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Ses talons de chèques disent encore qu’il est l’employé n°5, mais en réalité, Mark Zekulin est maintenant le n°2 de Linton. Expert en législation, Zekulin soumet toutes les idées de Linton à un temps de réflexion supplémentaire avant de mettre en œuvre celles qui font le plus de sens. C’est le visage le plus familier de Tweed : il apparaît souvent sur CBC Newsworld ou dans The National pour parler de l’entreprise. En public, il porte généralement une paire de jeans et un blazer gris froissé par-dessus un t-shirt Tweed noir.

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Mark Zekulin
Crédits : lawandstyle.ca

Dix ans plus tôt, Zekulin était conseiller du ministre des Finances de l’Ontario, Dwight Duncan, avant qu’il ne parte pour l’Angleterre y étudier le droit. Il était au début de sa trentaine quand il a réalisé qu’il détestait être avocat. Il a toujours eu l’esprit d’un entrepreneur, mais il a tenté deux fois de lancer des produits sur le marché sans succès. Quand sa première fille est née, il était de retour au Canada, en pleine crise professionnelle. Il a pris un congé paternité et déjeunait avec le plus de gens possible dans l’espoir de retrouver du travail. Il s’est retrouvé quelques temps plus tard à manger des boulettes de viande dans un restaurant d’Ottawa en compagnie de Linton, qui avait une idée complètement folle dont il était convaincu qu’elle valait de l’or. À deux, ils allaient prendre d’assaut l’industrie lucrative des parcmètres d’Ottawa ! Zekulin se chargerait de la paperasse pour monter une application smartphone permettant aux utilisateurs de payer pour une place de parking, et Linton, qui avait fait fortune du temps où Ottawa était encore considérée comme la « Silicon Valley du Nord », ferait ce qu’il savait faire de mieux : trouver quelqu’un d’autre pour la financer.

Au bout de quelques réunions, ils ont réalisé que l’idée n’était pas si bonne que ça. Puis Linton a parlé à Zekulin de « cette autre petite boîte » qu’il allait lancer avec Rifici. « C’est de la marijuana médicale », a dit Linton. « Petit marché, grosses marges. » Zekulin en a parlé avec sa femme, avocate elle aussi, et a pesé les risques qu’il y avait à devenir fournisseur de ce qui était techniquement une substance illégale. Au diable sa réputation. Quelques jours plus tard, il a retrouvé Rifici – qui était encore le CEO à l’époque – dans son petit bureau d’Ottawa, que la société partageait avec une douzaine d’autres startups. Linton, qui était alors président du conseil d’administration, n’était jamais au bureau. Il passait la majeure partie de son temps à courir après de potentiels investisseurs, mais les gens ne voulaient pas entendre parler de la société.

Pendant ce temps, Zekulin restait assis derrière son petit bureau à élaborer d’hypothétiques stratégies marketing. Rifici a monté le dossier de demande de licence et cherché un endroit où cultiver les plans. Ils ont lu tous les trois l’intégralité des recherches publiées jusque là sur les cannabinoïdes. La marijuana médicale a fait sa première apparition dans le paysage légal canadien en 1991, quand un patient de Toronto atteint d’épilepsie du nom de Terrence Parker a poursuivi le gouvernement en justice. Parker – qui fumait de l’herbe pour contrôler ses crises et avait été arrêté pour possession un an plus tôt – a soutenu que les Canadiens avaient le droit d’accéder à un traitement médical nécessaire sans avoir peur d’être arrêtés. Il a remporté le procès et les choses n’ont pas tardé à bouger. En 2000, le gouvernement Chrétien a accordé un contrat de cinq ans au premier cultivateur légal du Canada : une entreprise basée à Saskatoon qui faisait pousser de la beuh dans une mine souterraine de Flin Flon. Quelques mois plus tard, Santé Canada a créé les Marihuana Medical Access Regulations (MMAR), un système permettant aux patients d’accéder légalement à la marijuana médicale. Canadian flag with marijuana leaf in center Au cours des douze années suivantes, le nombre de patients enregistrés au Canada a bondi de 500 à 30 000. Mais le système est parti à vau-l’eau. Des dispensaires ont ouvert partout dans le pays et vendaient de l’herbe illégale aux patients, qui trouvaient que la « weed du gouvernement » ne valait pas grand-chose. En 2013, Santé Canada a produit de nouvelles directives : les Marihuana for Medical Purposes Regulations (MMPR). Annulées par le juge d’un tribunal fédéral en février 2016 et remplacées par le gouvernement fin août, elles ont néanmoins donné naissance au système privatisé au sein duquel Tweed et d’autres producteurs se sont vus accorder des licences pour satisfaire la demande croissante.

