Le 21 août 2011, les rebelles libyens entrent dans la capitale, Tripoli. Deux jours plus tard, ils investissent la caserne fortifiée du dictateur Mouammar Kadhafi, Bab al-Azizia. Mais ce dernier est introuvable. Des hommes d’affaires offrent deux millions de dinars libyens – soit 1,2 million d’euros – à qui le livrera. De son côté, Interpol émet un mandat d’arrêt contre lui, son fils Saïf al-Islam Kadhafi, et son beau-frère Abdallah Senoussi. Il est finalement capturé le 20 octobre 2011 près de sa ville natale, Syrte, en compagnie de son fils Moatassem Kadhafi. Leurs corps sans vie sont exposés le lendemain à Misrata.
Ainsi se termine un règne de plus de quarante ans. Et une guerre civile qui a fait des milliers de morts… Tout avait pourtant commencé par un mouvement de contestation pacifique. Sous l’influence de la révolution tunisienne en cours, différentes manifestations ont lieu à travers la Libye au tout début de l’année 2011. L’une d’elles est violemment réprimée, et la contestation tourne à l’insurrection. Les forces loyales au régime de Mouammar Kadhafi redoublent de violence. La France, alors dirigée par Nicolas Sarkozy, dont la campagne électorale de 2007 aurait été en partie financée par le dictateur libyen selon les journalistes Fabrice Arfi et Karl Laske, demande à l’ONU l’autorisation de former une coalition internationale pour intervenir dans le conflit. Soutenus par ses bombardements aériens, les insurgés prennent peu à peu le contrôle de la Libye.
Mouammar et Moatassem Kadhafi sont inhumés dans le désert sans que les circonstances de leur mort n’aient été établies. Saïf al-Islam Kadhafi est arrêté le 19 novembre 2011. Son procès s’ouvre le 14 avril 2014 à Tripoli, en même temps que celui de son frère Saadi. Aucun des accusés n’assiste à l’audience, le premier étant retenu par une brigade à Zinten et le second ayant été extradé vers le Niger, où il fait l’objet d’autres investigations. Quant à Abdallah Senoussi, il a été arrêté le 17 mars 2012. Le 7 juillet de cette année-là, la première élection démocratique jamais organisée en Libye a désigné les 200 membres du Congrès général national chargé de remplacer le Conseil national de transition. Mais le pays allait de nouveau basculer dans la guerre civile. Et le clan de Mouammar Kadhafi n’avait pas dit son dernier mot.
Ahmed Kadhaf al-Dam
C’est en Égypte que la plupart des loyalistes libyens ont trouvé refuge. Certains d’entre eux ont l’habitude de se réunir chez le cousin de Mouammar Kadhafi, Ahmed Kadhaf al-Dam, au Caire, pour discuter de l’avenir de leur pays. Dans ce luxueux appartement au mobilier rococo du quartier de Zamalek, le dictateur libyen est toujours au faîte de sa gloire. Sur un portrait accroché au mur, il se prélasse dans une tente. Sur un autre, il est assis à bord d’un avion, revêtu de son uniforme militaire. Dans le salon, son portrait est superposé à celui d’Omar al-Mokhtar, qui est connu pour avoir combattu la colonisation italienne de la Libye au début du XXe siècle, et maintenant considéré comme un symbole de résistance dans le monde arabe.
Il en ira de même pour Mouammar Kadhafi, affirme Ahmed Kadhaf al-Dam à un journaliste du Washington Post qui a récemment visité l’appartement de Zamalek. Lui-même est le portrait craché du dictateur libyen. Il a la même excentricité vestimentaire, le même regard, les mêmes paupières tombantes, les mêmes cheveux, noirs et bouclés, et le même visage un peu joufflu qui lui donne un air de jeunesse malgré ses 65 ans, et en dépit d’une vie bien mouvementée.
