À l’isolement
Nous sommes en 2012 et Manille est humide. Une odeur âcre et sucrée provenant de l’extérieur se fraie un chemin sous la porte de la salle de billard. Un homme en chemise de costume tachée de sueur casse le losange de neuf billes avec fracas. Les billes s’immobilisent, leurs cliquetis cessent et, dans le coin le plus éloigné de la salle, le meilleur joueur du monde ajuste silencieusement sa queue de billard au-dessus du tapis de feutre vert. Il tire. Et manque. Les quelques spectateurs rassemblés autour de la table échangent des regards circonspects. Ce n’est pas ce à quoi ils s’attendaient. Ils veulent de la magie – un joli tir, une technique inventive ou une stratégie subtile qui expliquent pourquoi Dennis Orcollo est le meilleur.
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Orcollo a 33 ans, et parait banal. Il mesure 1 m 65 et pèserait moins de 70 kg sans ce petit ventre qu’on aperçoit sous sa chemise. Orcollo ne se distingue en rien de la foule de Philippins qui remplissent les salles de billard – aussi caractéristiques du pays que les jeepneys qui transportent des passagers à travers ses rues noires de monde, pour neuf centimes le tour. Son apparence est idéale pour une partie dont le but n’est pas de remporter quelques manches, mais d’être sous-estimé – afin de récupérer l’argent qu’un adversaire, trop sûr de lui, aura parié sur le match. Avec les années, Orcollo a gagné tellement d’argent grâce aux paris qu’il est contraint à de longs moments de solitude, comme au Star Billiards Center, où il s’entraîne. Plus personne ne le sous-estime ou ne l’affronte pour de l’argent. Pas tant qu’il n’a pas de handicap, du moins. L’habileté dont Orcollo a fait preuve, qui lui a permis de s’extirper de la pauvreté et d’intégrer la classe moyenne supérieure, agit de moins en moins aujourd’hui. L’isolement est son châtiment pour avoir été le roi des matches d’argent aux Philippines, devenues le centre international du billard. Jouer et parier sur ce jeu passionne le pays tout entier. Même Manny Pacquiao, le champion de boxe des poids welters, est féru de billard. Orcollo tente quelques autres coups, mais les billes refusent toujours de lui obéir. Il ne rate pas ses tirs parce qu’il aurait perdu son talent, mais pour une raison tout aussi déconcertante : il a besoin d’une nouvelle queue. Celle qu’il préférait a été déformée par le climat humide de Manille : une SouthWest d’une valeur de 2 500 dollars pesant 550 grammes, qu’il a utilisée lors de sa victoire des Championnats du meilleur joueur de l’année 2011, organisé par la World Pool-Billiard Association (WPA). Il l’a récemment vendue à un tournoi dans le Kentucky. À présent, Orcollo est à la recherche d’une queue à laquelle il pourrait faire confiance, le lien matériel idéal entre le joueur et la bille sur la table. Dans les dernières manches d’un tournoi, lorsque le jeu est serré et que la mise est élevée, quand les coups les plus simples deviennent difficiles et que la tension est aussi palpable que l’atmosphère humide et étouffante de la pièce, s’en remettre à sa canne est la seule chose qui puisse apaiser un cœur nerveux. « Si vous n’avez pas la bonne queue », dit Orcollo avec un fort accent anglais, « vous pouvez commettre une erreur ». Et sa recherche d’un nouvel instrument prendra aussi longtemps que nécessaire. Malheureusement pour Orcollo, la foi ne fait pas passer le temps plus vite. Dans une semaine, il se rendra aux Émirats arabes unis, où il défendra son titre de champion du monde de jeu de la 8. Ces tournois représentent désormais sa seule source de revenus. Il s’écarte de la table et passe le bleu sur le procédé de sa canne. Les spectateurs se pressent davantage. Cette année, Orcollo a gagné deux fois le titre de meilleur athlète philippin, et passe souvent à la télé. Il signe des autographes, sourit pour les photos. Pourtant, un joueur de billard n’est pas censé sourire quand il joue, particulièrement quand il n’arrive pas à trouver de canne.