Deux mois après que les MMPR ont été annoncées, en juin 2013, Linton et Rifici ont découvert la chocolaterie abandonnée de 150 000 m², située sur un terrain de 16 hectares faisant face à un commissariat. Ils ont fait l’acquisition de l’usine trois jours après Noël pour cinq millions de dollars et ont lancé un processus coûtant près de 20 millions de dollars pour la transformer en plantation. « Les premiers jours à l’usine, c’était la merde totale », raconte Zekulin. Il n’y avait pas l’eau courante. Il portait un casque de chantier assis à son bureau pendant que les équipes d’ouvriers retiraient l’équipement de la chocolaterie pour le remplacer par l’attirail hydroponique et les systèmes de contrôle d’odeur que personne ne savait faire fonctionner. Ils avaient un site internet, mais pas de cannabis et pas d’argent. C’est alors que Linton, un rescapé de la bulle Internet, s’est envolé pour Toronto. Il a pris un ascenseur jusqu’au 39e étage d’une tour de Bay Street et a fait des courbettes à un titan de la finance pour le convaincre d’investir. Tweed était parvenu à mettre la main sur des graines de marijuana grâce aux MMAR, mais il leur en fallait plus.

Le 30 mars 2014, Rifici a pris l’avion pour Kelowna pour récupérer ce qu’il pensait être un produit légalement obtenu. La police, elle, n’était pas de cet avis. Le lendemain, une équipe d’agents de la GRC ont déboulé sur la piste juste avant que Rifici ne commence à charger les graines à bord d’un avion charter direction l’Ontario. La cargaison a été saisie, mais aucune charge n’a été retenue contre eux. Pourtant, le coup dur porté à l’équipe leur a un peu gâché la fête quand, quatre jours plus tard, l’entreprise est entrée au TSX Venture. Ils avaient huit mois de retard sur leurs prévisions de production. Les coûts de construction à eux seuls plaçaient la société à la lisière de l’insolvabilité. Sans compter l’oïdium : les plants étaient en train de mourir. Et plus problématique encore, les patients trouvaient leur herbe dégueulasse.

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L’inauguration de l’usine de Smiths Falls
Crédits : Facebook

Vu de l’extérieur, ils paraissaient confiants. Le 16 juin 2014, à la cérémonie d’inauguration de l’usine, le maire de Smiths Falls a coupé le ruban pour les appareils photo tandis qu’un hélicoptère a déposé les investisseurs sur la pelouse. Deux mois plus tard, Rifici était viré. Il a depuis intenté un procès à l’entreprise, demandant un an de salaire – 230 000 dollars – pour rupture de contrat et licenciement abusif, et 100 000 dollars de plus en dommages et intérêts. Tweed a déposé une demande reconventionnelle en affirmant que Rifici « devenait de plus en plus obstructionniste », et l’entreprise a soutenu que ses parts, le jour de son licenciement, étaient évaluées à 21 millions de dollars. (Rifici a nié avoir mal agi de quelque façon que ce soit.) Un torrent de cadres supérieurs ont passé l’entretien pour prendre sa place. Aucun ne faisant l’affaire, Linton, qui était encore le président du conseil d’administration de Tweed, est devenu CEO par intérim et a nommé Zekulin au poste de président. Linton est désormais CEO tout court et sous sa direction, l’entreprise s’est tellement développée que sa capitalisation boursière est à présent plus élevée que celle de ses deux plus grands concurrents réunis.

