En 1993, la subvention du programme de la NASA dédiée à la recherche d’une intelligence extraterrestre était arrêtée par le Congrès américain. « J’espère que cela marque la fin de la saison de la chasse aux Martiens aux dépends du contribuable », se félicitait alors le sénateur Richard Bryan. « La chasse aux Martiens » s’est ainsi poursuivie grâce au soutien financier de deux institutions privées, le SETI Institute et la Planetary Society. Mais, dans ce domaine comme dans d’autres, les Américains doivent maintenant faire face à un adversaire de plus en plus sérieux : l’État chinois qui, lui, ne semble pas vouloir lésiner à la dépense. Il n’a en tout cas pas hésité à débourser 165 millions d’euros pour s’offrir le plus grand télescope sphérique du monde.
L’œil du ciel
Le fameux télescope sphérique américain Arecibo, qui est lové dans un ancien puits d’effondrement à Porto Rico et mesure 305 mètres de diamètres, a en effet été détrôné par le télescope sphérique mis en service par les astronomes chinois le 25 septembre 2016. Baptisé FAST, pour Five-hundred-meter Aperture Spherical Telescope, et surnommé « l’œil du ciel », ce télescope mesure, comme son nom l’indique, 500 mètres de diamètres. Il est doté de 4 450 panneaux triangulaires de 11 mètres de long chacun, ce qui donne à l’antenne une surface de collecte de 196 000 m², soit l’équivalent de celle de 30 terrains de football. Lui est lové dans une cuvette naturelle du Guizhou, province très pauvre du sud-ouest de la Chine, à l’écart des villes.
Près de 10 000 personnes résidant dans un rayon de cinq kilomètres ont été délogées – et dédommagées à hauteur de 1 650 euros d’après le site de Xinhua News – afin de limiter le risque de « bruits parasites » émis par les fours à micro-ondes et les téléphones portables. Mais c’était sans compter sur les millions de touristes que FAST a attiré dans ce coin reculé de Chine. Ces derniers utilisent leurs smartphones à quelques dizaines de mètres du télescope seulement, causant ainsi une pollution électromagnétique assez importante pour altérer son fonctionnement. Cela n’a cependant pas empêché FAST de faire une découverte dès le mois d’août dernier. Deux pulsars, c’est-à-dire deux étoiles très denses et entourées de champs magnétiques extrêmement puissants. En tournant sur elles-mêmes, ces étoiles projettent des faisceaux de radiation très intenses dans l’espace. Vues depuis la Terre, elles semblent pulser – d’où le nom de pulsar. Seulement 2 000 objets de ce type ont à ce jour été identifiés dans le ciel. S’ils ne se distinguent ni par leur taille ni par leur vitesse, les deux pulsars découverts par FAST sont donc d’importance. « Les deux nouveaux pulsars découverts symbolisent l’aube d’une nouvelle ère de découvertes systématiques par les télescopes chinois », affirme en outre le directeur des Observatoires astronomiques de Chine, Yan Jun.
Selon le chercheur Qian Lei, « le but principal de FAST est de découvrir les lois de l’évolution de l’univers ». Mais pour le directeur général de la Société chinoise d’astronomie, Wu Xiangping, il va aussi « aider à rechercher de la vie intelligente en dehors de notre galaxie ». C’était d’ailleurs l’objectif avéré du principal architecte de FAST, l’astronome Nan Rendong, qui est décédé en septembre dernier. Il a porté le projet depuis sa conception au début des années 1990 à sa concrétisation en 2016, en passant par sa validation scientifique en 2006 et le début de sa mise en œuvre en 2011. Et c’est lui qui s’est assuré que FAST serait à même de rechercher des signes d’intelligence extraterrestre.
La forêt sombre
Plus « l’œil » d’un télescope est large, plus il est sensible aux rayonnements, même les plus faibles. Il y a donc désormais de fortes chances que les Chinois soient les premiers d’entre nous à communiquer avec une civilisation extraterrestre – s’il s’en cache une dans l’univers. Et c’est justement le scénario imaginé par Liu Cixin, célèbre écrivain de science-fiction chinois (et ancien ingénieur dans une centrale électrique), dans sa trilogie des Trois corps. En effet, comme l’explique les Éditions Actes Sud, qui ont publié les traductions françaises des deux premiers tomes, Le Problème à trois corps et La Forêt sombre, cette trilogie commence avec l’histoire d’une jeune astrophysicienne chinoise qui parvient à envoyer dans l’espace lointain un message contenant des informations sur la civilisation humaine en pleine Révolution culturelle, Ye Wenjie. « Ce signal est intercepté par les Trisolariens, qui s’apprêtent à abandonner leur planète-mère, située à quatre années-lumière de la Terre et menacée d’un effondrement gravitationnel provoqué par les mouvements chaotiques des trois soleils de son système. Ye Wenjie reçoit près de huit ans plus tard la réponse des Trisolariens. Choquée par les horreurs dont elle a été témoin durant la Révolution culturelle et ayant perdu toute foi dans l’homme, elle fournit secrètement aux Trisolariens les coordonnées du système solaire, dans l’espoir que ceux-ci viennent conquérir la Terre et réformer l’humanité. Dans quatre siècles, ils seront là… »
Couronné en 2015 par le prix Hugo aux États-Unis, Liu Cixin est devenu un véritable ambassadeur de la littérature chinoise. Même Barack Obama recommande la lecture de sa trilogie. « Elle m’a amusé, en partie parce qu’elle faisait paraître mes ennuis quotidiens avec le Congrès bien mesquins », a-t-il confié au New York Times. « Il n’y a pas de raisons de s’inquiéter », ajoutait-il en riant. « Les extraterrestres sont sur le point de nous envahir. » Le Problème à trois corps figurait par ailleurs sur la liste des livres à lire en 2015 de Mark Zuckerberg. « Ce sera une pause amusante par rapport à tous les livres d’économie et de sciences sociales que j’ai lus récemment », écrivait-il alors sur sa page Facebook. Il n’est donc pas étonnant que l’Académie chinoise des sciences ait invité Liu Cixin à visiter son télescope sphérique géant en janvier dernier. Mais l’écrivain souhaite-t-il pour autant voir son scénario de science-fiction devenir réalité ? « Honnêtement, Liu Cixin se moque complètement que ce soient les Chinois ou les Américains qui entrent les premiers en contact avec une intelligence extraterrestre, s’il en existe une », estime son traducteur en français, Gwennaël Gaffric. « Ce n’est pas un écrivain dissident, mais ce n’est pas non plus un écrivain nationaliste. Il serait extrêmement réducteur d’avoir une lecture politique de son œuvre. » Il est même permis de douter que Liu Cixin souhaite que les humains entrent en contact avec des extraterrestres.