La marque de l’or
En 1900, New York comptait mille salles de billard. Quand les Philippines sont devenues un territoire d’outre-mer américain, en 1898, le pays est devenu l’un des premiers à s’imprégner de culture américaine. Le billard s’est infiltré dans la vie locale après la Seconde Guerre mondiale, d’abord à Angeles City, au nord de Manille, où bars et bordels fleurissaient aux abords des bases militaires américaines. Les GI’s liquidaient leurs dollars dans les rues poussiéreuses de la ville, où jouer au billard pour de l’argent leur permettait d’échapper à un quotidien rythmé par les corvées et le danger. Efren Reyes, ainsi que d’autres habitants du coin ont grandi près des salles de billard des GI’s, y apprenant différents types de jeu. Jour et nuit, ils travaillaient tactiques, barrages et placements. Ils maîtrisaient si bien les arcanes complexes du jeu que lorsqu’ils commencèrent à affronter les GI’s, c’en était presque déloyal. Dans les années 1980, le jeu s’était renversé à tel point que lorsque Reyes est allé jouer aux États-Unis, la légende veut qu’il ait ramassé 80 000 dollars en une seule semaine. L’écho de ses victoires s’est propagé jusque dans son pays natal, et Reyes, déjà considéré comme un joueur de billard de haut niveau, est devenu un héros local. À l’époque, les Philippines n’étaient pas vraiment célèbres dans le reste du monde, hormis pour la dictature de Ferdinand Marcos. C’est dans ce contexte que Dennis Orcollo est né. Son père était pêcheur dans le village de Mangagoy, au sud du pays, mais un typhon lui a ôté la vie quand le garçon n’avait que 5 ans. Quatre ans plus tard, Orcollo a abandonné l’école pour s’occuper des tables de la salle de billard de son grand-père, battant régulièrement des adultes pour 20 pesos la partie. C’était un véritable tireur qui réussissait sans effort des coups que d’autres manquaient à chaque fois. À l’âge de 15 ans, Orcollo a quitté Mangagoy pour voir jusqu’où ses talents pourraient le mener.
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Orcollo a atterri dans une ville frontalière, appelée Mount Diwalwal, connue pour ses mines d’or. Un endroit épouvantable où les hommes se volaient les uns les autres et se tiraient dessus dans la rue pour quelques pépites d’or. De l’or, Orcollo en a trouvé un peu, vendant les quelques éclats tamisés dans la rivière en échange d’un peu de temps dans la salle de billard locale. Là-bas, il a entendu l’histoire d’Efren Reyes et on lui a conté ses victoires remportées à l’étranger. Orcollo a quitté Mount Diwalwal. Mais avant cela, il s’est accidentellement versé de l’or fondu sur la main droite, la ville sinistre laissant à jamais son empreinte sur lui.
Pendant les deux années qui ont suivi, Orcollo a voyagé, jouant au billard dans des salles peu recommandables, éparpillées aux quatre coins du pays comme les billes sur le tapis. Il mangeait une fois par jour, une poignée de riz ou un bouillon d’os de poulet récupérés dans les poubelles des cafés. Étendu dans des carcasses de voitures rouillées abandonnées sur le bord des routes, Orcollo rêvait de Reyes. C’était le genre de personnages qu’on ne rencontre qu’en rêve. Dans la pénombre des salles de billard, Orcollo avait entendu murmurer des histoires sur Manille, sur l’argent qu’il y avait à se faire dans un endroit appelé le Sunrise Billiards, et sur la vie qui ne suspendait son cours qu’au moment de casser le jeu pour une nouvelle manche. Orcollo a sauté dans un ferry, sur lequel il a dormi debout pendant plusieurs jours, entassé dans la soute avec un millier d’autres âmes désespérées, comme autant de poissons prisonniers d’un filet de pêche. Il avait 19 ans lorsqu’il a débarqué à Manille avec trois cents pesos en poche – environ cinq euros – et s’est dirigé droit sur Sunrise Billiards. Il s’y sentait comme chez lui. Il y était chez lui. Sunrise était ouvert jour et nuit, aussi pouvait-il y dormir sur une chaise, se réveiller et s’entraîner sans attendre. Il n’adressait pas la parole aux habitués et faisait tout son possible pour rester éveillé assez longtemps pour qu’on ne le voie pas se retirer dans un coin et sombrer, la nuit venue. Et puis, un jour, Orcollo a ouvert les yeux et s’est redressé soudainement sur sa chaise. Efren Reyes se tenait juste devant lui.