Ahmed Kadhaf al-Dam a fait ses études en Grande-Bretagne, en Turquie et au Pakistan. Puis il a assuré le commandement de la garde rapprochée de son célèbre cousin. Il l’a aussi aidé à acheminer des armes vers l’Afrique du Sud pour lutter contre l’apartheid. Mais il a surtout été son émissaire diplomatique attitré. Christian Graeff, ambassadeur de la France à Tripoli de 1982 à 1985, l’a toujours vu à la droite de Mouammar Kadhafi. « Il avait un statut hors cadre », dit-il. Et c’est sans doute ce « statut hors-cadre » qui lui a permis de tenir tête au dictateur libyen au début de l’insurrection. Il a en effet gagné le Caire dès le 24 février 2011, après avoir démissionné de toutes ses fonctions « en signe de protestation contre la façon dont la crise a été gérée ». C’est-à-dire contre la violente répression de manifestations pacifiques.
Les deux cousins se sont néanmoins réconciliés lorsque les Rafale sont passés à l’attaque, et Ahmed Kadhaf al-Dam a tenté de jouer les intermédiaires entre le régime libyen et la présidence française. En vain. Il en garde de la rancune contre Nicolas Sarkozy, qu’il accuse dès 2014 d’avoir bénéficié du soutien financier de Mouammar Kadhafi dans son ascension vers l’Élysée. La porte de sa chambre, elle, garde la trace de l’irruption de policiers dans son appartement en 2013 : elle est criblée de balles. Les autorités post-révolutionnaires libyennes avaient émis un mandat d’arrêt contre lui, mais il a été acquitté par un tribunal égyptien et il est peu probable qu’il soit de nouveau inquiété par la justice : le cousin du dictateur libyen disparu est également un proche du nouveau président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi.
Pour Ahmed Kadhaf al-Dam, le meurtre de Mouammar Kadhafi est « un crime de guerre » et « l’Occident » est responsable de tous les malheurs de son pays. En janvier 2015, il déclare soutenir l’État islamique, qui est alors présent en Libye depuis près d’un an. « Cette entreprise aurait dû être menée il y a 50 ans », dit-il à la télévision égyptienne. « Nous sommes la seule nation qui n’a pas trouvé sa place sur Terre, en raison de nos divisions. Le monde entier s’est uni – l’Allemagne s’est unifiée. L’Italie s’est unifiée. La Turquie est devenue une nation et un État. Les Perses ont créé l’État d’Iran. Où est l’État arabe ? » Mais en mars 2016, il assure au Figaro vouloir rassembler des hommes pour combattre ce même État islamique.
Ahmed Kadhaf al-Dam dit également vouloir peser sur l’avenir de la Libye, tant discuté au sein de son luxueux appartement du Caire. « Nous sommes le vrai régime », affirme-t-il au journaliste du Washington Post qui s’y est rendu récemment, en faisant référence au clan de Mouammar Kadhafi. « Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui sont venus avec les missiles envoyés sur la Libye. Les missiles ne donnent pas de légitimité. »
Saïf al-Islam Kadhafi
C’est la situation dans laquelle se trouve la Libye qui permet à Ahmed Kadhaf al-Dam d’espérer le retour de son clan sur le devant de la scène. Une situation désastreuse qu’il n’a pas hésité à souligner lors d’un entretien accordé à la chaîne de télévision russe Russia Today en février dernier. « Ce qui se passe actuellement en Libye est clair pour tout le monde : la destruction partout, les gens quittent leur maison, une vaste famine… Le pays a plongé dans les ténèbres », a-t-il affirmé. Et de fait, la Libye n’a jamais semblé aussi divisée qu’aujourd’hui.
Les djihadistes sont toujours présents dans le centre du pays. Le Premier ministre, Fayez el-Sarraj, peine à étendre son autorité au-delà de Tripoli. Depuis qu’il s’est imposé en mars 2016, la reprise de Syrte a été son seul succès alors que son principal rival, le maréchal Khalifa Haftar, a pris possession du Croissant pétrolier, large zone côtière flanquée de pipelines et de raffineries. Cet homme de 74 ans avait participé au coup d’État qui, dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1969, avait renversé le roi Idris Ier et installé Mouammar Kadhafi sur son trône. Mais il avait ensuite été soigneusement tenu éloigné du pouvoir, puis abandonné à son sort dans une geôle tchadienne après un fiasco militaire, et il n’a pas hésité à prendre le parti des insurgés en 2011. Il n’a cependant pas réussi à s’imposer à leur tête, et ce n’est qu’en 2014 qu’il a fondé sa propre armée, l’Armée nationale libyenne, pour lutter contre l’État islamique.
