Des millions de téléspectateurs suivaient les aventures des médecins et des patients de la série américaine St. Elsewhere, diffusée sur le réseau NBC dans les années 1980. Le dernier épisode, pourtant sobrement intitulé « The Last One », leur a coupé le souffle.

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Tommy Westphall regarde dans la boule à neige
Crédits : NBC

À la fin de cet épisode, le Dr. Donald Westphall et son fils Tommy, un jeune garçon autiste, regardent tomber la neige à travers la fenêtre de l’hôpital St. Eligius – le décor de St. Elsewhere. L’hôpital est ensuite vu depuis l’extérieur, tandis que la neige continue de tomber à gros flocons tourbillonnants. Puis la caméra montre Tommy Westphall dans un appartement, en compagnie d’un autre médecin de la série, le Dr. Daniel Auschlander, pourtant décédé un peu plus tôt dans l’épisode. Tommy est en train de jouer avec une boule à neige, quand arrive son père. Celui-ci se lamente au sujet de l’autisme du jeune garçon, lui enlève la boule à neige des mains et la pose sur la télévision. La caméra se rapproche alors de la boule à neige, y découvrant une réplique miniature de l’hôpital St. Eligius… La plupart des spectateurs ont alors compris que les personnages et les intrigues qui les avaient tenus en haleine six saisons durant n’existaient que dans la tête de Tommy Westphall. Mais des fans de séries sont allés beaucoup, beaucoup plus loin : ils ont voulu démontrer que la quasi-totalité des univers fictifs télévisuels américains proviennent en réalité de l’imagination de ce seul et unique personnage. ulyces-tommywestphall-02

Keith et Ash

Keith Gow et Ash Crowe étaient trop jeunes pour s’intéresser à St. Elsewhere au moment de sa diffusion. En revanche, dans les années 1990, ils regardent une autre série du producteur et scénariste Tom Fontana, Homicide. Avec la même passion, mais chacun de leur côté de l’océan Pacifique : Keith vit en Australie, Ash aux États-Unis. C’est sur Internet qu’ils finissent par se rencontrer, sur un forum d’amateurs de la série, qui relate les enquêtes criminelles d’une unité de police de Baltimore. Des personnages issus de St. Elsewhere viennent d’y apparaître, et les deux fans en déduisent assez logiquement que l’intrigue d’Homicide a elle aussi été imaginée par Tommy Westphall. Ainsi que l’intrigue de New York, police judiciaire, de Dick Wolf, puisque les deux séries n’ont cessé de s’entrecroiser. Keith et Ash se mettent alors en tête de traquer toutes les séries indirectement connectées à St. Elsewhere. La tâche s’annonce ardue, car l’entremêlement des univers fictionnels est déjà très courant à la télévision. « Nous avions beaucoup de temps à perdre à l’époque », s’amuse Keith, devenu écrivain, dramaturge et scénariste. Ash, elle, travaille maintenant dans l’administration… d’un hôpital. « Peut-être bien qu’elle aussi fait partie du rêve de Tommy Westphall », souligne son ami avec humour.

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Addendum to the Tommy Westphall Universe
Crédits : Dave Dyment

Un seul personnage d’Homicide et de New York, police judiciaire, le détective John Munch, a permis à Keith et Ash de relier St. Elsewhere à deux autres séries : X-Files et New York, unité spéciale, dans lesquelles il apparaît. Les personnages d’X-Files les ont ensuite menés à The Lone Gunmen et Millenium. Mais certaines connexions se font de manière beaucoup plus subtile. Elles peuvent passer par des noms, des lieux, des journaux, des compagnies ou encore des marques. Ainsi, la chaîne de fast-food The Doublemeat Palace apparaît à la fois dans Buffy contre les vampires et dans Dexter, tandis que des personnages aussi éloignés que T-Bag de Prison Break et Rachel Greene de Urgences fument des cigarettes Morley. Le créateur de St. Elsewhere, Tom Fontana, a lui-même réutilisé les marques et les compagnies qu’il avait inventées, comme la Weigert Corporation, qui détient et l’hôpital St. Eligius et la prison de la série Oz. tvshowsinfographicfakeLa liste de Keith et Ash s’allonge progressivement. « Nous étions curieux de voir jusqu’où nous pouvions aller, mais nous avons établi des règles strictes », explique Keith. « Par exemple, les connexions ne peuvent pas être de simples coïncidences. Et surtout, nous ne pouvons pas inclure de séries animées. Ce serait beaucoup trop facile. » Les séries animées comme Les Simpson contiennent en effet de très nombreuses références aux autres séries. « Une simple référence n’est pas suffisante », insiste Keith, qui en profite pour rappeler que plusieurs hommages ont été rendus à la fameuse boule à neige clôturant St. Elsewhere, notamment par Infos FM et 30 Rock. « Une véritable connexion fait se rencontrer deux univers fictionnels à priori distincts. » Tandis que la liste de Keith et Ash ne cesse de s’allonger, l’objectif se dessine de plus en plus clairement : prouver que toutes les séries peuvent être reliées à St. Elsewhere. Mais les deux fans d’Homicide ne sont pas les seuls à être sur le coup. L’auteur de bande dessinée Dwayne McDuffie, aujourd’hui décédé, s’est lui aussi amusé à faire une liste.