Un rêve éveillé
Depuis cet instant, il n’a cessé de le suivre dans les salles de jeu de Manille, tentant de comprendre ce qui le rendait meilleur que ceux qu’il battait avec une régularité machinale. « J’étais un bon tireur, explique Orcollo. Mais je ne savais pas comment contrôler la bille de choc. Je regardais Efren faire, c’était comme aux échecs. » Pendant qu’Orcollo affinait son jeu, il a commencé à mettre au point ses techniques de tromperie. Il a acheté une chemise identique à celle des uniformes des étudiants de l’université de Manille, férus de billard, dont les familles pouvaient se permettre de leur donner de l’argent de poche. L’après-midi, il arpentait les salles de jeu des facs. Les élèves pensaient qu’il était un des leurs, le sous-estimant assez pour qu’il puisse leur soutirer 500 pesos par jour en remportant les matchs, de quoi s’offrir trois repas quotidiens – un luxe inédit pour Orcollo. Le soir, il retournait au Sunrise, à son étude de Reyes, qui allait remporter en 1999 le Championnat du monde de billard. Orcollo apprenait comment frapper correctement la bille, en tenant la queue au milieu de la table, prête à tirer ; et comment faire tourner la bille blanche après l’impact, en gardant toujours un couloir libre pour le prochain coup. Son jeu s’est développé, s’est raffiné. Orcollo n’était plus alors ce gamin des rues de Mount Diwalwal, qui tentait des coups difficiles et finissait par se piéger tout seul. Il devenait un joueur complet. Ses adversaires remarquaient son impassibilité, et son attitude résolue. S’ils se concentraient uniquement sur son visage et ne regardaient pas les billes sur la table, ils ne pouvaient dire s’il avait réussi ou manqué son coup. La rumeur courait au Sunrise Billiards qu’avec une bonne gestion de ses techniques de jeu, on pourrait tirer de l’argent de ce gamin. Bientôt, c’est ce qu’a fait Stanley. Il deviendra son promoteur et organisera sa première partie pour de l’argent contre Antonio Lining, un gaucher qui s’était fait un nom sur la scène internationale. Orcollo a remporté le match et empoché les 5 000 pesos, déclenchant un véritable tourbillon autour de lui. Très vite, Stanley lui a organisé cinq matchs par jour, ce qui a permis à Orcollo de laisser les étudiants sur la touche. Sa chance l’a accompagné un mois entier, au terme duquel il avait remporté 20 000 pesos, de quoi louer une petite chambre. Pour les promoteurs et les managers qui chapeautaient le milieu, il était désormais incontournable. Et en 2003, ce qui n’était qu’un rêve a fini par devenir réalité. Orcollo regardait fixement de l’autre côté de la table de billard du Sunrise. Sous la faible lumière du plafonnier, Efren Reyes passait du bleu sur le procédé de sa queue. À 48 ans, il était toujours en tête de liste. Vingt-cinq points et la victoire était assurée. Une victoire à 2 000 dollars. Reyes jouait avec un handicap, concédant deux manches à Orcollo (ou deux carottes). Orcollo a perdu 25-9. Il était bien loin de la victoire. L’année suivante, Orcollo a joué et perdu si souvent contre Reyes qu’il a fini par reconnaître qu’il n’avait pas le niveau pour jouer à la même table que celui qui un jour avait hanté ses rêves. « Je ne pensais qu’à Efren, dit-il. Je ne pensais pas au jeu. » Pourtant, match après match, les scores se rapprochaient et Reyes n’avait plus qu’un handicap minime – une seule carotte – quand ils se sont rencontrés en 2005 au Coronado Lanes de Makati City. Un jeu de la 10, 25 points à obtenir pour remporter 2 500 dollars. « Je suis jeune, s’est alors dit Orcollo. L’expérience est son seul avantage. » Cette pensée le tranquillisait. Pour la première fois de toute sa carrière, l’argent n’avait pas d’importance. Ce qu’il pouvait empocher lui importait peu. Il n’avait pas à trouver d’endroit où dormir ou de quoi manger. Il était là pour jouer, et rien d’autre. Score final : 25-24, pour Orcollo.
