Le sol se dérobe sous les pieds de Fabienne Raoul. Autour d’elle, dans une salle de formation d’Évry à la renverse, la voix de l’instructeur n’est plus qu’un bruit de fond. Ce 10 février 2004, à 11 heures, une nausée intense retourne l’ingénieure d’études dans le nucléaire. Elle est pâle, en sueur. À peine songe-t-elle à filer aux toilettes que son corps bascule vers l’arrière. En plein malaise cardiaque, la jeune femme aperçoit un espace lumineux, peuplé d’êtres non moins lumineux. « Je me dis que je suis morte mais ma conscience n’a jamais été aussi pure et aiguisée », raconte-t-elle dans le livre Mon Bref passage dans l’autre monde, publié à l’été 2019.
Pour incroyable qu’elle paraisse, cette anecdote n’est ni isolée ni fantaisiste. On appelle ça une expérience de mort imminente (EMI). Dans un article scientifique paru en octobre 2019, les neurologues danois Daniel Kondziella, Markus Harboe Olsen, Coline L. Lemale et Jens P. Dreier expliquent qu’elle se produit « dans des situations proches du décès ainsi qu’en cas de danger émotionnel ou physique imminent » ; et peut se manifester par une « vitesse de pensée augmentée, une distorsion du temps, une expérience de hors-corps et des hallucinations auditives et visuelles ». En juin 2019, les chercheurs ont présenté une autre étude sur le sujet à l’Académie européenne de neurologie à Oslo, en Norvège. Il en ressort qu’une personne sur dix aurait déjà vécu une expérience de mort imminente.
Afin d’obtenir ce résultat, l’équipe danoise a fait appel à 1 034 personnes, venues de 35 pays différents, grâce à une plateforme de crowdsourcing. Sur les 289 d’entre elles qui ont déclaré avoir vécu une EMI, 160 ont passé le test de Greyson, c’est-à-dire qu’elles ont obtenu plus de sept points en répondant à 16 questions. Les participants ont notamment évoqué une perception anormale du temps (87 %), une vitesse exceptionnelle de réflexion (65 %), des sens aiguisés (63 %), et le sentiment d’être séparés de leurs enveloppe corporelle (53 %).
Si Fabienne Raoul affirme avoir ressenti « un état d’amour absolu » et d’autres avoir entendu des anges chanter, 73 % des personnes interrogées expliquent que l’aventure a été déplaisante, contre seulement 27 % qui l’ont pleinement appréciée. Ceux qui ont eu plus de 7 au test de Greyson sont en revanche 53 % à avoir passé un bon moment contre 14 % à l’avoir mal vécu. Mais ils sont surtout plus nombreux à se souvenir de leurs phases de sommeil paradoxal, au cours desquelles les yeux bougent rapidement, les rêves sont plus vifs et le corps peut être temporairement paralysé. Sans pouvoir établir de relation de cause à effet, Daniel Kondziella note donc un lien entre ces deux types d’expériences.
Alors que de précédentes recherches menées en Allemagne et en Australie donnaient des taux de prévalence de 4 et 8 %, le scientifique danois estime que son étude a obtenu 10 % car, plutôt que d’être conduite uniquement sur des survivants d’arrêts cardiaques, elle l’a été auprès de personnes lambda. Pour Pierre Barnérias, réalisateur d’un documentaire sur le sujet sorti le 30 octobre 2019, Thanatos, l’ultime passage, le nombre de cas est « assurément plus important que ce que l’on pense ».
À 22 ans, le journaliste français a été plongé huit jours dans le coma après un accident de moto. S’il n’a pas fait d’expérience de mort imminente, le jeune homme n’a alors cessé de se demander ce qui s’était passé avant son réveil. Son interrogation s’est prolongée vers l’au-delà en 2009, quand il a produit Les Yeux ouverts, à partir d’images tournées dans une unité de soins palliatifs. Avec Thanatos, l’ultime passage, il a donc eu envie « de parler d’un sujet universel qui génère une peur ancestrale ». Internet regorgeait de témoignages et les livres comme celui de Fabienne Raoul étaient légion. Pour son film qui « libère la parole », Pierre Barnérias a donc interrogé des personnes en France et aux États-Unis, où la porte vers l’au-delà est entrouverte depuis un moment.
