La dame de fer turque
En 1997, les militaires turcs ont contraint, par la pression de l’opinion publique et des médias, et en faisant défiler des chars dans la petite ville de Sincan, tout près de la capitale Ankara, le Premier ministre Necmettin Erbakan à la démission. C’est une femme qui leur a tenu tête. Meral Aksener, alors ministre de l’Intérieur. Un général lui a même dit qu’il la ferait empaler « sur une pointe huileuse ». Interrogée sur cet échange en 2013, elle a répondu qu’elle avait « fait ce [qu’elle était] censée faire ».
Et c’est très certainement ce qu’elle répondra lorsqu’on lui demandera pourquoi elle a défié le président de la République Recep Tayyip Erdogan en 2019, comme elle a défié l’armée en 1997. Car la candidature de Meral Aksener à l’élection présidentielle de novembre 2019 ne fait plus aucun doute.
« La Turquie et son peuple sont fatigués, l’État est usé, l’ordre public s’est délité », a-t-elle martelé le 25 octobre dernier, jour du lancement de son parti politique, Le Bon Parti. « Nous n’avons pas le choix, il nous faut changer le climat politique », a-t-elle ajouté. Rassemblés à Yenimahalle, un quartier populaire d’Ankara, ses partisans scandaient : « Meral, Première ministre ! » Et Meral Aksener de répondre : « Non, non. Pas Première ministre ! Présidente ! Les fondateurs de notre parti insistent pour que je devienne présidente. »
Ce ne sera d’ailleurs pas la première fois qu’elle défie Recep Tayyip Erdogan. Au printemps 2017, elle a bruyamment mené campagne pour le « non » au référendum sur le renforcement des pouvoirs de l’actuel président de la République de Turquie. Et ce malgré les nombreuses difficultés suscitées par le gouvernement. Les partisans de Meral Aksener eurent d’abord beaucoup de mal à trouver une salle de réunion. Ils finirent par en trouver une dans la ville de Çanakkale, préfecture de la province du même nom qui est située sur les rives du détroit des Dardanelles. Mais l’électricité fut coupée, et la réunion se déroula à la lueur des téléphones portables.
À Izmit, lieu de naissance de Meral Aksener, ses partisans furent attaqués. À Nigde, leur rassemblement fut interdit par les autorités. Il eut tout de même lieu. Et si Recep Tayyip Erdogan obtint finalement le « oui » qu’il souhaitait au référendum sur le renforcement de ses pouvoirs, ce fut de justesse. Seuls 51,5 % des Turcs ont approuvé la réforme transformant leur pays en République présidentielle après neuf décennies de régime parlementaire.
La Turquie semblait plus divisée que jamais. « Des choses ont été dites qui ne l’avaient jamais été et ont aggravé la dimension Kulturkampf », souligne l’économiste et politologue turc Ahmet Insel, en faisant référence au conflit qui opposa le royaume de Prusse, puis l’Empire allemand, à l’Église catholique romaine, et qui incarne un « combat pour un idéal de société ». Or, Meral Aksener pourrait bel et bien réussir à fédérer les opposants au chef de l’État.
Comme lui, et contrairement au président du Parti républicain du peuple, Kemal Kiliçdaroglu, elle est capable d’attirer à elle les libéraux comme les religieux et les nationalistes. Elle-même est une figure incontournable du nationalisme turc. Certains la comparent à Asena, la célèbre louve de la mythologie turque. D’autres la comparent à Margaret Thatcher en l’appelant « la dame de fer turque ». Pour le magazine d’actualité politique américain Politico, elle est « la Marine Le Pen turque ». Mais Meral Aksener rejette toute analogie entre sa politique et celle de l’extrême droite européenne. Et elle sait montrer un visage plus rassurant aux électeurs de gauche turcs. Peut-elle pour autant l’emporter face à l’inamovible Recep Tayyip Erdogan ?
La marche de la justice
D’après une enquête d’opinion publiée par l’Institut Gezici le 1er novembre dernier, en cas d’élection anticipée, Meral Aksener recueillerait 38 % des suffrages au premier tour tandis que Recep Tayyip Erdogan en recueillerait 47,8 %. Mais elle n’aurait aucun mal à capter les votes de Kemal Kiliçdaroglu au second tour, et détrônerait le « reis » avec 52,9 % des voix. Elle s’attacherait alors à réparer la relation de la Turquie avec ses alliés occidentaux : les États-Unis, « un pays ami », l’OTAN, un « parapluie de défense », et l’Union européenne. Elle cantonnerait de nouveau l’islam à la sphère privée : « L’État n’a pas à être religieux, il doit se contenter d’être juste envers ses citoyens ». Et rendrait son indépendance à l’institution judiciaire car, dit-elle, « les verdicts politiques des tribunaux sont plus dangereux que les balles de nos ennemis ». Autrement dit, Meral Aksener déferait l’œuvre de Recep Tayyip Erdogan, qui n’a pas hésité à se rapprocher de Vladimir Poutine au détriment de ses relations avec les Occidentaux, ni à placer l’islam au centre d’une société largement sécularisée par le fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk. Au cours des quatorze années qu’il a passé à la tête du pays, d’abord en tant que Premier ministre, puis en tant que président de la République, Recep Tayyip Erdogan a également réussi à tarir presque toutes les sources d’opposition, en marginalisant les autres dirigeants de son parti, le Parti de la justice et du développement, en faisant emprisonner ses adversaires, et en censurant les organes de presse les plus critiques. Cette politique de répression s’est durcie à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Environ 50 000 personnes ont été arrêtées, et plus de 100 000 limogées ou suspendues de leurs fonctions. En juin dernier, un tribunal a condamné un député du Parti républicain du peuple, Enis Berberoglu, à 25 ans de prison pour avoir fourni au journal d’opposition Cumhurriyet des informations confidentielles. Kemal Kiliçdaroglu a alors organisé une « marche de la justice » en guise de représailles, reliant Ankara à Istanbul avec des milliers de sympathisants. Une initiative comparée par ses partisans à la célèbre « marche du sel » entreprise en mars 1930 par Mohandas Karamchand Gandhi contre le pouvoir britannique en Inde.