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Perry Mariano gémit. Il s’assoit sur un tabouret du Hermes Sports Bar, sa petite salle de trois tables de billard à Quezon City, près de Manille. Mariano est le manager d’Orcollo, et il observe son poulain frapper les billes sur la table, testant une nouvelle queue. Orcollo regarde l’instrument qu’il tient entre ses mains, puis revient à Mariano. « J’en sais rien, boss. » Mariano ferme les yeux. Il soupire bruyamment, en train de se faire masser. L’Hermes Sports Bar est un lieu réservé aux professionnels. Il n’ y a pas de matchs amicaux aux Philippines. Des bidonvilles aux salles de billard obscures en passant par les universités, jusqu’aux salons qui accueillent les joueurs internationaux, l’argent est toujours en ligne de mire. Il alimente toute une économie : organisateurs, arbitres, gamins qui aident – tout le monde touche un pourcentage des matchs qui ont lieu, d’un dollar à plusieurs dizaines de milliers, et cela peut durer des jours. Les hommes qui chapeautent le milieu sont les bailleurs de fonds qui injectent la mise de départ. Les joueurs prennent environ 30 % des gains, ne risquant rien hormis leur réputation, qui leur sert de monnaie d’échange. L’argent l’emporte, ici comme partout. Il fait des joueurs les pions de leurs promoteurs, des objets ballottés de table en table, de club en club, dans la perspective d’un tournoi, dont les Philippins parlent comme si leur vie était en jeu. Le billard philippin ne s’est jamais aussi bien porté que lorsque Manny Pacquiao y participait. Nés à un mois d’écart, Pacquiao et Orcollo partageaient cette rage qui a fait de l’un un grand boxeur, de l’autre un grand joueur de billard. Comme la plupart des Philippins, Pacquiao a grandi en jouant à une version alternative du billard, sur une petite table rotative, en utilisant des disques en plastique. Il regardait les tournois internationaux en direct à la télévision. Le champion de boxe a fini par y prendre goût, et à sentir le besoin d’aller s’y frotter.
Pacquiao a ouvert une salle de billard au Pan Pacific Manila, l’hôtel le plus chic de la ville, et a commencé à apporter son soutien financier à certains joueurs il y a une dizaine d’années. Inévitablement, le meilleur boxeur des Philippines voulait miser sur le meilleur joueur de billard du pays. En 2010, tandis que Pacquiao regardait Orcollo écraser ses adversaires, il a réalisé que le mieux à faire serait de parier sur lui-même. Pour les promoteurs de la ville, l’envie de parier sur Pacquiao, l’homme le plus célèbre du pays, a surpassé toutes inquiétudes liées à l’adversaire sur la table, c’était un match face à Orcollo. L’enjeu financier était tel – des matchs à plus de 60 000 dollars se tenant souvent au Asia Poker Sports Club, un des salons huppés de Pacquiao – que son affrontement avec Orcollo est devenu le plus important de la ville. « J’ai gagné beaucoup d’argent avec Manny », affirme Orcollo. Il y a environ trois ans, Pacquiao a fermé sa salle de billard du Pan Pacific Manila. Il a annoncé à des amis qu’il se tournait vers Dieu. Certains ont dit qu’il voulait se racheter une conduite pour faire de la politique, peut-être même pour se présenter aux élections présidentielles des Philippines. D’autres arguaient que Pacquiao avait perdu un sacré paquet de fric – 11 millions de dollars – au casino de Singapour, et qu’il avait alors éprouvé le besoin de faire une pause. Reste que Pacquiao et son argent avaient quitté le monde du billard de Manille et que l’activité s’en est ressentie.