Quand le Parti libéral canadien est arrivé au pouvoir en 2015 et a annoncé qu’ils comptaient légaliser l’usage récréatif de la marijuana, Canopy Growth possédait deux marques bien distinctes : Bedrocan, la marque la plus réputée du marché de la marijuana médicale, dont Linton espère que les produits seront un jour aussi identifiables que le Doliprane en pharmacie ; et Tweed, qui a rebrandé les noms de rue de ses variétés les plus populaires. UK Cheese, Super Lemon Haze et AK-47 ont été remplacés par trois appellations plus raffinées : Balmoral, Houndstooth et Herringbone. Elles ont été rejointes par des inventions de Tweed comme une variété d’herbe CBD modérément psychoactive appelée « Watson », comme le compère de Sherlock Holmes, et une weed beaucoup plus forte baptisée « Livingstone », en hommage à l’explorateur qui s’est aventuré dans les profondeurs de l’Afrique et n’en est jamais revenu. Tout ceci faisait partie d’une stratégie visant à doter Tweed d’une gamme d’herbes qui pourraient se mesurer aux alcools les plus fins dans les rayons des magasins.

Leafs by Snoop > Hugo Boss

Zekulin déballe son déjeuner – un bagel œuf et bacon – et coupe la conférence téléphonique qu’il écoute depuis plus d’une heure dans son bureau au 34e étage du First Canadian Place, à Toronto. Il est 15 heures et il est épuisé. Il s’agissait d’un groupe d’hommes d’affaires allemands. Selon les termes du partenariat duquel ils sont en train de discuter, Tweed investirait de l’argent et de l’expertise dans une future plantation en Allemagne, et si la loi le permet, ils réaliseront le premier export légal de cannabis séché depuis le Canada. Zekulin a fait le trajet jusqu’à Toronto depuis Ottawa pour presser le nouveau directeur créatif de Tweed, Martin Strazovec. Avec son style de rockeur barbu, Strazovec a vingt ans d’expérience dans le milieu de la pub et il a passé les cinq dernières années à travailler sur des programmes de fidélité client. ulyces-canopygrowth-03Tweed est dotée d’une esthétique à la fois branchée et élégante, que Zekulin veut voir se refléter partout – jusque sur les emballages en papier marron qui contiennent l’assortiment de cupcakes d’Amanda vendu avec les huiles de cannabis, sur la boutique en ligne. (Amanda est à la tête des équipes médicales de la société et son visage est affiché sur le packaging.) Tous les jours de la semaine, des conteneurs remplis de 750 commandes sont acheminés sur un des quatre docks de chargement qui s’étendent derrière des clôtures de barbelés, sur Hershey Drive. Tweed a engagé un expert en efficacité industrielle diplômé de Harvard. Ce dernier passe ses journées à mettre en application la « méthode Toyota », qui implique de rationaliser la production en prévision de l’afflux massif de nouveaux clients (ceux du futur marché récréatif).

Mais il est important que Tweed soit vue comme une marque populaire autant qu’un produit de qualité, et c’est là que Strazovec entre en jeu. Zekulin exprime simplement la vision de l’entreprise : « Nous sommes merveilleusement prêts pour les un an et demi qui viennent. Mais nous avons besoin que l’expérience soit parfaite dès maintenant, et dès le packaging. Nous voulons que l’expérience du consommateur commence dès l’ouverture du paquet de Tweed. » Strazovec renchérit. « C’est ce que fait Apple avec ses produits. Ça commence dès l’emballage. » Zekulin acquiesce. « Minimaliste, mais mémorable », dit-il. Puis il passe à sa vision pour la boutique en ligne. « Nous voulons que le site fasse le même effet que Holt Renfrew » – une chaîne de grands magasins canadiens – « Vous connaissez la marque. Vous l’aimez. Vous y allez pour la marque, mais aussi pour acheter Hugo Boss. » Si Tweed est l’équivalent de Holt Renfrew, alors Leafs by Snoop est son Hugo Boss. C’est l’équipe de Snoop qui les a contactés. Ils cherchaient des partenaires canadiens à qui céder les droits de vente de Leafs by Snoop, la marque du rappeur spécialisée dans l’herbe forte en THC. Ils ont d’abord échangé des mails, puis des coups de téléphone, avant de visiter l’usine et la Ferme. Et bien qu’il ne soit pas la seule célébrité à essayer de capitaliser sur son image d’amateur de cannabis – Woody Harrelson, Willie Nelson et les enfants de Bob Marley sont tous investis dans le business de la marijuana –, Snoop était le premier. Son produit n’était au départ disponible que dans le Colorado, mais il voulait se développer. Son équipe a tourné les yeux vers le nord et aperçu les types de la chocolaterie. C’est Zekulin qui gère le dossier Snoop. C’est lui qui va récupérer les membres de l’entourage du rappeur à l’aéroport dans la Subaru de sa femme et qui les conduit de l’usine à la Ferme, et jusqu’à Toronto. Il a passé des mois à négocier un contrat dans lequel Tweed paiera Snoop en parts et en cash en l’échange du droit exclusif de vendre certaines des variétés les plus fortes de Tweed sous la marque de Snoop, sur sa boutique en ligne.

