Connue pour la beauté spectaculaire de ses paysages et sa chanteuse iconique, Björk, l’Islande est également un laboratoire politique et économique scruté par les médias. À tel point que certains n’hésitent pas à qualifier cette petite île de l’Atlantique nord, qui ne compte que 330 0000 habitants, de meilleur pays du monde. Et de fait, l’Islande est aujourd’hui la nation la plus paisible et la plus paritaire. Elle est aussi l’une des plus prospères. Après son retour sur les marchés des capitaux le 14 mars dernier, 2017 devrait être une nouvelle année de croissance positive, à plus de 3,5 % du PIB, tandis que le chômage et la dette publique sont en baisse. Des performances économiques d’autant plus louables que l’Islande était en banqueroute il y a moins de dix ans…
La révolution des casseroles
Au début de l’année 2008, la couronne islandaise décline. L’inflation part à la hausse. La note des agences de notation internationales se dégrade pour l’ensemble du pays. Puis, au milieu du mois de septembre, la banque américaine Lehman Brothers s’effondre, entraînant dans sa chute les trois principales banques commerciales islandaises, qui sont alors nationalisées ou mises sous tutelle. Le 8 octobre, le Premier ministre du Royaume-Uni, Gordon Brown, applique une loi anti-terroriste afin de bloquer les avoirs de la branche britannique de la banque Icesave. Le gouvernement islandais se tourne alors vers la Russie, les pays scandinaves et le Fonds monétaire international (FMI) pour éponger la dette contractée par l’État lors de cette opération. Le FMI finit par lui accorder un prêt échelonné de 2,1 milliards de dollars, qui est associé à un prêt de 2,5 milliards de dollars des pays nordiques, de l’Union européenne, des îles Féroé, de la Pologne et de la Russie. Faillites et licenciements se multiplient, le chômage explose, les épargnes fondent. Nombre d’Islandais envisagent l’émigration. « Le Tigre nordique est à terre, blessé à mort », résume le journaliste Jérôme Skalski dans son livre La Révolution des casseroles : Chronique d’une nouvelle constitution pour l’Islande. Mais il n’a pas dit son dernier mot.
Dès le 10 octobre, des manifestants réclament la démission du directeur de la Banque centrale d’Islande, David Oddsson. Le lendemain, l’auteur-compositeur Hördur Torfason, armé d’une guitare et d’un micro, organise un rassemblement sur la place qui fait face à l’Althing, siège du Parlement islandais. C’est le point de départ d’un mouvement contestataire qui va non seulement obtenir la démission de David Oddsson, mais également celle du Premier ministre conservateur Geir Haarde, le 26 janvier 2009. « Mettant en cause la responsabilité du gouvernement et de l’oligarchie financière et politique locale dans la crise qui s’abat sur le pays et son ampleur, arborant pancartes, frappant sur des ustensiles de cuisine, dénonçant leur corruption et leur irresponsabilité, des milliers d’Islandais, de tous âges et de toutes conditions, manifestent, événement rare en Islande, pendant plusieurs semaines dans les rues de leur capitale », raconte Jérôme Skalski. « C’est la “révolution des casseroles”. »
Un nouveau gouvernement est formé en coalisant trois partis de gauche, et Jóhanna Sigurdardóttir devient la première Première ministre d’Islande. Mais le président Ólafur Ragnar Grimsson va lui aussi jouer un rôle essentiel dans la gestion de la crise financière. Il est à l’origine de deux référendums, le 6 mars 2010 et le 9 avril 2011, sur l’indemnisation des clients étrangers de Icesave, à chaque fois refusée par les citoyens. « Nous n’avons pas choisi la voie orthodoxe », s’est félicité Ólafur Ragnar Grimsson en 2013, alors que le pays avait déjà retrouvé sa bonne santé économique. « Nous avons laissé les banques faire faillite, instauré le contrôle des capitaux et nous n’avons pas appliqué de cure d’austérité comme il est imposé dans plusieurs pays européens. Nous avons veillé dans nos plans d’économies à préserver l’État-providence, en particulier sur l’éducation et la santé. » Cependant, les Islandais ne se sont pas contentés de répondre à des référendums. Les semaines de manifestations à coups de spatules sur des casseroles avaient en effet mené à la création d’un nouveau parti politique, le Mouvement des citoyens, ainsi que de plusieurs think tanks, et les partis parvenus au pouvoir ont rapidement annoncé leur intention d’associer le peuple à la rédaction d’une nouvelle Constitution.