En milieu hostile
Sans argent, le billard perd considérablement de son intérêt aux yeux des Philippins. Perry Mariano le sait bien. Il avait un jour été le propriétaire d’une vingtaine de boîtes de nuit à Manille – en même temps, assurant le lien entre les salles de billard et les bars de strip-tease. Les flics font mine de ne rien savoir de ce qui se trame en ville la nuit et Mariano brouille la frontière entre ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. Il y a une douzaine d’années, il s’occupait du jeune Dennis Orcollo. Il l’a maintenu à flot, en le payant 350 dollars par mois en échange de 40 % de ses gains à chaque tournoi – la relation standard imposée par un manager.
Plus tard, Mariano a contacté ses amis du FBI à l’ambassade américaine de Manille, assurant l’obtention d’un visa à Orcollo (après qu’il ait essuyé deux refus). Cela lui a permis de participer à des tournois lucratifs aux États-Unis. Le succès peut faire de vous une cible à Manille. Mais même si Orcollo a subi quelques menaces, les gens intégraient bien qu’il valait mieux ne pas avoir affaire à Mariano. Lorsque Mariano demande à ses invités s’ils veulent aller dans un strip-club, un agent des renseignements de la police de Manille en civil les rejoint à l’Hermes Sports Bar pour assurer leur escorte. Là où il y a de l’activité, la violence ne tarde pas à s’inviter, et le billard philippin ne fait pas exception à la règle. Il y a de cela quelques années, le jeune prodige Boy Bicol, un joueur ambidextre au potentiel immense, s’est fait tirer dessus, tout comme son manager. Les gens disent qu’ils n’avaient pas payé un pari perdu. En 2009, un créateur de queues de billard, Edwin Reyes (aucun lien avec Efren), a ouvert la porte de sa maison de Quezon City pour réceptionner un colis : il a été abattu. Les gens racontent qu’il diffusait trop d’histoires à propos de personnages mystérieux qui tiraient dans l’ombre les ficelles de grands joueurs. Orcollo est donc sérieux lorsqu’il dit qu’il est très reconnaissant à Perry Mariano, ou utang na loob en tagalog, sa langue natale. Cela signifie qu’il ne peut rien refuser à Mariano. Sans lui, Orcollo pourrait être aussi mort que Boy Bicol. Ou encore en train de regarder les plus grands depuis le fond de la salle.
