Le dernier rempart

En décembre 2014, un imam du comté libérien de Grand Cape Mount a décrété qu’il pouvait guérir Ebola par la prière ou l’imposition des mains. Il a voyagé de village en village à travers la jungle en longeant la frontière de la Sierra Leone, prêchant et guérissant au moyen de méthodes rituelles. Grand Cape Mount abrite une grande partie de la population musulmane du Liberia et le guérisseur traditionnel islamique a trouvé là un public réceptif. Dans le reste du pays, des campagnes de sensibilisation ont porté leur fruit et mis un terme aux rumeurs et pratiques de cette nature, mais avec un nombre restreint de stations de radio ou de panneaux d’affichage – la communication à Grand Cape Mount reposant sur le bouche-à-oreille –, le comté est resté un bastion d’ignorance. À la fin du mois, l’imam et plusieurs membres de sa famille étaient morts, son village ainsi que trois autres étaient placés en quarantaine, et quarante-neuf nouveaux cas d’Ebola étaient enregistrés, soit une recrudescence sans précédent au Liberia depuis des mois. Au moins cinq des malades contaminés ont décédé par la suite.

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L’avant-poste médical de Sinje
Crédits : UNMEER/Martine Perret

La responsabilité de sauver autant de vies que possible incombe à des travailleurs humanitaires tels que John Nel, chef de projet sud-africain au service de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), agence intergouvernementale reconnue par les Nations Unies qui gère le centre de traitement d’Ebola pour la région de Grand Cape Mount. Nel est arrivé au Liberia en novembre, bien avant le déclenchement local de l’épidémie. Il y a observé les forces militaires américaines déployer, en collaboration avec les Forces armées libériennes, son unité d’isolement de cent lits dans les terres vallonnées de la campagne profonde : des coteaux faits d’argile rouge, de jungle broussailleuse et de plantations de palmiers à huile tirées au cordeau. Mais lorsque l’Armée américaine lui a laissé les commandes des installations, Nel a passé le mois suivant à effectuer modifications et réparations en tous genres. Le plancher des tentes, qui pourrissait, a dû être enlevé et remplacé par du béton. Le puits n’a jamais été installé, obligeant à des livraisons régulières d’eau potable en provenance de Monrovia. Les tuyaux qui transportaient la solution de chlore à l’intérieur du camp n’étaient pas assez solides, n’ayant pas été installés selon le processus indiqué, et s’étaient fissurés sous la pression des trop nombreux cailloux déversés par-dessus. La baraque devant abriter un petit laboratoire qui devait réaliser des tests sur des échantillons de sang était construite près de l’entrée du centre de traitement, mais l’équipe hollandaise censée gérer l’endroit n’était pas encore arrivée. À Noël, les installations n’étaient toujours pas prêtes, et durant l’épidémie causée par l’imam, Nel a vu les cas d’Ebola être transportés les uns après les autres plus au sud, vers des unités d’isolement à Tubmanburg et Monrovia. Finalement, l’unité Ebola de Nel a ouvert ses portes à la toute fin de l’année, et elle a immédiatement été envahie de patients. Des dizaines de cas suspects se sont bousculés à sa porte, bien que la plupart d’entre eux étaient atteints de maladies autres qu’Ebola. Nel a brièvement géré le centre Ebola le plus encombré du Liberia, mais à la mi-janvier, il était déjà descendu à seulement six cas avérés : six patients hébergés dans quatre pavillons isolés, et un rapport personnel/patient d’environ trente pour un.

L’avocat

L’histoire de Grand Cape Mount est celle, en miniature, de la crise Ebola au Liberia. Les rites traditionnels ont propagé la maladie, les centres de traitement n’ont pas été opérationnels au moment et à l’endroit voulus, et une fois l’infrastructure enfin prête à fonctionner, il y avait trop de cas et il était trop tard.

Nel pensait qu’il était prêt à parer à toute éventualité. Il se trompait.

Pourtant, alors que la crise Ebola perd de son ampleur, les unités d’isolement telles que celle de Grand Cape Mount vont servir de test au futur plan d’endiguement du virus au Liberia. Le 24 janvier, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé qu’il n’y avait plus que cinq cas avérés d’Ebola dans tout le Liberia. Les centres de traitement construits par les États-Unis se retrouvent éparpillés dans tout le pays, presque vides, poussant la critique à dénoncer le fait que la réponse internationale a été trop lente pour lutter efficacement contre le virus. Les installations pourraient pourtant bien être utiles, car elles augmentent la capacité du gouvernement libérien à gérer de futurs cas par eux-mêmes, et leur procurent l’opportunité d’éradiquer le virus localement avant qu’il n’ait le temps de se propager.