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Snoop et son t-shirt Tweed
Crédits : Tweed

Le contrat a été signé à la mi-février 2016. Tandis que Linton faisait visiter le complexe de Bedrocan au membre du Parti libéral Bill Blair (ancien chef de la police de Toronto et interlocuteur-clé du gouvernement au sujet de la légalisation), Zekulin avait rendez-vous avec Snoop dans un parc gelé pour un séance photo. Tweed a pu annoncer leur partenariat dans la presse à grand renfort de photos. Zekulin ne se serait jamais attendu à ce qu’elle soit diffusée sur le panneau publicitaire Thomson Reuters, sur Times Square, mais elle y est restée affichée un jour entier. Il n’a pas fallu longtemps pour que l’entreprise sente le contrecoup chez les médecins, qui n’ont pas aimé l’idée de prescrire du cannabis venant d’une société dont l’ambassadeur est Snoop Dogg. « Nous avons sans aucun doute perdu des clients avec ce contrat », reconnaît Zekulin. « Mais on le referait sans hésiter. »

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C’est le jour de la récolte à Smiths Falls, et Zekulin, vêtu d’une blouse blanche, fait visiter l’endroit à Andrew Murie, le CEO de MADD Canada, l’antenne canadienne de l’organisation américaine à but non lucratif Mothers Against Drunk Driving. Tweed a accepté de faire une donation d’un montant tenu secret à l’organisation de Murie pour une campagne de prévention sur les possibles dangers de la fumette au volant. Mais l’argent n’ira pas plus loin. « Nous sommes très préoccupés par ce manque d’informations », dit Murie. « Personne ne sait nous dire combien de temps il faut attendre après avoir fumé pour reprendre le volant. » « Nous essayons de régler ce problème », répond Zekulin. « La dernière chose que nous souhaitons, c’est que quelqu’un ait un accident de voiture à cause du cannabis légal. » Dans l’usine, Zekulin montre des cuves gigantesques qui abritaient auparavant du sirop de maïs. À présent, elles contiennent de l’eau qui attend que des éléments nutritifs vitaux pour les plants y soient versés, puis mélangés à l’aide d’ancien batteurs à sucre industriels abandonnés par Hershey’s. Un flot constant de botanistes et d’horticulteurs armés de presse-papiers et d’outils thermométriques passent devant les deux hommes.

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Crédits : Tweed

« Ça ressemble un peu à une écloserie extraterrestre, ici », dit Zekulin alors qu’il s’avance vers la porte vitrée de la « salle des mères ». Murie observe d’ici la trentaine de types différents de « plants mères », aux branches épaisses, posés sur des tables d’acier dans des pots remplis de coques de noix de coco broyées. Dans un souci de conserver l’unité du produit, Zekulin explique que Tweed ne fait plus rien pousser à partir de graines, préférant couper des branches des plants mères et les transférer dans ce qu’ils appellent la « salle des clones ». Là-bas, chaque plant est affublé d’une étiquette médicale qui indique son origine. Après avoir passé deux semaines à grandir sous des lampes fluorescentes allumées 24 heures sur 24, les plants sont transférés dans la « salle végétative ». Puis viennent les « salles de floraison » où, derrière une porte d’air pressurisé, ils fleurissent pendant huit semaines en étant exposés à des cycles de 12 heures d’intense lumière et de 12 heures d’obscurité totale. Entrer dans n’importe laquelle des salles de floraison demande de changer de blouse pour enfiler une tenue qui ressemble à une combinaison antiradiation. Chacune des salles abrite 500 plants.