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« Pourquoi Dennis joue-t-il ? » demande Ahmed Ibrahim Saif. « C’est contre notre religion. » Vêtu de sa dishdasha blanche de bédouin, Ibrahim s’assoit sur une estrade, au dessus de l’espace dédié à la Coupe du monde de 8-ball à Fujaïrah, aux Émirats arabes unis. Fujaïrah ne possède pas les 900 milliards de dollars de fonds d’Abu Dhabi, ni le record du plus haut gratte-ciel de Dubaï. Mais, en 2012, la ville pouvait se targuer d’avoir eu l’honneur d’accueillir ce championnat depuis huit ans. Ibrahim, un officier du département de l’aviation civile de Fujaïrah, avait un jour visité un salon de billard de Daytona Beach. Il a été si emballé qu’il a ouvert le premier du genre à Fujaïrah. Ibrahim est un passionné du jeu, mais il pourrait ne jamais comprendre que pour les Philippins comme Orcollo, les paris du monde du billard sont presque sacrés. Les malentendus interculturels sont la base du réseau mondial de billard. Un concentré d’introvertis, d’irrévérents, de gentils garçons et de visages mystérieux venus des cinq continents. Ne bénéficiant ni de sponsors fiables, ni de diffusion conséquente aux États-Unis et en Europe, le billard professionnel est devenu tellement marginalisé que les joueurs courent après 10 000 dollars à travers le monde, calculant souvent avec soin combien ils vont devoir avancer afin de couvrir leurs frais de voyage pour participer à tel ou tel tournoi. Cette vie marginale forme d’étranges regroupements. À Fujaïrah, il y a des joueurs japonais, qui restent à l’écart et ne parlent pas un mot d’anglais. Les quatre membres de l’équipe polonaise portent des vestes rouges, comme s’ils étaient aux Jeux Olympiques. Max Eberle, un des meilleurs joueurs américains, est venu ici aux frais de son sponsor, Scorpex, un incinérateur de déchets. L’absence de Reyes à Fujaïrah se fait remarquer. Aujourd’hui âgé de 57 ans, il voyage de moins en moins chaque année.
Ted Lerner, un Américain discret travaillant comme conseiller de presse de l’Association mondiale de billard, déambule dans l’hôtel Al Diar Siji. Il pointe du doigt un homme asiatique habillé en noir au fond de la salle. « C’est Fu Jianbo, chuchote Lerner, tout excité. Un Chinois. Un joueur incroyable. Vous savez quelles activités favorites il affiche sur son profil ? Les jeux d’argent. Et le tabac. » Lerner, la main en entonnoir sur sa bouche, crie à travers le salon. « Hé ! Fu Jianbo ! Comment ça va, mec ? » Jianbo lève les yeux, surpris. Il parle anglais ? « Pas du tout », répond Lerner. Tout autour du Tennis & Country Club de Fujaïrah, là où a lieu l’événement, se dressent des montagnes escarpées, rappelant les décors rudimentaires utilisés pour les paysages extra-terrestres dans la série Star Trek. Fujaïrah n’est pourtant pas l’endroit le plus étrange du réseau. En 2011, des joueurs se sont rendus à Ordos, une ville de Mongolie-Intérieure riche en ressources charbonnières, construite pour assurer une croissance qui n’a jamais eu lieu. Pouvant accueillir un million de personnes, Ordos abrite une population d’un cinquantième de ce nombre et possède, quelque part entre ses rues et ses barres d’immeubles fantômes, un établissement dédié au billard international. L’ambiance y est tellement lugubre que les joueurs sont prêts à aller n’importe où ailleurs dès lors que quelqu’un est prêt à allonger la somme nécessaire (à Fujaïrah, le meilleur touche 20 000 dollars, contre 2 000 dollars pour les 32 autres joueurs). La victoire d’Orcollo au tournoi de 2011 représentait presque un tiers de ses gains de l’année. Pourtant, Mariano ne lui a pas fait de cadeau. Orcollo n’a droit qu’à une chambre dans un hôtel bon marché près de Baskin-Robbins, où il roupille dans un dortoir avec une poignée d’autres joueurs. Quand il ouvre la porte de sa chambre, on aperçoit du linge sale un peu partout, de la vaisselle et des casseroles empilées dans l’évier. « Regarde, dit-il en montrant une poêle. Une cuisine, on peut se faire à manger ! » Même le meilleur joueur de la compétition mondiale doit surveiller ses dépenses. Après qu’Orcollo ait battu Reyes en 2005, les deux hommes ont continué à jouer ensemble de nombreuses fois, il arrivait même qu’aucun des deux n’ait l’avantage sur l’autre. Orcollo a également commencé à jouer contre d’autres très bons joueurs philippins, et à les battre. Il les a tous vaincus – Reyes, Francisco Bustamante, Ronnie Alcano –, encore et encore. Il maîtrisait le jeu avec tant de facilité que les meilleurs joueurs du pays ont fini par renoncer, et par, tout simplement, refuser de rejouer contre lui. Ou plus exactement, ils ne pouvaient plus compter sur leurs sponsors et leurs promoteurs pour risquer leur argent. Mariano a payé des journalistes philippins pour écrire qu’Orcollo était devenu « le Roi du money-game ». « Ce sont des journalistes, dit Mariano. Comment pensez-vous que je les ai payés ? En volaille. »
