« Je vais écrire un roman non-fictionnel sur la pollution atmosphérique », confie Frank Herbert à son interlocuteur. « Je suis complètement passionné par l’écologie. Par les conséquences de certaines choses que nous faisons subir à notre planète. […] Il existe des moyens de vivre avec notre planète et pas contre elle. C’est une attitude qu’il nous faut développer. »

Nous sommes en 1965 et l’écrivain américain vient de publier le premier tome de Dune, l’une des œuvres de science-fiction les plus importantes de l’histoire et, on le voit aujourd’hui, une œuvre carrément visionnaire. Se pourrait-il que les solutions à nos problèmes contemporains soient à chercher dans la science-fiction d’hier et d’aujourd’hui ?

Climate fiction

N. K. Jemisin
Crédits : Laura Hanifin

« La terre tremble si souvent sur votre monde que la civilisation y est menacée en permanence. Le pire s’est d’ailleurs déjà produit plus d’une fois : de grands cataclysmes ont détruit les plus fières cités et soumis la planète à des hivers terribles, d’interminables nuits auxquelles l’humanité n’a survécu que de justesse. Les gens comme vous, les orogènes, qui possédez le talent de dompter volcans et séismes, devraient être vénérés. Mais c’est tout l’inverse. Vous devez vous cacher, vous faire passer pour une autre. Jusqu’au jour où votre mari découvre la vérité, massacre de ses poings votre fils de trois ans et kidnappe votre fille. Vous allez les retrouver, et peu importe que le monde soit en train de partir en morceaux. »

Ainsi commence la saga des Livres de la terre fracturée de N. K. Jemisin, qui a remporté le très prestigieux prix Hugo du meilleur roman deux fois d’affilée, en 2016 et en 2017, avec les deux premiers tomes. Par une catastrophe écologique, scénario qui semble de nos jours de plus en plus plausible, et qui a largement été exploré par la science-fiction depuis la parution, en 1966, du Soleil vert de Harry Harrison. Dans Les Monades urbaines de Robert Silverberg, la population mondiale, ayant atteint les 75 milliards d’individus, doit réserver toutes les terres à l’agriculture et s’entasser dans des gratte-ciels pour assurer sa subsistance. Dans Globalia de Jean-Christophe Rufin, elle est contrainte de se réfugier sous des bulles de verre pour échapper à la pollution. Dans La Route de Cormac McCarthy, elle retourne à la barbarie après que la Terre a été recouverte par des cendres.

Comme le note Yannick Rumpala, professeur en sciences politiques et auteur de l’ouvrage Hors des ­décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, « la science-fiction apocalyptique est devenue un sous-genre foisonnant, dans lequel les menaces environnementales peuvent être poussées à leur paroxysme ». Aux États-Unis, ce sous-genre a même un nom : « cli-fi », pour « climate fiction », terme inventé par le journaliste Dan Bloom en 2008. Et il ne se contente pas de nous prédire une catastrophe écologique. Il nous assure aussi parfois que les moyens que nous mettons en oeuvre pour l’éviter nous mèneront à un autre désastre.

La Fille automate de Paolo Bacigalupi
Crédits : Raphaël Lacoste

Par exemple, dans le monde réel, la bio-ingénierie, qui consiste à appliquer le génie électrique et le génie mécanique à la biologie, est envisagée comme une réponse possible aux problèmes corrélés de la pollution et de l’érosion de la biodiversité. En 2012, des chercheurs de l’University College de Londres ont génétiquement modifié une bactérie pour la rendre capable d’agréger les particules qui polluent nos océans, de former des « îles de plastique » recyclables, et donc de nettoyer le milieu marin. Le biologiste Steve Palumbi, lui, a imaginé isoler le gène protecteur des coraux les plus résistants à la pollution pour l’intégrer à leurs congénères. Mais dans La Fille automate de Paolo Bacigalupi, prix Hugo du meilleur roman en 2010, la nature que l’on a prétendu contrôler par la bio-ingénierie s’est justement appauvrie à cause des bactéries génétiquement modifiées.

Quant à la géo-ingénierie, qui vise à manipuler le climat terrestre pour contrecarrer le réchauffement dû aux émissions de gaz à effet de serre, elle apparaît comme une entreprise particulièrement risquée dans Bleue comme une orange de Norman Spinrad. « Car si les eaux ont monté et les déserts progressé à toute allure, si New York est noyée et la majorité de la planète affamée, c’est pour le plus grand profit de quelques corporations qui s’enrichissent en refroidissant artificiellement l’atmosphère. » En revanche, la terraformation apparaît comme réalisable dans La Trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson. La célèbre planète rouge devient verte, puis bleue, grâce à l’introduction d’espèces végétales génétiquement modifiées capables de se développer sur les sols infertiles.