Après avoir complètement fleuri, ils sont taillés en pièces et leurs branches sont envoyées dans une salle de découpe, ou des cueilleurs aguerris coupent les têtes en écoutant la radio. Après séchage et traitement, la weed est scellée dans des sauts hermétiques d’une valeur de 9 000 dollars chacun, qui sont acheminés dans un grand coffre-fort d’une capacité d’inventaire de 150 millions de dollars. « On en a trois comme ça à présent », dit Zekulin. « Celui-ci plus un autre à Scarborough et un tout nouveau à la Ferme de Niagara. » (Le coffre-fort de Niagara a été construit pour que l’entreprise ne soit plus obligée de transporter les plants de la Ferme à l’usine, évitant ainsi les ennuis juridiques.) La dernière étape de la visite est la « salle d’extraction », où des techniciens de laboratoire s’affairent autour de machines qui ressemblent à des mélangeurs de peinture. En réalité, ils convertissent la résine extraite des plants en une substance sombre à la croisée du goudron et de la mélasse. Zekulin dit de cette huile qui ressemble à du pétrole qu’elle est comparable à de l’alcool de contrebande, car elle contient 80 % de THC. Mais il ajoute que Tweed a des moyens de diluer sa concentration en accord avec les limites fixées par Santé Canada, avant d’expédier les bouteilles de 100 ml aux clients pour 110 dollars pièce. « Ce truc, c’est le futur », dit Zekulin. « On n’arrive déjà pas à produire assez d’huile pour satisfaire la demande. »

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Les salles de floraison
Crédits : lift.co

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Je revois Linton un mardi matin, après le long week-end de la fête de la Reine. Il se tient sous un escalier de la mairie de Toronto, entouré par une équipe d’employés de Navigator en costume. Il a engagé la société de RP à 600 dollars de l’heure avant tout pour faire du lobbying en son nom auprès des membres du Parlement. Mais pour l’heure, ils l’aident à organiser une conférence de presse. L’événement est une réponse calculée à la décision prise par la ville de Toronto d’envoyer des lettres aux 78 dispensaires de marijuana illégaux de la ville, leur indiquant qu’ils avaient 72 heures pour fermer boutique. Alors que les cameramans et les reporters braquent sur lui leurs objectifs, Linton déclare qu’il veut que tout le monde sache que Canopy possède le seul fabricant légal à Toronto (Bedrocan) et que sa compagnie offre une livraison le jour même à tous les patients qui auront déjà passé commande en ligne auparavant. Une publicité efficace au timing parfait. Après que les journalistes se sont dispersés, Linton se rend à son prochain rendez-vous. Suivi de sa valise roulante, il disparaît à l’intérieur du King Edward Hotel, où il doit s’adresser à une assemblée de magnats de la finance bien établis ou en devenir. Les investisseurs attendent avec impatience le moment de lui serrer la main et de lui donner leurs cartes. Il n’est pas le seul CEO d’une entreprise productrice agréée dans la salle, mais il est celui qui focalise le plus l’attention. Parmi ses concurrents, il y a Denis Arsenault, le CEO d’une société du Nouveau-Brunswick appelée OrganiGram. « J’aime bien Linton, et Zekulin encore plus », dit-il. « Alors n’attendez pas de moi que je dise quoi que ce soit de négatif sur mes concurrents… Mais ils étaient déficitaires de quatre millions de dollars au dernier trimestre. Nous sommes peut-être plus petits, mais nous avons un cashflow positif. Dans le business, on dit souvent qu’il faut s’assurer que votre maison soit construite en dur avant de s’aventurer dans des contrées lointaines. Faut-il vraiment qu’on soit présents sur les sept continents, qu’on investisse dans la recherche et qu’on étudie quelles crèmes on peut produire à partir de notre produit ? Ça fait son effet dans les communiqués de presse, mais c’est la recette de l’échec. »