Perdre pour gagner
Son nouveau visa en poche, Orcollo a fait ses bagages pour disputer des tournois en Amérique. Il a commencé par jouer mal. Pour un match ou de l’argent est en jeu, en 25 points ou en 100, il commence en général assez tièdement : il rate quelques coups et laisse son adversaire prendre son envol, le regarde prendre confiance. C’est là qu’Orcollo passe aux choses sérieuses. Il aime la jouer fourbe. Pendant les tournois, les matchs sont bien plus courts et sa stratégie n’a pas le temps de payer. Aussi, il a dû modifier son approche, se discipliner, analyser les pires situations et maintenir sa concentration tout au long du match. « Il fallait trouver une solution », se rappelle-t-il. Bientôt, il allait gagner des titres à Reno, Louisville ou Sacramento. Son nom pèse si lourd partout dans le monde du billard que les joueurs qui le connaissent bien ont du mal à le considérer comme l’un des leurs. « Je ne pense jamais à lui comme à Dennis mais comme à “Dennis Orcollo” », avoue Eberle. Aux tournois, ce simple nom lui suffit généralement à éviter défaite et match nul. Mais Nasser Al Mujaibel, un Koweïtien presque inconnu, a donné du fil à retordre à Orcollo lors du match du premier tour à Fujaïrah. Un match en 7 points. Égalité à 4 contre 4. Orcollo utilise une queue philippine, et au vu des quelques coups qu’il vient de rater, il est clair qu’il ne croit pas en elle. Mais il rassemble ses esprits et marque les trois ultimes points. 7-4 pour lui. La victoire d’Orcollo satisfait ses hôtes arabes, qui connaissent bien la dynastie. Dans le palace de Son Altesse Hamad bin Mohammed Al Sharqi, le président de l’Association mondiale du billard, Ian Anderson, récapitule les événements récents du tournoi. Cheikh Hamad règne sur Fujaïrah depuis 1974 et écoute Anderson avec une patience polie, qu’il a développée en recevant d’innombrables pétitionnaires au cours de l’année. Il parle peu, mais fredonne d’une voix grave qui fait vibrer la pièce, un bruit qui apaise les divers suppliants et domestiques. « Dennis Orcollo est revenu cette année », annonce Anderson. Cheikh Hamad fait vibrer ses cordes vocales. « Dennis. Hmm… » Plus tard ce soir-là, au club de l’Hôtel Al Diar Siji, la réaction suscitée par le nom d’Orcollo est plus vibrante que jamais. « Je voudrais vous présenter… » crie Ted Lerner dans le micro, accompagné d’un roulement de tambours, « … le champion du monde en titre : Dennis Orcollo ! » Les visages assombris par la pénombre de la boite de nuit s’éclairent soudain, le public se lève d’un seul et applaudit à tout rompre. Orcollo salue la foule, mais le sourire sur son visage s’évanouit rapidement. La vie était sûrement plus simple pour lui quand les gens le sous-estimaient. Le jour suivant, au cours du deuxième match du tournoi, Orcollo arrive au club pour rencontrer son adversaire, Karol Skowerski, qui retire la veste rouge de son équipe polonaise et se dégourdit les jambes. Le match est à neuf points, et à l’ouverture, Orcollo éjecte la bille blanche de la table. Quatre-vingt dix minutes plus tard, Skowerski avait gagné 9-3. S’engouffrant dans la brèche, les médias ont diffusé la nouvelle dans Fujaïrah : Orcollo était hors compétition ! Après le match, Orcollo ne semble pas s’inquiéter tellement du résultat. Il explique que sa queue ne tombait jamais comme il fallait. Alors que le dernier match du tournoi a lieu quelques jours plus tard, il se pose devant une table de billard de l’autre côté de la pièce. Il est déjà en train de tester une nouvelle queue. Celle-ci vient de Dubaï. Il envoie valser puissamment les billes autour de la table – c’est ce qu’il veut que les gens voient.