Pour la plupart des auteurs de science-fiction, une telle rencontre entraînerait un conflit majeur sur la Terre. La diffusion de la célèbre pièce radiophonique d’Orson Welles La Guerre des mondes, qui simulait une attaque extraterrestre, n’a-t-elle pas suffi, en 1949, à causer une émeute et la mort de six personnes en Équateur ? Il est en tout cas fort possible que Liu Cixin ne croie pas FAST suffisant à détecter une civilisation extraterrestre. Car, comme le titre du deuxième tome de sa trilogie l’indique, il conçoit l’univers comme une forêt sombre dans laquelle, chaque monde étant un chasseur potentiel, on a tout intérêt à se cacher du mieux possible. À l’en croire, « l’apparition de cet Autre » pourrait néanmoins être imminente. « Peut-être que dans 10 000 ans, le ciel étoilé que scrutent les êtres humains sera demeuré vide et silencieux », écrit-il dans la postface d’un de ses livres. « Mais peut-être que demain, nous nous réveillerons avec un vaisseau extraterrestre de la taille de la Lune stationné en orbite. »
Un Chinois sur Mars
FAST est loin d’être la première prouesse technologique de la Chine en matière d’astronomie. « Au début du XXe siècle, les Américains ont cru utiliser une monture de télescope moderne, appelée équatoriale, alors que les Chinois l’utilisaient depuis le XIIIe siècle », raconte par exemple l’astrophysicien Jean-Marc Bonnet-Bidaud. « Les Européens, eux, utilisaient une monture dite écliptique, qui leur venait des Grecs anciens et qui convenait bien à l’observation des planètes, mais pas à celle des étoiles. » Avec son livre 4 000 ans d’astronomie chinoise, paru aux Éditions Belin en avril dernier, il rappelle qu’aucune nation ne peut se prévaloir d’une tradition astronomique aussi longue que celle de la Chine.
Cette tradition remonte au Xe siècle avant Jésus Christ. Elle est intimement liée à une idée qui n’a absolument rien de scientifique. « Les premiers empereurs chinois tiraient leur légitimité du fait qu’ils étaient responsables de l’harmonie du Ciel et de la Terre. C’est ce qu’on appelait “le mandat du ciel”. Les premiers empereurs chinois devaient donc être capables de prévoir et d’expliquer tout ce qui se passait dans le ciel. Pour cela, ils ont embauché des astronomes et construit des observatoires. »
Les Chinois ont ainsi découvert l’existence des taches solaires et observé le passage de comètes, ou encore des explosions d’étoiles. « Leurs mesures étaient d’une précision remarquables. Elles sont aujourd’hui confirmées par nos télescopes modernes. » De leur côté, les Européens, qui avaient hérité des connaissances des Grecs anciens, ont été un temps privés de l’astronomie par l’avènement du christianisme. « Selon l’Église, le Ciel se devait d’être parfait car il était une conception du Dieu unique. Il était donc interdit de le scruter et de signaler les choses étranges qu’il s’y passe. » Mais au XVIIe siècle de notre ère débute en Chine la dynastie Qing, qui se méfie elle aussi des astronomes et met progressivement fin à la recherche. Pendant ce temps, l’Europe accumule les découvertes. Comme le résume Jean-Marc Bonnet-Bidaud, « la Chine est passée à côté de la révolution scientifique, qui se jouait cette fois en Europe avec des hommes comme Galilée et Newton ». Puis, elle s’est complètement repliée sur elle-même avec l’arrivé de Mao Zedong au pouvoir en 1954.
En revanche, Deng Xiaoping, qui a dirigé la Chine de 1981 à 1989, a fait preuve d’une révérence presque religieuse pour la science et la technologie. Et c’est ce sentiment qui semble encore dominer dans le pays aujourd’hui. Avec les résultats que l’on connaît. La Chine n’a pas seulement bâti le plus grand télescope sphérique du monde, elle a aussi construit le supercalculateur le plus puissant et la plus longue barrière végétale. Et elle a maintenant les yeux tournés vers la conquête spatiale. Or, rien ne symboliserait mieux la montée en puissance de la Chine en ce début de XXIe siècle que les premiers pas d’un astronaute chinois sur Mars. Sauf, peut-être, un premier contact avec une intelligence extraterrestre.
Couverture : Le télescope FAST. (VCG/Ulyces.co)