Quelques minutes plus tard, je retrouve Linton assis sous un chandelier de cristal, à l’intérieur d’une superbe salle de bal. Il sourit et opine du chef tandis qu’un des plus brillants avocats en investissement du pays l’invite sur scène en annonçant la venue du « parfait CEO pour installer Canopy dans cette nouvelle industrie et diriger ce qui deviendra la marque de cannabis la plus diversifiée du Canada, et bientôt du monde ». Starting Sept. 22nd, 2015 Canopy Growth Corporation will trade on the TSX Venture Exchange as CGC (CNW Group/Canopy Growth Corporation) Linton grimpe d’un bond sur la scène et commence par la base : il faut une licence et au moins 10 millions de dollars avant de pouvoir se mesurer à une fraction de ce qu’il a accompli. Il fait défiler les slides et se retrouve soudain devant une carte du monde sur laquelle on peut voir le logo de son entreprise à côté de la Jamaïque, de l’Uruguay, du Brésil, de l’Australie, de l’Afrique du Sud et de l’Allemagne – des pays dans lesquels il a commencé à négocier des partenariats et, dans certains cas, à explorer la possibilité d’installer des plantations. Son temps de parole touchant à sa fin, Linton termine en racontant la fois où Blair est venu visiter la plantation de Bedrocan : il est entré sans défoncer la porte. L’assistance éclate de rire et Linton quitte la scène pendant que Blair – qui était jadis le chef de la défunte « brigade de la moralité » de la ville, avant d’être choisi par Trudeau pour conduire la réforme sur la légalisation – prend sa place sur le podium. Le dealer légal de drogue dans son complet bleu ciel, après avoir révélé son plan impérialiste, cède le micro à un flic en retraite qui était en première ligne de la guerre contre la drogue. Blair explique brièvement pourquoi il ne croit plus à l’interdiction d’une drogue que 20 % des Canadiens ont admis en 2015 avoir consommé l’année passée. Il dit qu’une fois qu’un modèle légal aura émergé et que l’usage récréatif de la marijuana sera convenablement réglementé, on assistera à une baisse significative de la consommation chez les jeunes, ainsi qu’à une réduction massive de la violence liée à la drogue. Il ajoute que la marijuana était la principale source de bénéfices pour le crime organisé durant toute sa carrière. Ironie du sort, ce n’est que maintenant qu’il peut réellement faire quelque chose pour l’empêcher.

Puis Blair décrit un futur dans lequel les marchés de la marijuana médicale et récréative existeront indépendamment l’un de l’autre. Il dit ensuite aux investisseurs ce qu’ils savent déjà : des milliards de dollars vont bientôt changer de mains, jaillissant des cendres d’une industrie criminelle. Et bien qu’il soit clair sur le fait qu’il y aura de la place pour tout le monde à la table, il insiste sur le fait qu’il se fiche des marques. Tout ce qu’il veut, c’est mettre les criminels sur la touche et empêcher que les gamins ne fument des joints. « N’allez pas croire qu’on fait la promotion de l’usage de la marijuana », dit-il. « Je pense à titre personnel que la marijuana n’est pas une substance bénigne. Beaucoup d’études scientifiques affirment que le cerveau en développement d’un adolescent ou d’un enfant encourt des risques à cause d’elle, et il y a sans aucun doute un âge en-dessous duquel il doit être interdit d’en consommer. Nous allons devoir sérieusement éduquer les gens. »

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Le jour suivant le retour de Linton chez lui à Ottawa, des agents de police se sont répandus dans tout Toronto et ont pris d’assaut 43 dispensaires de marijuana. 90 personnes ont été arrêtées et 186 accusations de trafic agravé. Ils ont saisi du cannabis, de la résine, du haschisch, des pilules, du chocolat, des cookies, des bonbons, des e-cigarettes, des boissons, de l’huile et des pâtes à tartiner. Ils ont mis le tout dans des sacs poubelle et disposé une partie de leur prise sur le sol et sur des tables dans les quartiers généraux de la police. Ils ont ensuite donné une conférence de presse pour rappeler aux citoyens canadiens que pour l’heure, les lois contre le trafic de marijuana étaient toujours en vigueur.

