De la terre rouge surgit un gigantesque dôme translucide. En-dessous, 600 000 personnes vaquent à leurs occupations et le sol est aussi blanc que la neige. Il est planté de palmiers, et de luxueux gratte-ciels. Voilà à quoi ressemblerait la première ville sur Mars selon les Émirats arabes unis, qui viennent de rejoindre la course internationale pour la conquête de la planète rouge. Dans les couloirs de piste se bousculaient déjà la NASA, loin devant ses homologues européenne, russe, chinoise et indienne, des hommes d’affaire technophiles, des fondations privées et des sociétés astronautiques. Et si les Émirats arabes unis prévoient de franchir la ligne d’arrivée en 2117, certains de leurs concurrents sont bien plus ambitieux. Mais aucun n’a encore répondu en détails à toutes les questions techniques que soulèvent l’Objectif Mars. Et elles sont aussi ardues que nombreuses.
Le transport interplanétaire
Pour coloniser Mars, il faut d’abord l’atteindre. Jusqu’ici, seules des missions non-habitées ont été tentées, et seules quatre entités ont réussi à mener certaines de ces missions à bien – les agences spatiales américaine, russe, européenne et indienne. La NASA affichant le meilleur taux de succès, avec 21 lancements depuis les années 1960 et seulement 6 échecs, c’est naturellement vers elle que se tournent des regards plein d’espoir quand il s’agit d’envoyer des êtres humains sur la planète rouge. Dévoilée en octobre 2015, sa stratégie s’articule en trois phases. La première, baptisée Earth Reliant (« dépendante de la Terre »), comprend une série de recherches menées à bord de la Station spatiale internationale (ISS), qui est placée en orbite terrestre basse. Elle doit permettre à la NASA de tester toutes les technologies nécessaires à un très long voyage – Mars se trouve entre 55 et 400 millions de kilomètres de la Terre, selon la position des planètes dans le système solaire.
La phase Earth Reliant doit également permettre à la NASA de mieux comprendre, et donc de réduire, les effets de ce voyage sur la santé des astronautes – fragilisation du squelette, réduction de la masse musculaire, affaiblissement du système immunitaire, diminution de l’acuité visuelle, etc. Pour cette raison, l’Américain Scott Kelly et le Russe Mikhaïl Kornienko ont passé 340 jours dans l’ISS, entre mars 2015 et mars 2016. C’est la plus longue période jamais passée dans l’espace sans interruption. « J’ai cru que je vivrais là-haut pour toujours », a déclaré Kelly aux journalistes à son retour. « Occasionnellement, on devient peut-être un peu fou. » D’après lui, « nous allons découvrir des choses que nous ne savions même pas grâce à [son] expérience dans la station spatiale. » La deuxième phase du programme de la NASA, Proving Ground (« terrain d’essai »), verra des astronautes quitter l’orbite terrestre basse pour des séjours autour de la Lune et des astéroïdes. Ils devront être complètement indépendants des ressources de la Terre, ce qui nécessite des habitats différents de ceux de l’ISS, et un système de vie en boucle fermée nettement moins lourd et contraignant. La troisième et dernière phase, Earth Independent (« indépendante de la Terre »), amorce bien évidemment les missions habitées à destination de Mars, en passant d’abord par ses propres lunes, Phobos et Deimos.