Le 14 novembre 2009, un forum national est organisé à Reykjavik et diffusé sur Internet, dans le but affiché de préfigurer une assemblée constituante. Sur les 1 500 personnes présentes, 1 200 ont été choisies au hasard ; les autres représentent diverses institutions. L’année suivante, un nouveau forum de citoyens est organisé à l’initiative du gouvernement. Cette fois, les 950 participants ont tous été choisis au hasard. Ils sont supervisés par un comité et officiellement chargés de rédiger les bases de la nouvelle Constitution. Après l’élection de 25 de ces citoyens et quelques péripéties juridiques, un document est présenté au Parlement en 2011 et validé par référendum en 2012. Comprenant de nouvelles clauses sur la protection des droits humains, ce texte affirme également que les ressources naturelles de l’île sont des propriétés inaliénables de l’État. Il n’a pas été adopté mais possède encore d’ardents défenseurs, notamment au sein du Parti pirate.
Un paradis numérique
Le 2 décembre 2016, le Parti pirate, arrivé troisième aux élections législatives d’octobre avec 14,5 % des voix, est chargé de former un gouvernement par le président Gudni Jóhannesson, après les échecs successifs du Parti de l’indépendance et du Mouvement gauche-Verts. L’Occident retient son souffle : l’Islande va-t-elle être dirigée par un groupe d’anarchistes, de hackers et de geeks, qui se définit comme « le Robin des bois du pouvoir » ? Car l’île a beau ne pas avoir d’armée et ne compter que 330 000 habitants, un tel scénario pourrait galvaniser tous les mouvements radicaux nés de la crise financière de 2008.
Le Pari pirate islandais a été fondé en 2012 par les activistes du Web Birgitta Jónsdóttir et Smári McCarthy, et il est entré au Parlement dès 2013. « Si vous voulez nous placer quelque part sur le spectre politique, je dirais que nous sommes un parti qui a ses racines dans les droits civils », a expliqué Birgitta Jónsdóttir au quotidien américain The Washington Post. « Mais nous ne sommes pas comme les nombreux partis de gauche qui veulent contrôler leurs citoyens et créer des États qui les assistent. Nous croyons que ceux qui ont du pouvoir devraient être contrôlés, pas les individus. » Outre l’adoption du projet de nouvelle Constitution, le Parti pirate défend une politique environnementale ambitieuse, la gratuité totale des soins et des médicaments, la création d’une commission de surveillance des activités de la police, l’organisation d’un référendum sur l’adhésion du pays à l’Union Européenne, et l’élargissement de la liberté de la presse. Mais c’est bien entendu le Web qui se trouve au cœur du programme du Parti pirate, qui veut faire de l’Islande un véritable « paradis numérique ». Pour financer ce programme, le Parti pirate compte sur une réforme de la fiscalité. Au-delà des taxes sur l’utilisation des ressources naturelles prévues par la nouvelle Constitution, il veut instaurer un système davantage proportionnel et mener une vaste campagne de lutte contre l’évasion fiscale. Or, c’est la révélation des comptes bancaires extraterritoriaux de l’ancien Premier ministre islandais Sigmundur Davíd Gunnlaugsson qui a permis la percée des hackers aux dernières élections législatives. Comme Geir Haarde en janvier 2009, Sigmundur Davíd Gunnlaugsson avait été contraint de démissionner, en avril 2016, et le taux d’approbation du Parti pirate était monté à 43 %.