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Jodie et Marc Emery
Crédits : DR

Marc Emery, auto-proclamé « Prince de l’Herbe », et sa femme, Jodie, sont descendus dans les rues de la ville avec des mégaphones pour protester contre ce qu’ils considéraient comme un retour aux vieilles politiques de prohibition. Emery a passé près de cinq ans dans une prison du Mississippi pour avoir enfreint une loi fédérale américaine, après avoir envoyé par la poste des graines de cannabis de Colombie-Britannique aux États-Unis. Ce jour-là, il s’est montré moins tumultueux que sa femme : elle a fait irruption à la conférence de presse et a houspillé le chef de la police avant d’insulter les producteurs agréés. « Ce n’est qu’une histoire de bénéfices et d’entreprises cotées en bourse, ce sont eux qui ont envoyé la police arrêter ces gens pour protéger leurs intérêts financiers », a-t-elle dit. « C’est monstrueux et dégueulasse ! » Linton et Zekulin n’ont pas tardé à s’attirer la colère des foules, dans la rue et sur les réseaux sociaux. On les accusait d’avoir vendu leurs concurrents à la police, de former les agents à distinguer la marijuana légale de celle de contrebande et d’essayer de faire tomber tout le monde pour s’accaparer le marché. Le fait que le plus gros actionnaire de Tweed ait été autrefois le CFO du parti libéral n’a pas aidé à sauver leur réputation. Pas plus que le fait que Zekulin ait travaillé jadis pour le ministre des Finances de l’Ontario. Ni le fait que Linton ait présenté un peu plus tôt l’ancien chef de la police de Toronto à une poignée d’investisseurs de Bay Street, pour faire fortune grâce à une plante à laquelle les Emery et les autres veulent avoir libre accès. Pour ceux-là, Canopy n’est qu’un rouleau compresseur économique de plus. Linton et Zekulin ont passé la majeure partie de la journée à la télévision ou au téléphone avec les journaux, à essayer de démonter les « théories du complot » de leurs détracteurs et d’amoindrir l’envergure et le pouvoir de leur entreprise. Zekulin a dormi à l’hôtel à Toronto cette nuit-là.

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Le lendemain matin, il a l’air d’un homme qui a passé la nuit à lire dans le noir toutes les horreurs qu’on a dit sur lui sur Twitter. Il jette son blazer froissé à l’arrière de sa voiture de location avant d’opter pour la retraite : il met le cap sur Barrie, dans l’Ontario, pour une cérémonie d’inauguration de la dernière création de Tweed, Tweed Main Street – une boutique élégante qui ressemble à un dispensaire haut de gamme, bien qu’ils y vendent du café, des t-shirts et des mugs. La boutique est coincée entre une agence de prêt et un cinéma. Présenté comme un centre d’accueil pouvant aider les patients à trouver des docteurs compréhensifs, disposés à leur signer des prescriptions pour de la marijuana médicale, c’est un moyen de populariser l’image et le nom de Tweed au sein de la communauté. Il existe déjà trois boutiques Tweed Main Street dans l’Ontario et d’autres sont boutiques prévues dans tout le pays.

Tweed Main Street locations offer resources and services to existing and prospective medical marijuana patients. Conceptual imagery. (CNW Group/Canopy Growth Corporation)

Crédits : Tweed

Une fois le ruban coupé, Zekulin mange une part de gâteau et se tient sur le trottoir où il salue les futurs patients. Certains arrivent à la boutique en skate, des sodas au THC illégaux à la main. Il retourne à la voiture et allume l’air conditionné. C’est un vendredi après-midi et il fait chaud. Pendant que Linton est occupé quelque part à tenter de racheter un petit producteur pour le mettre hors-jeu, Zekulin fait route vers le nord. Il secoue la tête en repensant à leur première rencontre autour d’une assiette de boulettes de viande. Il était si enthousiaste quand Linton lui a demandé s’il voulait se lancer avec lui dans le business des parcmètres ! « Merde alors », dit Zekulin. « C’était il y a même pas trois ans. » « Ça n’a pas été facile de se lancer dans cette affaire. Mon père n’était pas chaud. Quand je parle de mon boulot, ma grand-mère sourit et fait oui de la tête, mais jamais elle ne viendrait voir sur place. C’est comme ça. » Il quitte l’autoroute et passe sur un pont. Quelques instants plus tard, nous faisons halte sur le bord d’une route de gravier, à contempler un terrain de 30 000 m² niché entre une forêt et un champ. L’endroit semble idéal pour y construire une autre serre. L’entreprise est encore jeune, mais il est plus que temps qu’elle grandisse.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Big Smoke », paru dans The Walrus. Couverture : Visite de l’usine de Tweed. (Tweed)