Au Paradis
C’était en 2004. Alex Malarkey avait six ans. Il était en voiture avec son père et ils roulaient près de Rushsylvania, dans l’Ohio, lorsqu’ils ont été violemment percutés par un autre véhicule. Alex Malarkey a alors vu son père être emporté par un ange loin de l’accident. Grièvement blessé, il a lui-même été emporté par un hélicoptère vers l’hôpital le plus proche. Mais dans ses souvenirs, c’est au Paradis qu’il est entré, et il y a fait la rencontre de Jésus. Ou du moins c’est ce qu’il dit à ses parents après avoir passé deux mois dans le coma. Et ce que raconte un livre publié en 2010 et co-signé par Alex Malarkey et son père, The Boy Who Came Back From Heaven. Au début de l’année 2015, ses lecteurs apprennent qu’il repose sur un mensonge. « Pardonnez, s’il vous plaît, ma concision, mais je dois rester bref à cause de mes limitations », écrit Alex Malarkey, que l’accident de 2004 a laissé paraplégique. « Je ne suis pas mort. Je ne suis pas allé au Paradis. J’ai dit que j’avais été au Paradis parce que je pensais que cela me mettrait au centre de l’attention. »
Il ne se trompait guère. En effet, The Boy Who Came Back From Heaven a été vendu à plus d’un million d’exemplaires aux États-Unis. Tout comme To Heaven and Back, qui raconte « le voyage spirituel » de la chirurgienne orthopédique Mary Neal, décédée lors d’un accident de kayak en 1999 et revenue à la vie après avoir « visité le Paradis » et « communiqué avec les anges ».
Ou encore Proof of Heaven, qui raconte « le voyage d’un neurochirurgien dans l’après-vie », Eben Alexander. Mais aucun des auteurs de ces livres-là n’est encore revenu sur la véracité de ses propos. Et il existe de très nombreux témoignages similaires aux leurs à travers le monde. « Tant de gens passent par des versions similaires à ce que j’ai vécu, et les histoires que j’ai entendues d’autres témoins de l’expérience de mort imminente me donnent du courage tous les jours », écrit Eben Alexander dans le Daily Mail. « Ils sont une corroboration constante de tout ce qui m’a été révélé : à quel point nous sommes aimés et chéris – beaucoup plus que nous ne pouvons l’imaginer –, nous n’avons rien à craindre, rien à nous reprocher. » « L’expérience de mort imminente », ou « EMI », est l’expression généralement employée pour désigner l’ensemble de visions et de sensations décrites suite à un état de mort clinique ou de coma avancé.
Elle se caractérise de manière récurrente par un phénomène de décorporation, c’est-à-dire l’impression que « l’esprit » se dissocie du corps physique, une vision complète ou partielle de sa propre vie, l’apparition d’une lumière ou d’un tunnel, une rencontre avec des entités spirituelles ou des défunts, un sentiment d’amour infini, de paix et de tranquillité. Mais rares sont les EMI qui associent tous ces éléments, et des variations sont observées d’un témoignage à l’autre.
Pour expliquer cette expérience, deux approches s’opposent traditionnellement. L’une peut être qualifiée de « spirituelle » et l’autre de « sceptique ». Mais de plus en plus de médecins et de scientifiques tentent de sortir de cet antagonisme. Car comme le souligne la vice-présidente de la branche française de l’Association internationale pour l’étude des états proches de la mort (IANDS-France), Laurence Roussel, « pour le moment, aucune explication scientifique ne rend compte de tous les aspects de l’EMI ». « Cela ne signifie pas que cette explication n’existe pas », ajoute-t-elle. « Cela signifie que l’EMI nous demande d’élargir le champ de nos connaissances. »
Life after life
D’après Laurence Roussel, l’objectif que s’est fixé IANDS-France est « avant tout d’écouter les personnes qui ont vécu une EMI sans porter aucun jugement ». Car si les premiers compte-rendus écrits de cette expérience datent de l’Antiquité, « il a de nos jours été difficile de la raconter sans passer pour un fou ». Mais, « sans pour autant nier la dimension spirituelle de l’EMI, qui est souvent la dimension la plus marquante pour les gens, l’association entend encourager, et mener, une recherche véritablement scientifique sur le sujet ». La première description médicale de l’EMI aurait été réalisée au XVIIe siècle par un médecin militaire français, Pierre-Jean du Monchaux.
Celui-ci se penchait sur le cas d’un apothicaire qui avait vu une lumière « si pure et si puissante » qu’il s’était cru au Paradis alors qu’il s’était évanoui après une phlébotomie – c’est-à-dire après une « saignée ». « Que se passe-t-il alors ? » s’interrogeait Pierre-Jean du Monchaux. « Tout le sang et les humeurs coulent abondamment et tranquillement dans les vaisseaux internes, en particulier les vaisseaux cérébraux, protégés de toute compression externe. Et c’est précisément cette effusion de sang qui excite toutes ces sensations vives et fortes ; c’est sa distribution calme et égale [dans le cerveau] qui rend la sensation agréable. » Une théorie « en complète contradiction avec la théorie actuelle », selon le paléopathologiste Philippe Charlier, qui pourrait s’expliquer par « la période historique ». De fait, il est généralement admis que la recherche scientifique sur l’EMI commence réellement au XXe siècle avec la publication, en 1975, du livre du psychiatre Raymond Moody, Life After Life. Ce livre, qui recense les témoignages de 50 personnes, a été suivi par des dizaines d’autres, ainsi que par des centaines d’études.