La preuve, s’il en fallait une, que la cli-fi n’est pas unanimement pessimiste.

Écotopie

« J’étais pessimiste lorsque j’étais adolescente, mais j’ai retrouvé l’optimisme en vieillissant », confie l’écrivaine Linda Nagata. Son texte « L’Obélisque martien », qui est nominé pour le prix Hugo de la meilleure nouvelle 2018, se déroule dans le cadre d’un effondrement à la fois social et environnemental. « C’est l’histoire d’une femme qui a été témoin d’un long déclin et qui a perdu tout espoir d’un avenir meilleur, mais qui retrouve cet espoir dans les circonstances les plus improbables. Aujourd’hui, la plupart des gens au pouvoir ne s’intéressent qu’au fait d’augmenter leur propre richesse, déjà écrasante, sans égard pour l’avenir de notre planète. Mais je crois que nous pouvons changer les choses. Nous vivons dans le monde le plus beau et le plus incroyable qui soit. Nous devons prendre soin de lui. »

Et justement, la cli-fi regorge d’idées pour « prendre soin » de la Terre. Dans le premier roman de Linda Nagata, « un élément de fond est l’utilisation de la nanotechnologie pour nettoyer la pollution ». Quant à Kim Stanley Robinson, il propose de bâtir de grandes villes intelligentes et d’y concentrer les êtres humains. « Les territoires vidés ne devraient pas être appelés sauvages », précise-t-il néanmoins dans une tribune publiée le 20 mars dernier. « La nature sauvage est une bonne idée dans certains contextes, mais ces territoires vidés seraient des territoires utiles, des terres communes peut-être, où pâturage et agriculture pourraient encore avoir leur place. Toutes les personnes concentrées dans les villes auraient encore besoin de manger, et la production alimentaire nécessite de la terre. »

« Les villes devront être des villes vertes, bien sûr », poursuit l’écrivain. « Nous devrons avoir des transports et de la production d’énergie propres, des toits blancs, des jardins sur chaque parcelle vide, le recyclage généralisé, et toutes les autres technologies de développement durable que nous développons déjà. » Sa vision ne semble pas exiger que l’être humain repousse les frontières de ses capacités technologiques au-delà du raisonnable. Bien au contraire : peindre un toit en blanc n’a rien d’une prouesse. Cela permet pourtant de conserver la chaleur en hiver et la fraîcheur en été, et donc de limiter nos dépenses énergétiques en termes de chauffage et de climatisation. Et les toits blancs se répandent déjà, notamment à New York, dans le cadre du programme Cool Roofs (« toits frais »), lancé en 2010 par Michael Bloomberg, alors maire de la ville. 

La société écologique imaginée par Ernest Callenbach dans Écotopie n’exige pas, elle non plus, de révolution technologique. Ses membres, les Écotopiens, ont surtout renoncé au productivisme et généralisé le recyclage. Ils privilégient les énergies renouvelables et les formes d’organisation décentralisées. Tout comme les habitants de la lune Anarres, dans Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin, suivent des principes libertaires et coopératifs. La rareté des ressources disponibles les oblige à une économie contraignante mais démocratiquement acceptée.

« Nous n’avons comme loi que le principe de l’aide entre les individus », clament-ils. « Nous n’avons comme gouvernement que le principe de l’association libre. Nous n’avons pas d’États, pas de nations, pas de présidents, pas de dirigeants, pas de chefs, pas de généraux, pas de patrons, pas de banquiers, pas de seigneurs, pas de salaires, pas d’aumônes, pas de police, pas de soldats, pas de guerres. Et nous avons peu d’autres choses. Nous partageons, nous ne possédons pas. »

Une couverture du livre Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin
Crédits : Anthony Roberts

La réponse apportée par ces romans aux défis climatiques est avant tout politique. D’autres, tels que les romans d’Iain M. Banks, misent beaucoup sur la technologie. Ils se déroulent en effet pour la plupart au sein d’une grande civilisation pan-galactique, La Culture, qui jouit d’une richesse matérielle pratiquement illimitée grâce à la technologie. Mais là encore, la politique joue un rôle non négligeable, car cette richesse est répartie de manière égalitaire par des intelligences artificielles bienveillantes.