LES SECRETS DU BUSINESS DU CONCENTRÉ DE CANNABIS

ulyces-dabartists-couv02 sager Nous nous trouvons dans les environs de Barstow, aux confins du désert sous une pluie battante. Une valise Pelican usée gît aux pieds de mon passager, James « Skywalker » Johnson. Elle est jaune, couverte d’autocollants, et faite d’un polypropylène résistant aux produits chimiques. Dans l’armée et sur les champs de bataille, les boîtes sécurisées de ce genre permettent de ranger des lunettes de visée pour fusil ou des composants électroniques haut de gamme. Il se met soudain à la triturer.

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Un extrait de cannabis concentré
Crédits : DR

Skywalker a 32 ans. Il est doté d’un palais particulièrement bien développé et d’un téléphone mobile jetable, et a quelques kilos en trop. Sa respiration sifflante donne l’impression qu’il a de l’asthme. Après avoir quitté avec joie un stage auprès d’un sénateur républicain et réalisé que la politique politicienne n’était pas son truc, il a été barman, cuisinier, développeur et cultivateur de cannabis. Depuis, il s’est auto-proclamé « ambassadeur d’un style de vie californien inspiré par la culture de l’huile de cannabis ». En tant que tel, il achète et revend des têtes et des restes de beuh, de l’huile de cannabis et autres gourmandises planantes, ainsi que des t-shirts et des chapeaux. Il aimerait bien m’en dire plus, mais ses activités sont pour la plupart illégales, bien que ses produits ne le soient pas. Son nom, et celui de bien d’autres personnages et entreprises cités dans ce reportage sont inventés.

Nous sommes en décembre, et cet après-midi-là, le temps est orageux. Nous roulons en direction de Las Vegas, pour assister à la finale de la quatrième édition de la Secret Cup, après un an d’épreuves régionales qui auront permis de rassembler les meilleurs fabricants d’huile de cannabis artisanale des États-Unis. Les festivités sont censées se dérouler dans un manoir loué pour l’occasion, en dehors du Las Vegas Strip. Skywalker a mis le prix fort pour pouvoir séjourner dans une chambre d’hôtes proche de la piscine. Il vient là pour revoir ses amis, la crème des vendeurs et des fabricants (ou extracteurs) d’huile de cannabis – une communauté qui s’est considérablement agrandie en cinq ans –, mais aussi pour présenter ses produits, se faire de nouveaux contacts et tester des échantillons ; et notamment ce qui se fait de mieux, des beuhs « dévastatrices ». Ce sont des nerds, mais ils sont cool. Volontairement débraillés, plus à l’aise seuls ou en petit comité, ces Heinsenberg de l’huile de cannabis sont des autodidactes. Ils se font appeler les « Wookies » car ils sont pour la plupart féroces et mignons à la fois, comme les créatures de la sagaStar Wars. Ils ont le plus souvent la vingtaine ou la trentaine, et ils ont un sérieux penchant pour les barbes, les friperies, les pendentifs en verre soufflé, les sweats à capuche tâchés, et les casquettes de baseball à bord plat ornées de pin’s de collection. Plus connus sous leurs pseudos hauts en couleur – Big D, Brutal Bee, Task Rok, Witsofire, les Medi Brothers, Hector de SmellslikeOG –, les Wookies consacrent leur vie à la fabrication des meilleures huiles de cannabis qui soient ; c’est-à-dire une forme de cannabis concentré qu’on extrait des feuilles et des têtes de la plante grâce à une série de procédés chimiques, le plus banal d’entre eux nécessitant de simples bouteilles de gaz butane très volatile en guise de solvant chimique.

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