Fayez el-Sarraj et Khalifa Haftar se sont serré la main en juillet dernier à la Celle-Saint-Cloud, sous le regard du nouveau président français, Emmanuel Macron. Aucun accord n’a été signé pour autant. Les deux rivaux se sont seulement entendus sur une déclaration commune en dix points. Celle-ci ne comprend ni la mise sous tutelle civile de l’armée d’Haftar, ni la reconnaissance de l’autorité qu’accorde la communauté internationale à El-Sarraj sur l’ensemble de la Libye. De leur côté, les communautés touarègue et toubou semblent vouloir rester en retrait tant qu’un pouvoir véritablement légitime n’aura pas émergé. Or, Ahmed Kadhaf al-Dam a de nombreuses relations dans les réseaux tribaux…
Mais le retour du clan Kadhafi en Libye est-il réellement possible ? En septembre dernier, l’ONU a annoncé la mise en place d’une nouvelle stratégie pour instaurer la paix et la stabilité dans le pays. Cette stratégie comprend un référendum sur une nouvelle constitution, ainsi que des élections présidentielle et parlementaire. « Ce plan, à toutes les étapes, est en effet censé préparer les conditions pour des élections libres et justes, qui conduiront la Libye à la normalité institutionnelle et politique », a déclaré Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU en Libye. « Il reste beaucoup à faire, et ce plan est certainement ambitieux. Mais si le peuple libyen peut se réunir dans un esprit de compromis et écrire ensemble une nouvelle histoire nationale, ce plan est réalisable. »
Une excellente nouvelle pour les loyalistes libyens exilés en Égypte. Ou du moins pour ceux qui ont l’habitude de se réunir chez Ahmed Kadhaf al-Dam. « Pourquoi les révolutionnaires seraient-ils les seuls à rédiger la Constitution ? » faisait récemment mine de se demander Ali Hassan Abu Saïf, ancien capitaine de l’armée de Mouammar Kadhafi. Et Ahmed Kadhaf al-Dam de répliquer : « Je pense que l’ONU et les pays qui ont détruit la Libye veulent que nous fassions partie de la discussion. Je sais que le gouvernement actuel nous persécute, mais nous devons sortir de cette situation pathétique. » Aussi a-t-il décidé d’envoyer des représentants en Libye, pour aider à la rédaction de la Constitution, prendre part à une conférence nationale et choisir les membres d’un comité présidentiel.
Pour Ahmed Kadhaf al-Dam, le plus à même de diriger le pays n’est autre que Saïf al-Islam Kadhafi. Lequel a justement été relâché par la brigade qui le retenait à Zinten en juin dernier. La Cour pénale internationale (CPI) a aussitôt demandé à la Libye de procéder à son arrestation, mais il est resté introuvable et un comité de soutien au fils de Mouammar Kadhafi, composé de quelques dizaines de loyalistes libyens exilés au Niger, a vu le jour au mois de juillet. Dans un entretien accordé à l’agence russe Sputnik en octobre, son avocat, Khaled al-Zaïd, affirme qu’il prépare son retour en politique : « Il a été souvent dit que Saïf al-Islam Kadhafi avait quitté la Libye, mais ce n’est pas vrai. Il communique avec les dirigeants libyens et les représentants des différentes tribus pour trouver une solution politique et apaiser les parties adverses. »
Pour lui, Saïf al-Islam Kadhafi est « le seul espoir des Libyens à l’heure actuelle ». Mais il semblerait que les principaux intéressés ne soient pas tous de cet avis. L’annonce de sa libération a en effet suscité des manifestations de colère, notamment à Zinten. Quant à la CPI, elle continue de réclamer son arrestation. Elle exhorte tous les États ou toute autre entité possédant des informations sur l’endroit où il se trouverait à les lui communiquer dans les plus brefs délais. Difficile, dans ces conditions, de se présenter à une élection. Même dans un pays ravagé par des guerres civiles.
Couverture : Le clan Kadhafi. (DR/Ulyces.co)