Le chien a beau être « le meilleur ami de l’Homme », il n’est pas le plus populaire des animaux domestiques. Ni sur la Toile, ni dans nos foyers. En France, il y a près de 13,5 millions de chats, pour seulement 7,3 millions de chiens. Aux États-Unis, on dénombre pas moins de 74 millions de chats. Au Japon, une entreprise en a récemment embauchés pour essayer de soulager le stress de ses salariés. Les chats y ont d’ailleurs leurs propres bars et leurs propres hôtels. Sur Internet, ils se pavanent au sommet des palmarès de Facebook, Instagram, Flickr et Pinterest. Le moindre de leurs miaulements peut être vu plus de quatre millions de fois sur YouTube, et des sites de rencontre leur sont entièrement dédiés. Mais comment ont-ils conquis notre planète en même temps que nos cœurs ? Pour le savoir, une équipe de scientifiques internationale a collecté et analysé l’ADN de plus de 300 spécimens sur une période de temps s’échelonnant entre la fin de l’âge de la pierre et la première moitié du XXe siècle. Ses découvertes, publiées le 19 juin dernier dans la revue Nature Ecology & Evolution, rendent les chats encore plus attachants.

Le chat de Rê

Le maléfique serpent Apophis s’attaque inlassablement à la barque du dieu Rê voguant sur l’océan primordial, le Noun, dans l’espoir de mettre un terme au processus de la Création. Fort heureusement, il est toujours vaincu par Rê et ses alliés. Le dieu Seth défend l’embarcation avec un harpon et la déesse Isis utilise ses pouvoirs pour désorienter Apophis, ce qui permet au chat de Rê, incarnation de la déesse Bastet, de décapiter le serpent à l’aide d’un long couteau. Chaque lever de Soleil témoigne de cette victoire perpétuelle tandis que les éclipses trahissent une défaite momentanée… Quant au mythe qui l’affirme, il témoigne de l’importance accordée aux chats par les Égyptiens de l’Antiquité. Mais, comme le souligne Eva-Maria Geigl, paléogénéticienne à l’institut Jacques Monod, « leur rapprochement a été très progressif ». La première apparition du chat dans l’art égyptien date de 1950 avant Jésus Christ. Elle se trouve sur le mur d’une tombe située à 250 kilomètres au sud du Caire, sous la forme d’un animal aux longues pattes-avant, à la queue dressée et à la tête triangulaire, fixant un rat à l’approche. Vers 1350 avant Jésus Christ, le chat est toujours représenté en train de chasser, mais cette fois des oiseaux, et en compagnie des hommes. Un peu plus tard, il est carrément assis sous leur table, occupé à manger leur poisson. Par ailleurs, nombre de notables égyptiens choisissent d’être représentés sur leur tombe en compagnie de leur chat, et certains le font momifier. Du statut de chasseur de rats, le chat est passé à celui d’animal domestique, et même à celui d’animal sacré. Les historiens européens en déduisent que les Égyptiens ont été les premiers à domestiquer le félin. Puis, en 2004, des chercheurs découvrent un squelette de chat datant de 7500 avant Jésus Christ enterré avec un être humain sur l’île de Chypre, révélant ainsi que le félin a en fait été domestiqué plusieurs milliers d’années avant que n’émerge la civilisation égyptienne. « Les hommes et les chats collaborent depuis le début du néolithique, c’est-à-dire depuis le début de l’agriculture, qui naît dans le Croissant fertile il y a environ 12 000 ans », affirme Eva-Maria Geigl. « Les premiers chats ont été attirés dans les villages par l’afflux de rongeurs que les stocks de grains d’orge et de blé ne manquaient pas de provoquer, et cela arrangeait bien les hommes parce que les rongeurs transportaient des maladies. Certains chats se sont si bien habitués à l’Homme que ce dernier les a embarqués sur ses bateaux, ce qui explique leur présence sur des îles comme Chypre à une époque aussi lointaine. »

En 2008, l’archéozoologue belge Wim Van Neer trouve les dépouilles de six chats domestiques vieux de 6 000 ans au bord du Nil, et il se demande si les ancêtres des Égyptiens de l’Antiquité ont pu domestiquer le félin indépendamment des peuples du Proche-Orient. Il propose alors à Eva-Maria Geigl et à son collègue Thierry Grange d’appliquer l’approche paléogénétique à l’histoire de la domestication du chat pour tenter de mieux la comprendre. « Les études de génome conduites sur des chats modernes – chats domestiques (Felis catus), chats sauvages européens (Felis silvestris silvestris) et moyen-orientaux (Felis silvestris lybica) – montraient déjà la proximité génétique entre le chat domestique et le moyen-oriental lybica », rappelle Thierry Grange. « En revanche, on ne savait ni dater ni retracer la diffusion de lybica à travers le monde… »

Une momie de chat datant de l’Égypte ancienne
Crédits : Damian Dovarganes

Felis silvestris lybica

Eva-Maria Geigl et Thierry Grange accueillent la proposition de Wim Van Neer avec enthousiasme, mais il leur faut patienter plusieurs années avant d’obtenir les fonds nécessaires pour mener leurs recherches, et embaucher un troisième paléogénéticien, l’Italien Claudio Ottoni. « Nous avons analysé des os et des dents de chats anciens, ainsi que des échantillons de poil et de peau de chats momifiés », raconte ce dernier. « Nous avons séquencé de courts fragments de l’ADN mitochondrial, ce qui nous a permis de connaître les anciennes répartitions des populations de chats. » « C’est un travail très délicat car leurs os sont petits et fragiles, et ils comportent peu de zones où l’ADN est préservé », précise Thierry Grange. « D’autant que l’ADN est mieux préservé par le froid, ce qui n’est pas vraiment la caractéristique première du climat moyen-oriental. »