À Manille, sa vie n’est que routine. Son fils et sa fille jouent dans le salon de son appartement soigné, un T3 situé à Quezon City. Le repas est terminé. Sa femme est dans la cuisine, où elle donne des ordres à deux domestiques tandis qu’elles font la vaisselle. Voilà à quoi ressemble l’existence d’Orcollo, bien loin des ruelles de Mount Diwalwal. Orcollo s’assoit seul à la table à manger. Ses yeux parcourent les nombreux trophées qui ornent les étagères au dessus de la télé. Il porte une nouvelle montre, sur laquelle est inscrit « Joueur de l’année WPA ». Juste avant de s’envoler pour les Émirats arabes unis, les journalistes sportifs philippins de l’Association l’ont intégré dans la liste de leurs athlètes de l’année, pour la deuxième fois d’affilée. Mais en 2012, il a perdu son titre et est descendu jusqu’à la sixième place du nouveau classement WPA. On en parle partout dans Manille. Ils disent qu’Orcollo patine. Quand son téléphone sonne, il sait qu’ils ont recommencé à le sous-estimer. Il s’inscrit à quelques matchs pour de petites sommes d’argent, 5 000 pesos, à peine 80 euros. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est un début. Il gagne, empoche l’argent en utilisant une queue, puis une autre. Un soir de mars, Orcollo se retrouve au Hermes Sports Bar, achevant la dernière manche d’un autre petit match. Perry Mariano l’observe depuis son tabouret. Il se fait toujours masser. La dernière bille tombe. Orcollo se prépare à rentrer chez lui, dévissant sa canne. Pourtant, il ne s’en va pas. Il ne s’en va pas, car l’homme de la table d’à côté lui demande de rester. Une autre partie. Un autre pari. Une main saisit le cube de craie bleue, le lève vers une queue adossée au mur à côté d’un visage reconnaissable entre mille : le match contre Efren Reyes commence. 5 000 pesos à gagner, ce n’est pas si alléchant, mais les deux hommes s’affrontent davantage par fierté, pour écrire la légende que pour une chose aussi éphémère que l’argent. L’atmosphère du Hermes Sports Bar change subitement. Les parties s’interrompent aux tables voisines. Les paris se multiplient dans la salle. Ce que Reyes ne sait pas, ce que ne savent pas les parieurs, ce que personne ne sait à part Orcollo, c’est que la queue qu’il est en train de revisser est celle en laquelle il peut croire. C’est une Ted Harris, une américaine. Un emprunt d’Orcollo à un collectionneur sino-philippin de Manille. D’après Orcollo, elle a « un bon son, une bonne frappe, un bon contrôle ». Pour la première fois depuis longtemps, Orcollo a le contrôle. Il lève les yeux vers Mariano. Tous deux savent ce que le Roi du money-game philippin doit faire pour remporter le match. Il doit perdre. La partie peut commencer. Orcollo saisit son arme. La cicatrice sur sa main droite blanchit, rappelant la morsure de l’or fondu. Le meilleur joueur du monde ajuste silencieusement sa queue au-dessus du tapis de feutre vert. Il tire. Et ne rate pas.
Traduit de l’anglais par Barbara Pelerin d’après l’article « Running The Tables », paru dans ESPN The Magazine. Couverture : Tempête en approche, Manille, par Benson Kua. Création graphique par Ulyces.