En janvier 2002, il publie un article intitulé « Six degrés de St. Elsewhere », en référence à la théorie des six degrés de séparation, sur le site Slush Factory. Il y affirme que « les cinq dernières minutes de St. Elsewhere constituent la seule série télévisée ayant jamais existé ». « Tout le reste est un rêve éveillé », ajoute malicieusement Dwayne McDuffie. Il demande aussi à ses lecteurs de l’aider à compléter sa liste, afin d’établir ce qu’il nomme, avec beaucoup d’ironie, sa théorie de la Grande Unification – « my Grand Unification Theory ». Keith et Ash parleront quant à eux de « la théorie de l’univers de Tommy Westphall » – « The Tommy Westphall Universe Theory ».

L’univers de Tommy Westphall

Comme Dwayne McDuffie, Keith Gow et Ash Crowe appellent la communauté des fans de séries télévisées à la rescousse. Ils montent un premier site Internet, puis un second, entièrement dédiés au recensement des séries qui seraient nées dans la tête du jeune garçon autiste de St. Elsewhere. L’univers de Tommy Westphall s’étend alors rapidement. Keith et Ash reçoivent de très nombreux mails leur signalant de nouvelles connexions entre les séries. Quand ils finissent par abandonner complètement leur recherche aux autres fans, leur liste, baptisée « The Master List », comprend plus de 200 séries. Il y a maintenant plus de 400 titres sur cette Master List, qui va de I Love Lucy, créée en 1951, jusqu’aux 49 séries répertoriées qui sont actuellement en cours de production, dont trois ont débuté en 2016 : Legends of Tomorrow, La Fête à la maison : 20 ans après, et la série canadienne Degrassi : La Nouvelle Promo. Car la Master List, qui engloberait la quasi-totalité des séries jamais créées aux États-Unis, ne se limite pas aux Américaines. Outre Degrassi, on y trouve les Britanniques Red Dwarf, The Office, Doctor Who et Luther, ainsi que les Françaises Jo et Paris, enquêtes criminelles.

La théorie du Tommy Westphall Universe a ses contradicteurs.

« Les fans sont toujours à la recherche de nouvelles connexions », affirme Keith. « J’ai encore reçu un mail l’autre jour. Mais au fur et à mesure que le temps a passé et que la Master List s’est étoffée, les connexions sont devenues de plus en plus subtiles, de plus en plus dures à repérer. » Les dernières trouvailles des fans concerneraient Supergirl, Flash, FBI : Portés disparus, Les Experts et Le Monde de Riley. L’univers de Tommy Westphall devrait continuer à s’étendre, et notamment grâce aux scénaristes de télévision. « J’ai appris que certains d’entre eux glissaient délibérément des références propres à faire rentrer leur série dans la tête de Tommy », raconte Keith. Une scénariste aurait même imprimé une carte de l’univers de Tommy Westphall pour l’accrocher dans son bureau et signaler la place de sa propre série d’un post-it : « Nous sommes ici ». La plupart des scénaristes auraient donc pris le parti de rire de la théorie dite du Tommy Westphall Universe, qui tend pourtant à réduire leur travail d’écriture à néant en affirmant que tout arc narratif développé à la télévision américaine est né dans le cerveau d’un jeune autiste fictif. Autrement dit, dans le cerveau d’un seul et unique scénariste : Tom Fontana, le créateur de Tommy. Keith Gow dit lui avoir écrit au début de l’aventure et avoir reçu ses encouragements en retour. Tom Fontana n’a en effet aucune raison de s’agacer d’une théorie qui lui attribue la paternité de la quasi-totalité des séries américaines !

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La théorie du « Tommy Westphall Universe » a évidemment ses contradicteurs. Tout d’abord, parce que l’épisode final peut être interprété de différentes façons : le rêve du jeune autiste pourrait par exemple être le passage mettant en scène la boule à neige, non le reste de la série. Et ensuite, parce que le fait de rêver d’une personne, d’un lieu ou d’un événement, ne signifie pas que cette personne, ce lieu ou cet événement n’existe pas. On pourrait donc tout à fait imaginer que Tommy rêve d’un hôpital, de médecins et de patients tout à fait « réels ».

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Tommy Westphall, interprété par Chad Allen

Dans un article posté sur son blog en 2004, un professeur de philosophie de l’université du Michigan, Brian Weatherson, a retenu pas moins de « six objections » contre « l’hypothèse Westphall ». La dernière de ces objections est censée démontrer qu’un personnage ne suffit pas à lier deux univers. L’un des exemples donnés est celui de Michael Bloomberg, alors maire de New York, jouant son propre rôle dans New York, police judiciaire. Il souligne le fait que selon le raisonnement à l’œuvre dans la théorie du « Tommy Westphall Universe », « le vrai monde » serait lui aussi le produit de l’imagination d’un personnage fictif… L’univers de Tommy Westphall serait-il donc un colosse aux pieds d’argile ? Cette question ne doit pas empêcher Keith Gow de dormir la nuit. « Ash et moi l’avons bâti pour nous marrer, et les centaines de mails que nous avons reçus le montrent, cela a amusé beaucoup de gens de nous filer un coup de main », dit-il. Sans compter que leur travail a eu le mérite d’établir une cartographie des multiples ponts qui unissent un immense archipel télévisuel. Alors, comme l’écrivait Dwayne McDuffie à la fin de son article sur le site Slush Factory : « Relax and enjoy the show. » ulyces-tommywestphall-04


Couverture : Dave Dyment peignant « Addendum to the Tommy Westphall Universe ».