Toutes ces choses ont une limite et une taille, ce qui suggère que notre univers est à la fois calculable et fini. Ces deux propriétés rendent une simulation de l’univers possible, et à mon avis elle a déjà eu lieu. » Il applique le même raisonnement à la conscience : « À moins de croire que le phénomène de la conscience a quelque chose de spirituel et de mystique, ce qui n’est pas mon cas, on admet facilement l’idée qu’on peut reproduire son architecture et que des êtres artificiels peuvent en être dotés. » La théorie de la simulation expliquerait par ailleurs certaines « bizarreries » de la science. « D’abord, l’âge et la taille de l’univers. Pourquoi est-il aussi vieux et aussi grand ? La logique voudrait que nous vivions dans un univers nettement plus petit et plus jeune, étant donné la réalité dans laquelle nous vivons. » « Ensuite, le problème de la mesure quantique, qui met en évidence le fait que les particules n’ont un état déterminé que lorsqu’on les observe. Cela pourrait vouloir dire que l’univers fonctionne comme un jeu vidéo. Dans un jeu vidéo, en effet, on voit ce qu’on voit au moment où on a besoin de le voir. Cette propriété-là de notre univers indique qu’il peut être simulé de manière très économique. »
S’il admet que les conséquences métaphysiques de la théorie de la simulation sont vertigineuses, dans la mesure où elle emboîte les mondes comme des poupées russes, à l’infini, Richard Terrile les trouve « plutôt réconfortantes » : « Cette théorie donne une base scientifique à la croyance en la vie après la mort. Plus besoin même de religion. Et puis, elle signifie que nous allons créer nos propres simulations. En un sens, Dieu existe : nous sommes Dieu. Enfin, nous serons Dieu. » Tous les astronomes ne partagent pas cet enthousiasme.
Les rayons cosmiques
Le CV de Caleb Scharf est tout aussi impressionnant que celui de Richard Terrile. Diplômé de l’université de Cambridge, ce Britannique est aujourd’hui à la tête du centre d’astrobiologie de l’université de Columbia. Il a auparavant effectué des travaux de recherche au centre de vol spatial Goddard de la NASA et à l’Institut des sciences du télescope spatial. Et non seulement il n’accrédite pas la théorie de la simulation, mais en plus cette théorie le déprime « atrocement ». « Tout comme les arguments en faveur d’un Créateur, la théorie de la simulation ne permet aucune connaissance approfondie de la nature de l’existence, à l’exception du fait que toute recherche est inutile parce que tout ce que nous déduisons de la nature de la réalité ne reflète que la simulation », dit-il. « L’autre mauvaise nouvelle, c’est que nous devons nous demander quand la simulation va devenir obsolète et être arrêtée ! »
Caleb Scharf fait par ailleurs remarquer que la théorie de la simulation n’est pas une idée neuve, mais la version moderne d’une question qui a préoccupé les êtres humains de tout temps. Les philosophes grecs, notamment, se sont demandé s’ils ne vivaient pas dans l’illusion. Aussi Platon a-t-il représenté les hommes comme des êtres enchaînés au fond d’une caverne, tournant le dos à l’entrée, et ne percevant donc du monde et d’eux-mêmes que les ombres projetées sur une paroi. Bien plus tard, le Français René Descartes a formulé l’hypothèse d’un « Malin génie » nous dominant et employant tout son pouvoir à nous tromper sur la réalité du monde qui nous entoure. Mais l’immense succès de Matrix semble avoir durablement relancé le questionnement des foules sur la nature du réel à l’aube du XXIe siècle. D’après Caleb Scharf, ce regain d’intérêt s’explique bien entendu par l’avènement des technologies numériques et de l’intelligence artificielle, mais aussi par la conjoncture scientifique.
D’une part, nous n’avons toujours pas trouvé le moindre signe de vie dans le cosmos, malgré la très forte probabilité de son existence. D’autre part, la physique a connu des progrès remarquables avant de réaliser que ses théories les plus brillantes n’étaient pas testables – et ne le seraient peut-être jamais. Mais qu’en est-il de la théorie de la simulation informatique ? Depuis des années, les physiciens utilisent la simulation informatique pour recréer les forces de la nature à une échelle minuscule, de la taille d’un atome nucléaire. Or ces simulations génèrent de petites – mais distinctes – anomalies. C’est du moins ce qu’observent les physiciens Silas Beane, Zohred Davoudi et Martin Savage dans une étude publiée en 2012, tout en se demandant si nous trouverions de telles anomalies dans l’univers. Selon eux, les rayons cosmiques, des particules de haute énergie provenant de l’extérieur du système solaire, pourraient en présenter. Ce constat ne prouverait pas la théorie de la simulation, mais il lui donnerait de nouveaux arguments.
Quant à la possibilité même d’une simulation de la qualité décrite par les défenseurs de cette théorie, elle devrait, à les croire, se confirmer très prochainement. « Il y a 40 ans, nous avions le jeu vidéo Pong, deux rectangles et un point, c’est tout », rappelait Elon Musk à la conférence de Recode au printemps dernier. « Maintenant nous avons des simulations photo-réalistes en 3D avec des millions de joueurs simultanés, et cela s’améliore chaque année. Bientôt, nous aurons la réalité virtuelle et la réalité augmentée. Si vous croyez un tout petit peu en une cohérence du progrès, alors les jeux finiront par devenir impossibles à distinguer de la réalité. »
Couverture : La supernova Cas A. (NASA)