La plupart d’entre elles ont été réalisées de manière rétrospective, c’est-à-dire en se basant, comme Life After Life, sur les récits de personnes à qui l’EMI était arrivée par le passé. Ce qui pose plusieurs problèmes d’un point de vue scientifique, à commencer par le fait que les sujets de ces études se sélectionnent eux-mêmes. Par ailleurs, les études rétrospectives ne permettent pas de collecter de données médicales sur ce qu’il se passait dans le corps et le cerveau des sujets en question au moment de l’EMI. À la différence des études prospectives, qui se basent, elles, sur des récits collectés le plus tôt possible après cette expérience. Les patients qui ont survécu à une urgence telle qu’une crise cardiaque sont interrogés par l’équipe médicale une fois leur état stabilisé, et leur dossier médical est épluché s’ils rapportent l’une des visions ou des sensations caractéristiques de l’EMI.
Suivant la même logique, le neurochirurgien Eben Alexander a passé son propre dossier médical en revue pour les besoins de son livre Proof of Heaven, et il en est arrivé à la conclusion qu’il était dans un coma si profond lors de son EMI que seule une dissociation de son « âme » et de son corps pouvait expliquer ce qu’il avait vu et ressenti. Mais une enquête du très sérieux magazine Esquire a largement mis en doute sa probité, en révélant notamment qu’il avait fait l’objet de plusieurs poursuites pour faute professionnelle, dont au moins deux impliquant la modification de dossiers médicaux pour couvrir une erreur. Et le président d’IANDS-France, Jean-Pierre Jourdan, a pointé des incohérences médicales dans son témoignage. Quant à Laurence Roussel, elle estime que « la question de l’existence de l’EMI est trop souvent réduite à la question de l’existence de “la vie après la mort” » dans les ouvrages destinés au grand public.
AWARE
« Je pense que la question que nous pose l’EMI est en réalité celle de la nature de la conscience », insiste Laurence Roussel. « Des expériences similaires à l’EMI ont d’ailleurs été rapportées sans qu’il y ait eu imminence de la mort, mort clinique ou coma avancé. Lors, par exemple, de la proximité d’un danger, d’un événement traumatique, d’une séance de médiation, d’une séance de relaxation, ou encore d’un orgasme. Et même parfois sans aucune cause apparente. »
Or, la conscience après la mort existe bel et bien. Et pas quelques secondes seulement. C’est du moins ce que montre l’étude AWARE, publiée en 2014 dans la revue Resuscitation et dirigée par Sam Parnia, chercheur à l’université d’État de New York à Stony Brook. Son équipe s’est penchée sur 2 060 cas d’arrêt cardiaque dans quinze hôpitaux du Royaume-Uni, d’Autriche et des États-Unis. Sur les 330 personnes qui ont survécu à ces arrêts cardiaques, 140 ont été capables de répondre à des questions. Parmi eux, 55 ont déclaré avoir eu des moments de conscience avant d’être réanimés. Certains ont déclaré avoir vu une lumière brillante, ou encore des flashs.
D’autres ont eu l’impression d’être plongés dans l’eau. L’un des sujets, un homme de 57 ans, a déclaré qu’il avait pu entendre les discussions de l’équipe médicale autour de lui. « Dans ce cas, l’état de conscience semble avoir continué jusqu’à trois minutes », affirme Sam Parnia. « L’homme a décrit tout ce qui s’est passé dans la pièce, mais, plus significatif, il a entendu deux bips provenant d’une machine qui fait un bruit à des intervalles de trois minutes », explique-t-il ensuite. « Ainsi, nous avons pu mesurer la durée de l’expérience. » En se basant sur ce cas, le chercheur incite la communauté médicale à « réanimer les patients plus longtemps, avec des technologies plus modernes ».
Pour lui, « la mort n’est pas un moment spécifique, mais un processus potentiellement réversible qui a lieu après qu’une maladie grave ou un accident fait que le cœur, les poumons et le cerveau arrêtent de fonctionner ». « Si des tentatives sont faites pour inverser ce processus, on fait référence à un arrêt cardiaque. Cependant, si ces tentatives ne réussissent pas, on l’appelle “mort” », remarque-t-il. « Dans cette étude, nous voulions aller au-delà du terme émotionnellement chargé et encore mal défini de mort imminente pour explorer objectivement ce qu’il se passe quand nous mourons. »
Une autre étude, AWARE II, est actuellement en cours. Pour celle-ci, des médecins volontaires se sont tenus prêts, pendant deux ans, dans une dizaine d’hôpitaux du Royaume-Uni et des États-Unis, à équiper les victimes d’arrêt cardiaque d’un appareil de mesure d’électroencéphalographie portatif et d’une spectroscopie dite à proche infrarouge qui mesure l’oxygénation du cerveau, afin de confronter ces données aux éventuels récits des survivants. Ses résultats devraient être publiés dans les mois qui viennent…
Couverture : Au-delà. (Ulyces.co)