Finalement, le 12 décembre 2016, Birgitta Jónsdóttir annonce que son parti a lui aussi échoué à former une coalition. « C’est comme ça, si les gens ne se font pas suffisamment confiance pour sortir de leur pré carré, on ne peut pas les forcer à coopérer s’ils ne sont pas convaincus d’honorer les promesses qui les ont fait élire », a-t-elle déclaré au quotidien islandais Morgunbladid. Le pouvoir échappe aux pirates. Mais, avec dix sièges au Parlement sur 63, ils représentent maintenant une force politique incontournable en Islande. Leur parti y est d’autant plus audible que le pays s’est montré particulièrement amical avec les activistes du Web ces dernières années. L’organisation WikiLeaks est en partie implantée en Islande et son fondateur, Julian Assange, y a régulièrement séjourné avant de se réfugier dans l’ambassade de l’Équateur à Londres en juin 2012. À en croire l’ancien ministre islandais Ögmundur Jónasson, les États-Unis auraient même misé sur ces liens pour tenter de piéger le célèbre militant. D’après le récit de Ögmundur Jónasson, les autorités américaines lui ont dit en juin 2011 que des hackers essayaient de détruire des systèmes informatiques islandais, afin de justifier l’envoi d’un avion plein d’agents du FBI en août, et de solliciter la coopération du gouvernement dans une opération destinée à piéger Julian Assange. Le ministre aurait alors demandé au FBI de cesser toute activité en Islande et pris position pour WikiLeaks. Mais la crise économique et politique de 2008 n’a pas seulement ouvert la brèche dans laquelle les pirates se sont engouffrés, elle a également été une aubaine pour les femmes.
Un modèle d’égalité
De l’interdiction des clubs de strip-tease à la politique de quotas pour les postes de direction dans les entreprises, la coalition de gauche au pouvoir entre 2009 et 2013 a beaucoup œuvré pour une égalité formelle entre les hommes et les femmes. Et si l’inégalité salariale persiste, elle pourrait être éradiquée d’ici 2022. C’est du moins l’objectif affiché par l’actuel gouvernement, qui a récemment annoncé une mesure « radicale » : l’obligation pour les entreprises de rendre compte de la méthode utilisée pour déterminer les salaires tous les trois ans. Si elle est adoptée par le Parlement, cette mesure constituera une nouvelle, et éclatante, victoire pour le mouvement féministe islandais, qui est né il y a plus de quarante ans.
Près de la moitié des députés islandais sont des députées et le gouvernement est paritaire.
Le 24 octobre 1975, l’Islande est paralysée. Ce jour-là, les hôpitaux, les écoles, les entreprises, les fermes et même les foyers se trouvent dans l’incapacité de fonctionner normalement. Et pour cause : 90 % des femmes ont abandonné bureaux, blouses blanches, pupitres, cuisines, enfants et maris, pour que le caractère indispensable de leur travail, qu’il soit rémunéré ou non, soit enfin reconnu. Des milliers d’entre elles ont gagné le centre-ville de Reykjavík, dont les rues aux façades colorées résonnent de leurs chants. « C’était une manifestation incroyable », se souvient avec émotion Thordis Loa Thorhallsdottir, présidente de l’Association des femmes d’affaires en Islande. « Je peux encore sentir la foule autour de moi – son énergie, son pouvoir et sa fierté. » Elle avait alors dix ans et accompagnait sa mère, chanteuse et musicienne, « l’une des rares femmes de son époque à avoir une carrière à plein temps ». « La plupart des gens s’attendaient à ce qu’elle renonce à ses rêves pour élever ses quatre enfants, mais elle ne s’est pas laissé faire », raconte Thordis Loa Thorhallsdottir. La participation de sa mère à la grève et à la manifestation n’allait pourtant pas davantage de soi que celle des autres femmes de son village. « Nous avons dû tenir tête aux hommes », affirme-t-elle. « Ils avaient peur de perdre le contrôle. Et ils avaient raison. Mais il a surtout fallu trouver une solution de garde pour les plus petits… » Finalement, les femmes trop âgées pour manifester ont proposé de s’occuper d’eux. Les autres sont montées dans un bus plein à craquer, direction Reykjavík. Dans le village de Thordis Loa Thorhallsdottir, comme partout ailleurs en Islande, pays qui a longtemps dépendu de la navigation, les femmes ont toujours activement participé à la vie économique. Pendant que les hommes traversaient les océans, elles chassaient, cultivaient, récoltaient, tenaient les comptes et réparaient les habitations. Mais l’industrialisation de l’île et le développement de la finance les ont d’abord laissées de côté. Et des siècles de travail n’avaient pas suffi à leur ouvrir les portes du pouvoir. En 1975, seulement neuf femmes avaient déjà siégé au Parlement.