Ces missions doivent avoir lieu au plus tard en 2033. C’est du moins le cap fixé par le Congrès des États-Unis, qui a alloué 19,5 milliards de dollars à la NASA pour l’année 2017. Un budget censé permettre à l’agence de poursuivre ses efforts dans le développement d’un vaisseau spatial capable de transporter un équipage d’astronautes dans l’espace lointain, la capsule Orion, et la conception de son lanceur, le Space Launch System (SLS). Ces deux technologies seront mises à l’épreuve l’année prochaine, lors d’un vol non-habité vers la Lune. D’autres sont en ce moment-même développées par les sociétés privées SpaceX et Blue Origin. Fondée par le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, cette dernière est en train de construire un lanceur comparable au SLS, le New Glenn. Quant à SpaceX, elle est en train de perfectionner son « système de transport interplanétaire », l’Interplanetary Transport System. Celui-ci se compose d’un propulseur en partie réutilisable et d’un vaisseau, qui pourra dans un premier temps contenir 100 personnes, puis 200. Le PDG de SpaceX, Elon Musk, affirme que ce vaisseau permettra d’aller sur Mars dès 2024. Il pourrait ensuite effectuer le voyage à chaque fois que Mars et la Terre se trouvent dans des orbites favorables, c’est-à-dire tous les 26 mois, afin d’établir progressivement une communauté martienne. Car, contrairement à la NASA qui n’envisage pour l’instant que des missions temporaires, SpaceX veut d’ores et déjà poser les bases d’une véritable colonie sur Mars. Reste que cette planète est loin d’être hospitalière.
Les taupinières martiennes
Mars est plus petite que la Terre, plus sèche, et surtout beaucoup plus froide. Sa température moyenne est de –63 °C et elle peut descendre à –140°C, alors que la température la plus basse enregistrée sur Terre est de –93°C. La pesanteur y est très faible, ainsi que la pression atmosphérique. L’atmosphère martienne contient d’ailleurs très peu d’oxygène : elle se compose essentiellement de dioxyde de carbone, et elle est si ténue qu’elle ne permet pas de filtrer le rayonnement solaire. Il est donc impossible pour les êtres humains d’évoluer à la surface de Mars sans combinaison spatiale. Il arrive en outre que la planète soit recouverte par des tempêtes de poussière géantes.
« Par certains aspects, les conditions de vie sur Mars sont néanmoins comparables à celles en Antarctique », affirme le Français Richard Heidmann, fondateur de l’association Planète Mars. En se basant sur le scénario d’Elon Musk, cet ingénieur a imaginé le fonctionnement des villes fondées par les premiers colons, qu’il décrit dans des études publiées sur le site de l’association. Le premier problème qui se pose aux villes martiennes est bien évidemment l’habitat. La solution la plus souvent envisagée consiste à construire des enceintes pressurisées, qui seraient enfouies afin d’écarter le risque d’un surdosage de radiations. « On pourrait par exemple creuser des tunnels abritant des résidences troglodytes », explique Richard Heidmann. « Mais il ne serait pas très cohérent de condamner à une existence de taupes des individus pour qui ce séjour extraordinaire représente le rêve de toute une vie. De plus, pour tous les résidents, le spectacle du paysage constituera un facteur de stabilité psychologique précieux. » Heidmann préconise donc de résoudre la question des radiations par ce qu’il appelle « l’effet casquette » : « La dose de radiations étant proportionnelle à la sphère céleste visible, on peut concevoir un bâtiment permettant de localiser les emplacements les plus occupés (le lit, le bureau, etc.) en zone aveugle, tout en offrant des lieux de passage et de contemplation du paysage plus ou moins ouverts, laissant pénétrer la lumière extérieure. » L’autre problème majeur posé par la colonisation de Mars est celui de la suffisance, notamment alimentaire et énergétique. « À partir de 1 000 personnes, je considère qu’une colonie doit être relativement autonome », dit l’ingénieur. « Mais nous ne savons pas encore exploiter les ressources locales et certains matériels seront nécessairement importés de Terre, du moins au début. Il faut donc que les Martiens aient quelque chose à offrir en échange… » Pour que cet échange soit possible, il faudrait qu’il y ait un minimum de trafic entre les deux planètes et que l’offre soit spécifique à Mars. Pour Richard Heidmann, le modèle le mieux adapté à ces deux critères correspond à une économie de services à l’intention de deux types de clientèles distincts : des scientifiques et des touristes extrêmement fortunés. « Ce modèle peut sembler très peu démocratique », concède Heidmann. « Mais les scientifiques missionnés seraient sélectionnés sur leurs compétences, et le coût de leur voyage serait pris en charge par leurs organismes d’appartenance. Les autres individus auraient l’opportunité de se faire engager par la colonie pour assurer les services requis par la vie de la communauté, contre un salaire qu’on imagine conséquent. »
On peut ainsi imaginer l’émergence d’une toute nouvelle caste de pionniers, comparables à ceux qui ont quitté l’Europe pour le Nouveau Monde au XVIe siècle. L’espace tiendrait alors lieu d’océan pour les hommes et les femmes prêts à quitter la Terre, leurs proches et leurs biens, et à s’établir définitivement sur Mars, que ce soit dans l’espoir d’une vie meilleure, d’un enrichissement, ou tout simplement par désir d’aventure. Si le raisonnement de Richard Heidmann laisse deviner l’étendue des possibles adaptation de la société humaine à la vie sur une autre planète, il est également envisageable d’adapter cette même planète à la présence humaine. Aussi Elon Musk n’a-t-il pas hésité à proposer de larguer des bombes nucléaires sur Mars pour augmenter durablement sa température, et donc de faire fondre l’eau présente à l’état de glace sur ses pôles. Une opération extrêmement risquée qui pourrait en réalité avoir l’effet inverse, en provoquant un hiver nucléaire. Mais Musk n’est pas le seul à réfléchir à un moyen de transformer Mars.