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Depuis le premier cas d’Ebola recensé en 1976 dans l’ex-Zaïre (aujourd’hui le Congo), des débuts d’épidémie dans d’autres parties de l’Afrique s’étaient limités aux zones rurales dans lesquelles le virus avait commencé à sévir. Monrovia fut la première capitale et grande ville à subir une vaste épidémie d’Ebola : la maladie arriva du comté de Lofa, à la frontière nord avec la Sierra Leone. Dans la mesure où les roussettes des jungles de l’Afrique de l’Ouest seront toujours porteuses du virus, le risque potentiel continuera de planer sur le Liberia. Si les centres de traitement comme celui de Grand Cape Mount seront peut-être bientôt vides, il n’en demeure pas moins qu’ils permettront aux futures épidémies d’Ebola d’être prises en charge dans les campagnes, et qu’au bout du compte, ils sauveront peut-être des vies. John Nel n’appartient pas au monde médical. « En réalité, je suis avocat », déclare-t-il en rigolant, en cette chaude journée du mois de janvier. « Mais la loi se résume à s’engueuler pour de l’argent, alors je préfère être ici. »

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Des membres du centre de traitement
Crédits : UNMEER/Martine Perret

Après avoir passé l’examen du barreau, Nel s’est rapidement orienté vers la gestion de projet, et il a passé ces dernières années à travailler pour une compagnie privée qui remplissait des missions exceptionnelles dans les zones de conflit à travers le monde. Il a tout dernièrement œuvré comme sous-traitant pour les Nations Unies en Afghanistan, en tant que formateur de la police des frontières et des représentants locaux chargés de faire appliquer la loi. Nel organise et planifie ; peu lui importe de coordonner le transport de preuves dans des affaires criminelles en Afghanistan ou des échantillons sanguins infectés par Ebola au Liberia. Il n’est pas insensible à la rémunération offerte en contrepartie d’un travail dans un pays en voie de développement, mais il insiste sur le fait que sa motivation première était d’aider ses pairs africains dans une période de crise. Ses collègues étrangers ont donné leur accord – la plupart viennent d’Ouganda et du Kenya et ont déjà travaillé sur de précédentes épidémies d’Ebola.

L’enfant

Nel a la cinquantaine. De corpulence moyenne, il porte d’épaisses lunettes, une barbe d’un roux taché de poivre et sel, et de fins cheveux courts. Sur sa tête, une casquette estampillée du logo USAID (Agence des États-Unis pour le développement international) protège sa calvitie naissante du soleil. On retrouve le logo partout : sur les Toyota Land Cruisers flambant neufs comme sur les moindres petits morceaux écornés des bâches blanches qui tapissent les murs des installations. La population locale arrache régulièrement des morceaux de cette bâche pour les coudre et s’en faire des sacs pour stocker le charbon : le logo USAID se retrouve ainsi dans presque tous les foyers libériens. Lors d’une visite matinale récente à un centre de traitement, Nel a donné généreusement de son temps, mais il n’a pas traîné. Un général accompagné de forces de maintien de la paix des Nations Unies – il n’a pas précisé sa nationalité – devait arriver par hélicoptère avant midi. Dans le jardin situé de l’autre côté du grillage qui délimite la zone où se trouve le pavillon Ebola, des soldats népalais armés portant des bérets bleu clair poireautaient assis sans bouger dans des pick-ups blancs tout cabossés des Nations Unies, prêts à assurer la sécurité du visiteur VIP. Voilà à quoi ressemble la réponse libérienne au virus Ebola : tout y est international, intergouvernemental, non gouvernemental, mandaté, sous-traité.

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Siah Tamba, survivante d’Ebola et infirmière volontaire
Crédits : UNMEER/Martine Perret

Le centre de traitement Ebola de Nel se trouve à Sinje, une poignée de maisons en ciment et d’abris faits de feuilles de palmiers le long de la route pavée de Grand Cape Mount. Sinje n’est pas la plus grande ville de Grand Cape Mount, loin s’en faut, mais elle se situe, géographiquement, à peu près au centre du large comté. Tandis que la réparation du plancher des tentes et des tuyaux d’eau ne cessait de retarder l’ouverture du centre Ebola, Nel en a profité pour peaufiner les protocoles et l’approvisionnement de ses installations, créant quatre pavillons Ebola : le pavillon des cas suspects, celui des cas probables, et deux tentes séparées pour les cas avérés, l’une sèche, l’autre humide. Ils ont installé un système élaboré de pulvérisation ainsi qu’une télévision en circuit fermé, de sorte que les docteurs puissent, dans une pièce isolée (en dehors de la zone contaminée où ils étaient obligés de porter des combinaisons de protection intégrale) utiliser des caméras vidéo pour zoomer et examiner les patients. Nel pensait qu’il était prêt à parer à toute éventualité. Il se trompait. À peine quelques heures après l’ouverture du centre de Sinje, le 29 décembre, il a reçu son premier patient, une fillette de 18 mois. Une ambulance l’a déposée avant de repartir aussitôt. Sur le moment, Nel et son équipe n’ont pas vraiment su quoi faire. La petite fille était terrifiée, et l’application du protocole standard – le port de combinaisons Tyvek, de gants en latex, de lunettes et de masques de protection – n’aurait fait qu’empirer la situation. Comment la consoler ? La distraire, la maintenir dans la zone de quarantaine, toute seule ? Nel avait prévu beaucoup de choses, mais pas de s’occuper d’un bébé livré à lui-même. « Nous ne savions pas quoi faire », me raconte-t-il, « et puis l’une de nos bénévoles libériennes locales – elle-même survivante d’Ebola – nous a dit : “Je vais m’occuper d’elle.” Elle a enlevé sa combinaison, gardé seulement ses gants fins, et elle a pris la fillette dans ses bras, l’a cajolée, a joué avec elle et s’en est occupée toute seule, là, à l’intérieur même de ce pavillon… » À force, ils ont fini par apprendre son nom (Nel m’a demandé de ne pas le citer, par respect pour sa vie privée) et peu de temps après, ils ont retrouvé sa jeune mère, Isatu, dans la Clinique Island, un centre de traitement Ebola situé juste au nord de Monrovia. Isatu a été transférée à Sinje pour que mère et fille puissent être ensemble.