Or, pour Kim Stanley Robinson, « le droit » et « la justice » sont des « technologies » comme les autres. Elles sont même « le logiciel du système ». « Des droits solides pour les femmes stabilisent les familles et la population », écrit-il. « L’adéquation du revenu et l’imposition progressive empêchent les plus pauvres et les plus riches de nuire à la biosphère de la même façon que l’extrême pauvreté ou l’extrême richesse. La paix, la justice, l’égalité et la primauté du droit sont toutes des stratégies de survie nécessaires. » 

Et si elles sont réalisables, alors la cli-fi peut inspirer l’écologie de demain.

Downsizing

« Beaucoup des technologies du futur imaginées par la science-fiction sont devenues des innovations », rappelle Thomas Michaud, prospectiviste et auteur de l’ouvrage L’innovation, entre science et science-fiction. « Les sous-marins apparaissent déjà dans l’œuvre de Jules Verne, qui semble d’ailleurs avoir décrit les missions Apollo dans De la Terre à la Lune. Plus récemment, on a aussi pu voir l’influence du cyberpunk sur le vocabulaire et l’esthétique des nouvelles technologies. »

Les idées les plus folles de la science-fiction sont susceptibles d’inspirer la science.

Autre sous-genre de la science-fiction, le cyberpunk provient, selon les mots de l’écrivain Michael Bruce Sterling« d’un univers où le dingue d’informatique et le rockeur se rejoignent, d’un bouillon de culture où les tortillements des chaînes génétiques s’imbriquent ». Mais il rencontre parfois la cli-fi, notamment avec la nouvelle de Philip K. Dick à l’origine de Blade Runner, qui se déroule dans un monde pluvieux où les animaux ont été remplacés par des bêtes artificielles. Et il montre bien à quel point réalité et fiction peuvent s’entremêler.

Même les idées les plus folles de la science-fiction sont susceptibles d’inspirer la science, et vice-versa. Au cinéma, l’idée de réduire la taille des êtres humains remonte au moins à La Fiancée de Frankenstein de James Whale. Elle a également été explorée par L’Homme qui rétrécit, puis par Chéri j’ai rétréci les gosses, et enfin par Downsizing, qui en fait une solution à nos problèmes environnementaux. Entre-temps, le directeur du centre sur la bioéthique de l’université de New York, Matthew Liao, et ses collègues, Anders Sandberg et Rebecca Roache, ont publié une série de propositions de « modifications biomédicales de l’humain » afin de diminuer son impact sur la planète, parmi lesquelles on trouve la réduction de sa taille.

« L’une des choses qu’on a remarquées, c’est que l’empreinte écologique d’un humain est en partie liée à sa taille », expliquait alors Liao. « Si l’on réduit la moyenne de la taille des Américains de 15 centimètres, on diminue la masse corporelle de 21 % pour un homme et 25 % pour une femme, ce qui correspond à une réduction de 15 à 18 % du métabolisme de base. » Pour atteindre cet objectif, trois stratégies sont envisageables selon le scientifique. La première serait d’utiliser le diagnostic préimplantatoire, qui permet déjà de différencier les embryons sains de ceux atteints d’une maladie génétique après une fécondation in vitro, pour sélectionner les embryons en fonction de leur taille. La deuxième consisterait à provoquer la fermeture du cartilage de croissance plus tôt que prévu par traitement hormonal. La troisième, enfin, serait de favoriser la copie héritée d’un gène de la mère plutôt que d’un gène du père, ou inversement, lorsqu’il y a une grande disparité entre les tailles des parents.

Matt Damon se désaltère dans Downsizing
Crédits : Annapurna Pictures

Chacune de ces stratégies soulève d’épineuses questions éthiques. Mais c’est justement là que peut intervenir la science-fiction à en croire Yannick Rumpala. « Avec ses récits qui sont autant d’expériences de pensée, la science-fiction peut fournir un support tout à fait utile pour élargir ou compléter des réflexions déjà plus ou moins engagées, voire pour en amorcer de nouvelles », écrit-il. « Loin de se limiter à n’être qu’un reflet du monde et de ses travers, la fiction est donc un lieu de production de la société à venir : à travers une déconstruction des certitudes et une exploration des possibles, mais aussi des impossibles, la science-fiction participe à la transformation des représentations sociales à partir desquelles nous agissons et nous expliquons le monde », ajoutent les sociologues Corinne Gendron et René Audet.

Si elle n’a peut-être pas toutes les réponses, la cli-fi a donc au moins le mérite de poser les bonnes questions.


Couverture : Détail de la couverture de New York 2140, de Kim Stanley Robinson.