Au cours de leur recherche, les paléogénéticiens ont eu la surprise de découvrir qu’il n’y avait pas eu une seule vague de diffusion du chat moyen-oriental, mais deux. La première a lieu au moment de la néolithisation de l’Europe, il y a environ 5 000 ans. « On voit se généraliser la signature génétique de la variante anatolienne de lybica dans tout le continent », explique Eva-Maria Geigl. La seconde vague de diffusion a lieu au moment de l’Antiquité classique. « On voit alors naître un formidable engouement pour la variante égyptienne de lybica. Elle gagne le monde grec et romain, et se répand jusqu’aux ports vikings de la mer Baltique en empruntant les voies de commerce maritimes. » Puis la signature génétique du chat égyptien régresse au sein de la population de chats domestiques, au profit de la variante anatolienne. « Mais les caractéristiques qui l’ont rendu si populaire à l’Antiquité sont peut-être majoritaires encore aujourd’hui. »

Felis silvestris lybica

Quelles sont ces caractéristiques ? Pour Thierry Grange, il est probable que le chat égyptien ait été favorisé en raison de son comportement, et non en raison de son apparence, « car il y avait très peu de différences morphologiques entre lui et le chat anatolien ». Il y a d’ailleurs très peu de différences morphologiques entre les chats qui roupillent sur nos canapés et gambadent sur nos écrans, et les chats qui préservaient nos ancêtres des maladies en chassant les rongeurs. « Un chat sauvage ressemble beaucoup à un chat domestique, tandis qu’un chihuahua, et même un doberman, n’ont pas grand chose à voir avec un loup », souligne Eva-Maria Geigl. « Cela s’explique par le fait que contrairement au chien, qui a été sélectionné et transformé pour effectuer des tâches très diverses, le chat était parfaitement adapté à la seule tâche qui lui incombait, et qu’il remplissait naturellement. »

Le chat domestique se distingue essentiellement par son pelage marbré, ou tacheté. Celui du chat sauvage est exclusivement tigré. Or les taches apparaissent entre 500 et 1 300 de notre ère, ce qui constitue une évolution esthétique très tardive par rapport aux autres animaux domestiques. Une preuve que nos ancêtres se souciaient très peu de l’apparence de leurs chats selon Claudio Ottoni : « Les chats devaient juste devenir plus amicaux, être assez tolérants vis-à-vis des êtres humains pour entrer dans leurs maisons et profiter des commodités de la vie en commun. Il y a donc un changement de comportement qui se produit vis-à-vis des êtres humains et nous supposons que ce changement se produit dans la société égyptienne à cause de l’importance du chat dans cette société. »

Le chat de canapé

L’esthétique ne devient un critère de sélection pour les chats qu’à la fin du XIXe siècle, lorsque se développe, à tort, la notion de race. Appliquée à la biologie, elle encourage le croisement dirigé des animaux domestiques, pratiques qui s’épanouissent d’abord en Angleterre. La reproduction se fait alors en accord avec des standards établis de façon arbitraire, et selon les qualités psychologiques et physiques souhaitées chez l’animal. « Avec un peu de malice, on pourrait dire que la domestication du chat commence véritablement à ce moment-là, et qu’il s’agissait auparavant d’un simple compagnonnage entre l’homme et lui », remarque Thierry Grange. « Même aujourd’hui, la reproduction des chats n’est pas aussi contrôlée que celle des chiens, surtout à la campagne. »

Chat lavant son manteau
Arthur Heyer, 1915

Comme chez le chien, la quête malsaine d’une prétendue « pureté de la race », et le manque de diversité génétique qui en résulte, ont conduit au développement de faiblesses et de maladies spécifiques chez le chat. Le Persan, par exemple, souffre très souvent d’une insuffisance rénale chronique. Ce chat est sans doute le plus emblématique de tous les « chats de canapé », qui se multiplient justement à partir du XIXsiècle en Europe. À la même époque, les chats sont célébrés par les poètes français. « Ils prennent en songeant les nobles attitudes / Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, / Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin », écrit Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. « Eh quoi ! L’homme se plaint-il de vivre ! N’a-t-il pas des mains pour caresser la fourrure des chats ! » se scandalise Théophile Gautier. Victor Hugo, lui, a dit que « Dieu a inventé le chat pour que l’homme ait un tigre à caresser chez lui ». Cette phrase lui aurait été inspirée par son propre chat, Chanoine, que l’écrivain Champfleury décrit en ces termes : « Dans ma jeunesse, je fus reçu place Royale, dans un salon décoré de tapisseries et de monuments gothiques ; au milieu s’élevait un grand dais rouge, sur lequel trônait un chat, qui fièrement semblait attendre les hommages des visiteurs. C’était le chat de Victor Hugo, celui-là même peut-être que son indolence et sa paresse ont fait appeler chamoine dans Les Lettres sur le Rhin. »

Mais le chat n’a pas toujours été vénéré, tant s’en faut. Entre les Égyptiens de l’Antiquité et les littérateurs français du XIXsiècle, s’est notamment intercalé le jugement de l’Église catholique du Moyen-Âge, qui considérait l’animal comme une créature démoniaque.  « Aujourd’hui, il nous fait surtout rire », estime Eva-Maria Geigl en citant les « LOL cats » qui pullulent sur Internet. De son côté, Thierry Grange explique le succès du chat par le fait que « l’être humain préfère s’identifier à un animal qui garde une forme d’indépendance et d’autonomie plutôt qu’à un animal totalement dévoué et obéissant, comme le chien. » Comme le remarque Claudio Ottoni, le chat domestique est en effet resté « un compagnon parfois distant ». Qui peut encore redevenir sauvage.


Couverture : Le chat, des pharaons aux poètes français. (Ulyces.co)