« Nous avons marché pour la justice, nous avons marché pour le droit des opprimés, nous avons marché pour les députés emprisonnés, nous avons marché pour les journalistes incarcérés, nous avons marché pour les universitaires limogés », a dit Kemal Kiliçdaroglu à la foule rassemblée sur une esplanade à son arrivée à Istanbul, répétant à plusieurs reprises qu’elle avait « écrit une légende ». Mais d’après le politologue franco-turc Ali Kazancigil, « Kemal Kiliçdaroglu manque de charisme ». « C’est dommage pour l’opposition car il est d’origine kurde et de confession alévi, une branche libérale de l’islam », ajoute-t-il. « Cela aurait pu faire de lui une figure extraordinaire de la vie politique, mais il n’arrive toujours pas à guider son parti. Il faudrait qu’il travaille avec la société civile pour créer une opposition démocratique digne de ce nom, en prenant notamment la défense du parti kurde, qui est persécuté. » Meral Aksener, elle, peut à ce sujet paraître pour le moins ambiguë. Car si elle s’est montrée particulièrement dure avec les séparatistes kurdes, elle prône maintenant « le rassemblement » et « le dialogue ». Meral Aksener peut par ailleurs paraître ambiguë au sujet des réfugiés syriens, qui sont environ trois millions en Turquie. Car si elle a déclaré qu’elle les autoriserait à rester dans le pays, elle a également exprimé des « inquiétudes » à propos de leur présence. Et si Le Bon Parti est inscrit comme un parti de centre droit, Meral Aksener continue de faire dans ses meetings le signe de ralliement des Loups Gris, section officieuse de la jeunesse du parti d’extrême droite auquel elle a appartenu de 2001 à 2016, le Parti d’action nationaliste.
La louve grise
Cette fille d’immigrés grecs musulmans née en 1956 a milité au sein des Loups Gris dès l’université. Ces derniers ont été impliqués dans plusieurs actions violentes dans les années 1970 et 1980. Un de leurs membres, Mehmet Ali Agca, a même tenté d’assassiner le pape Jean-Paul II sur la place Saint-Pierre à Rome, le 13 mai 1981. Au cours des années 1990, ils ont entretenu des liens étroits avec la mafia turque, connue pour son engagement politique en faveur de la guérilla séparatiste tchétchène. En 2004, à l’occasion de la sortie du film Ararat, dont le sujet principal est le génocide arménien, ils ont fait pression pour en empêcher la diffusion dans les salles de cinéma turques. Et ils sont aujourd’hui accusés de terrorisme et d’infiltration dans la politique européenne. Une fois diplômée, en 1979, Meral Aksener est devenue professeure d’histoire. Elle a enseigné à l’université technique de Yildiz, à l’université de Kocaeli et à l’université de Marmara. Sa carrière politique ne démarre qu’en 1995. Meral Aksener est alors élue députée de la province d’Istanbul pour un parti de centre droit, le Parti de la juste voie. Deux ans plus tard seulement, elle est nommée ministre de l’Intérieur, mais n’y reste que huit mois.
« Le parti pro-kurde pourrait accepter la proposition de “dialogue” du Bon Parti. »
Au Parti d’action nationaliste, Meral Aksener participe à la refonte voulue par le président Devlet Bahceli, qui veut donner une image plus professionnelle à l’électorat. Et elle est de nouveau élue au Parlement, où elle effectue deux mandats et devient vice-présidente de l’Assemblée, et où ses collègues se souviennent encore de ses nombreuses blagues. Mais Meral Aksener juge Devlet Bahceli trop complaisant à l’égard de Recep Tayyip Erdogan, et tente de l’évincer. Elle convoque un congrès du parti dans un hôtel d’Ankara. La police boucle le bâtiment. Une foule d’hommes se précipitent contre les barricades. Meral Aksener grimpe sur le toit d’un bus et exhorte les tribunaux à prendre des mesures. « Vous devez immédiatement corriger cette erreur, ce chaos et cette illégalité », lance-t-elle. Meral Aksener est finalement exclue du Parti de l’action nationaliste. 70 % des militants sont partis avec elle. Mais passée la fureur de Devlet Bahceli, elle a dû faire face à celle de Recep Tayyip Erdogan. Les médias rattachés à la cause du gouvernement se sont répandus en allégations sur sa vie personnelle et elle a reçu des menaces de mort. Interrogé à ce sujet par le TIME en juillet dernier, un haut responsable du Parti démocratique des peuples ne s’en est pas étonné : « Toute personne dont le nom est mentionné comme candidat possible à la présidentielle, tous ces voyous et ces trolls et ces médias, ils vont faire des campagnes pour les disqualifier. » Ce parti pro-kurde, décapité depuis que son président Selahattin Demirtas, accusé de « terrorisme », est en prison, pourrait accepter la proposition de « dialogue » du Bon Parti. Et encore augmenter les chances de Meral Aksener de remporter l’élection présidentielle en 2019.
Couverture : Meral Aksener. (Adem Altan/AFP)