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Campagne de prévention à Sinje
Crédits : UNMEER/Martine Perret

Danse de victoire

« Nous avons suffisamment de ressources », affirme Nel lorsque je le questionne au sujet des défis auxquels il doit faire face. « Notre plus gros souci, c’est la répétition de l’effort. » Des campagnes d’éducation sont en cours, prônant toujours et encore qu’ « Ebola est bien réel », mais si les villages les plus proches de la route principale sont visités relativement souvent, les communautés moins accessibles vivant près de pistes accidentées ne voient jamais passer aucun visiteur. La bataille consiste à convaincre les habitants de ne pas tarder à venir déposer les malades. Si le personnel de santé de Nel peut examiner les patients dans les deux ou trois jours après que la maladie a été contractée, les chances de survie sont considérablement plus importantes. La campagne de sensibilisation publique est peut-être en train de porter ses fruits : Nel reçoit toutes sortes de patients, y compris un homme dans le coma avec une méningite. Tel un château dressé sur une colline surplombant quelques masures moyenâgeuses agglutinées les unes aux autres, le centre de traitement Ebola domine le hameau de Sinje. Ici, Ebola, c’est du sérieux. Il y a autant de véhicules à l’intérieur du centre de traitement que dans tout le reste du village. La clinique de Nel emploie cent quatre-vingt personnes, dont cent cinquante-huit Libériens qui gagnent 800 dollars par mois, une somme exorbitante dans un pays où le PIB par habitant est de 400 dollars. Un afflux de liquidités étrangères a permis la création d’entreprises à Sinje.

Les premiers patients de Nel sont aussi ses premiers survivants.

Essence, bananes et pain de la veille sont disponibles chaque matin. La modeste maison d’hôtes dans laquelle je dors date seulement de novembre dernier, pour pallier la demande des visiteurs que le centre de traitement allait générer. Pour avoir un aperçu d’une autre facette d’Ebola, désespérante celle-ci, il ne faut que quarante-cinq minutes en voiture pour atteindre la ville de Bo, à la frontière avec la Sierra Leone. Ce poste-frontière international est fermé depuis sept mois, et les habitants n’ont qu’un seul mot à la bouche : « ruinés », car leur économie, fondée sur le commerce, a été réduite à néant. Pendant ce temps-là, Nel est en pleine négociation au sujet de la prise en charge de patients venus de la Sierra Leone. On trouve cinquante-quatre postes-frontière à proximité, et seulement cinq d’entre eux sont des postes officiels. Les familles vivent de chaque côté de la rivière Mano, savent où passer à gué, et font quotidiennement la traversée pour chercher de la nourriture ou se rendre au travail. Protéger la capitale, Monrovia, impliquait avant tout d’établir des centres Ebola aux quatre coins du Liberia – même les plus reculés. Cela pourrait signifier à l’avenir dépasser le cadre strict des frontières, pour stopper dès le départ l’afflux de patients. Ebola est arrivé de Guinée au Liberia, et comme la présidente Ellen Johnson Sirleaf l’a déclaré en décembre dernier : « Une éradication complète ne sera pas assurée tant que la région tout entière ne viendra pas à bout d’Ebola. » Au terme de mon entretien avec Nel, je consulte ma montre. Son rendez-vous avec le général de l’ONU n’a finalement pas eu lieu. C’est la deuxième fois qu’on lui pose un lapin. Il ne semble pourtant pas en prendre ombrage. Il est heureux, car un peu plus tard dans l’après-midi, on doit rendre à Isatu sa liberté – sa fille ne tarderait pas à la rejoindre. Les premiers patients de Nel sont aussi ses premiers survivants. Le personnel du centre de Sinje a fêté l’événement, improvisant une joyeuse parade tandis qu’Isatu quittait la zone « rouge » pour recevoir son certificat officiel de survivante. Elle a déposé de la paume de sa main couverte de peinture son empreinte sur un mur.

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Isatu et John Nel
Crédits : UNMEER/Martine Perret


Traduit de l’anglais par Céline Laurent-Santran d’après l’article « An Empty, Underused Medical Outpost Could Be the Future of the Ebola Fight », paru sur Foreign Policy. Couverture : Un avant-poste médical au Liberia, par UN Photo/Evan Schneider. Création graphique par Ulyces.