Le champ magnétique artificiel
Tout indique que Mars était jadis une planète relativement accueillante, avec des océans et une atmosphère à la fois plus chaude et plus dense. D’après les données collectées par la sonde Maven, qui circule régulièrement sur orbite martienne basse depuis septembre 2014, l’érosion de cette atmosphère est due aux vents solaires. Or cette érosion n’aurait pas été possible sans la disparition, il y a des milliards d’années, du champ magnétique de Mars. La NASA en a donc déduit qu’elle pourrait restaurer l’atmosphère martienne en créant un bouclier magnétique assez puissant autour de la planète rouge – qui pourrait alors redevenir bleue, et tout à fait habitable.
Selon l’agence spatiale américaine, l’épaississement de l’atmosphère augmenterait la température de Mars de 4°C, ce qui suffirait à faire fondre le dioxyde de carbone présent à l’état de glace au pôle nord. Celui-ci entraînerait un nouveau réchauffement climatique en créant un effet de serre, comme il le fait sur Terre, et conduirait cette fois à la fonte de l’eau. Des fleuves et des rivières pourraient ainsi irriguer la planète aujourd’hui désertique et, en l’espace de quelques générations, lui rendre certaines de ses propriétés terrestres. Pour déployer le champ magnétique capable d’un tel miracle, la NASA estime qu’il faudrait placer un objet se comportant comme un aimant à un point précis entre Mars et le Soleil. Cet objet reste à inventer, mais il pourrait prendre la forme d’une sorte de ballon gonflable. Un scénario digne d’un film de science-fiction qui a néanmoins été présenté lors du très sérieux colloque Planetary Science Vision 2050 au début du mois de mars 2017 à Washington, simulations numériques à l’appui.
Le dispositif imaginé par la NASA n’a cependant pas été évalué avec précision. D’où proviendrait l’énergie nécessaire à sa réalisation ? Et quel serait le coût d’une telle entreprise ? Ces questions, parmi d’autres, restent sans réponse. Mais elles n’interdisent pas les chercheurs de la NASA de rêver à voix haute : « Si cela peut être achevé en l’espace d’une vie humaine, alors la colonisation de Mars ne sera plus très loin », disent-ils.
Leur projet n’est pas sans rappeler celui de deux scientifiques japonais, Osamu Motojima et Nagato Yanagi. À un détail près : leur travail concernait la possibilité de créer un champ magnétique artificiel autour de notre propre planète. Car le champ magnétique naturel de la Terre s’est affaibli d’environ 10 % en 150 ans, et si la tendance se poursuit, « cela pourrait avoir un impact sérieux sur les structures vitales comme les satellites, le trafic aérien, les réseaux électriques, ainsi que sur le réchauffement climatique mondial », affirmaient les deux scientifiques en 2008. Il est donc possible que les recherches actuellement menées pour rendre Mars habitable aient un jour une importance capitale pour notre bonne vieille Terre.
Couverture : Un concept de ville martienne. (DR)