Une fois de retour chez elles, Thordis Loa Thorhallsdottir et sa mère prennent conscience de l’ampleur du mouvement de grève et de protestation auquel elles viennent de participer. « En réalité, tout le pays était devant la télévision, et il n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. 30 000 femmes avaient défilé dans les rues ! À l’époque, cela représentait une part considérable de la population. Les hommes ont dû admettre que la grève avait eu un énorme impact. Rien n’a plus jamais été comme avant. »
Aujourd’hui, près de la moitié des députés islandais sont des députées et le gouvernement est paritaire. Quant à Thordis Loa Thorhallsdottir, elle est à la tête de l’une des plus importantes compagnies de tourisme du pays, Gray Line. Auparavant, elle a travaillé pour la Ville de Reykjavík, enseigné à l’université, animé une émission de télévision, géré des franchises de la chaîne Pizza Hut en Islande et en Finlande. « Ce parcours ne m’a pas empêchée d’élever deux garçons et une fille », précise-t-elle. « Pour la simple et bonne raison que le fait d’avoir des enfants est une responsabilité partagée entre l’homme et la femme, et non la responsabilité exclusive de la femme. » Cette idée n’est pas seulement communément admise en Islande, elle est aussi au cœur de l’organisation du travail et de la vie familiale. À la naissance d’un enfant, les deux parents bénéficient de trois mois de congé chacun, ainsi que de trois mois supplémentaires, à partager comme bon leur semble. Puisque l’indemnité est élevée – elle représente 80 % du salaire jusqu’à un plafond de 2 600 euros –, et puisque le congé du père ne peut être transféré à la mère, 90 % des hommes en profitent. Pour Thordis Loa Thorhallsdottir, ce système de congé parental mis en place en 2000 « fait toute la différence », aussi bien à la maison qu’au travail. « Les études montrent qu’après avoir pris leurs trois mois de congé minimum, les pères sont beaucoup plus impliqués dans l’éducation des enfants et les tâches ménagères », dit-elle. « Les employeurs n’ont plus de raison valable de favoriser un homme au détriment d’une femme à l’embauche : tous les deux arrêteront de travailler à la naissance de leur enfant, tous les deux ont besoin de temps pour l’élever et prendre soin de lui. » Un modèle parental qui devrait fortement influencer les générations futures, seules garantes des récentes avancées sociales du pays.
Couverture : Panorama de Reykjavík.
LES ISLANDAIS SAVENT COMMENT LUTTER CONTRE L’ABUS DE DROGUE CHEZ LES ADOS, ET CE N’EST PAS PAR LA PRISON
Depuis la fin des années 1990, l’Islande se sert d’enquêtes menées auprès des jeunes pour empêcher leurs dérives. Les résultats sont hallucinants.
C’est un dimanche ensoleillé, il est un peu moins de 15 heures et le parc Laugardalur, près du centre de Reykjavík, semble pratiquement désert. On voit de temps à autre un adulte avec une poussette, mais le parc est entouré par des immeubles et des maisons, et ce n’est pas un jour d’école – alors où sont passés tous les enfants ? Se promènent avec moi Gudberg Jónsson, un psychologue, et Harvey Milkman, un professeur de psychologie américain qui enseigne une partie de l’année à l’université de Reykjavík. « Il y a vingt ans, les adolescents islandais comptaient parmi les jeunes les plus consommateurs d’alcool en Europe », raconte Jónsson. « Vous ne pouviez pas marcher dans les rues du centre de Reykjavík un vendredi soir sans vous sentir en insécurité », ajoute Milkman. « Il y avait partout des hordes d’adolescents en train de se saouler sous vos yeux. » Nous approchons d’un grand bâtiment. « Et ici, nous avions du skate en intérieur », dit Jónsson. Quelques minutes plus tôt, nous avions dépassé deux bâtiments dédiés l’un au badminton, l’autre au ping-pong. De ce côté du parc, il y a aussi un parcours de santé, une piscine géothermique et, enfin, des enfants, en train de jouer au football sur un terrain artificiel. « Les adolescents ne traînent plus dans le parc parce qu’ils ont des cours dans ces bâtiments – de soutien scolaire, de musique, de danse ou d’arts plastiques », explique Jónsson. « Ou bien ils sont en excursion avec leurs parents. »