Lagoa Da Confusão, au Brésil. Il est midi et nous roulons vers l’ouest, un paysage terne de champs de soja et de broussailles desséchées défilant à vive allure par la fenêtre. Nous devons trouver un habitant du coin qui puisse nous faire traverser le fleuve à bord d’un skiff et nous conduire jusqu’à un parc national dont l’existence dépend de la personne à laquelle vous vous adressez. Un clic métallique retentit lorsque mon compagnon, Raoni Japiassu Merisse, le gérant bien réel de ce parc, fait glisser la cartouche dans son pistolet semi-automatique, sur lequel sont gravées les initiales de son employeur : l’Institut Chico Mendes pour la conservation de la biodiversité (CMIBC). Jiapassu n’a jamais tiré la moindre balle en dehors des séances d’entraînement, mais il est prêt à le faire. « Nos responsables croient que nous sommes en guerre contre les habitants de l’île », dit-il d’une voix où se mêlent sens du devoir et résignation.

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Raoni Japiassu Merisse
Crédits : Brendan Borrell

Le Cerrado

À seulement 30 ans, Japiassu est l’homme qui se retrouve pris dans ce qu’il appelle « une situation impossible ». Sur les cartes fédérales, le parc national d’Araguaia englobe toujours le tiers nord de l’île de Bananal, qui mesure plus de 350 km de long. En forme de pointe de flèche grossière, elle se situe nord du Brésil. Cette île était autrefois considérée comme un équivalent brésilien du parc de Yellowstone, mais il y a treize ans, les tribus Javaé et Karajá, qui habitent l’île, ont pris un des prédécesseurs de Japiassu en otage et ont réquisitionné des bateaux et des véhicules terrestres, avant de mettre le feu au bâtiment administratif du parc. Leur colère avait été déclenchée par des tentatives de contrôle de la pêche et de l’élevage illégal de bétail, des activités lucratives pour ces insulaires appauvris, qui leur permettaient également de côtoyer des étrangers. Après une longue bataille, les législateurs fédéraux ont délimité pour eux de nouveaux territoires empiétant sur les frontières du parc, donnant lieu à un véritable casse-tête judiciaire. Depuis la capitale du Brésil, les supérieurs de Japiassu lui demandent de faire respecter les lois de conservation brésiliennes sur un territoire dans lequel il n’a plus de juridiction claire.

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L’incendie du siège du Parc national d’Araguaia en 2002
Crédits : Raoni Japiassu/ICMBio

Chaque année, la forêt se transforme en véritable brasier, enflammée pour faciliter la drague des lacs et pour faire de la place à des prairies à bétail illégales. Au cours des dix dernières années, les satellites ont enregistré 3 611 incendies au sein du parc, selon l’Institut national de recherche spatiale (INPE). Si Japiassu était amené à faire usage de son arme, l’outrage qui en découlerait pourrait chambouler la mainmise du gouvernement sur l’île. En 2008, lorsqu’il a commencé à travailler au parc, 12 personnes partageaient son bureau avec lui. Aujourd’hui, ils ne sont plus que trois. Le parc dispose d’une demi-douzaine de bateaux saisis à des hommes pratiquant la pêche illégale, mais aucun de leurs moteurs ne fonctionne. « Ils ne quitteront pas cette zone », dit Japiassu, « mais nous, il est possible que nous partions un jour. » Japiassu a des cheveux noirs bouclés et ébouriffés, et une barbe hirsute qui couvre le menton et la mâchoire de son visage anguleux. Il m’évoque la mascotte du parc, le jabiru, une cigogne dégingandée très commune dans l’Araguaia. Il porte des lunettes rectangulaires perchées sur son nez en forme de bec et s’exprime dans un anglais choisi, énonçant chaque syllabe d’une voix profonde et énergique. Lorsque je lui ai rendu visite en février, sa femme était à deux semaines d’accoucher de leur premier enfant. « Ta femme n’est pas angoissée par tout ça ? » lui ai-je demandé en désignant le pistolet. « Je ne peux lui expliquer que les grandes lignes », m’a-t-il répondu. « J’essaie de ne pas l’inquiéter. » D’une déconvenue à l’autre, il nous a fallu toute une journée et une partie de la suivante pour atteindre la rive du fleuve. Enfin debout sur la grande berge, j’ai un premier aperçu de la vaste voûte verte qui s’étend sur l’île de Bananal. Il s’agit de la plus grande île fluviale au monde, et l’endroit où se rencontrent l’Amazone et le Cerrado, deux des écosystèmes les plus variés du Brésil – avec tout le feu d’artifice biologique qui cela induit. Les basses terres de l’île sont constituées de forêts inondées fantasmagoriques dans lesquelles on peut voir des éponges d’eau douce se cramponner aux racines qui s’extirpent hors de l’eau. Les zones plus élevées, où sont disséminés les 34 villages des tribus Javaé et Karajá, présentent un décor typique de la savane du Cerrado : un mélange de forêt, de brousse et de prairie.

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Sur le fleuve
Crédits : Brendan Borrell

De mai à septembre, pendant la saison sèche, les sentiers sont larges et couverts des traces à trois empreintes des tapirs, ainsi que de celles des pattes griffues des jaguars et des fourmiliers géants. Quand le niveau de l’eau descend, des lacs temporaires (qu’on appelle des igapós) se retrouvent isolés du cours du fleuve, prenant au piège des centaines de poissons appartenant à d’étranges espèces telles que le pirarucu, un monstre argenté de 180 kg dont la langue est hérissée de dents. Une rumeur persiste, selon laquelle loin dans Mata do Mamão – une forêt dense et presque inaccessible située au cœur de l’île – vivrait une tribu isolée d’indiens avás-canoeiros.

Berahatxi

Japiassu essaie de renouer les relations entre le parc et les habitants historiques de l’île, village après village. Il est parvenu à établir d’assez bons rapports avec Walter, le chef du village de Txukode, qui est favorable à l’application de la loi dans le parc tant qu’elle ne nuit pas au quotidien des habitants du village. Walter est un homme détendu et amical, aux sourcils grisonnants et aux joues constellées des stigmates de la variole. Après avoir discuté du conflit avec lui dans sa résidence secondaire à Logoa da Confusão, il accepte de nous faire visiter les terres de sa tribu en échange de 50 gallons d’essence (environ 190 litres).

Selon les Javaé, il fut un temps où le soleil était aussi noir que l’eau des marais.

Une fois sortis de la crique dans laquelle Walter cache son skiff, nous prenons la direction du sud sur le canal principal du fleuve, avec l’île de Bananal sur notre droite. L’eau est inhabituellement basse pour cette époque de l’année, et les plages de sable sont bondées d’oiseaux aquatiques qui côtoient de rares caïmans noirs, une espèce autrefois en danger d’extinction dont le nombre d’individus a augmenté récemment. Dans la brousse qui nous surplombe, j’aperçois un animal qui ressemble à un poulet avec une crête iroquoise. Il s’agit d’un hoatzin, plus connu sous le nom de stinkbird (« oiseau puant ») en raison de l’odeur malodorante de ses fientes, due à son régime herbivore. Selon les Javaé, il fut un temps où le soleil était aussi noir que l’eau des marais. Ils vivaient alors dans un royaume magique situé sous les tourbières et les rivières de l’île de Bananal. Dans cet Éden souterrain, tous étaient en bonne santé, personne ne se querellait ni ne mourait. Si vous souhaitiez manger du poisson pour le dîner, un poisson se matérialisait sous vos yeux. Mais cette région, qu’on connaît sous le nom de Berahatxi, est en vérité tout sauf édénique. Ses terres sont recouvertes d’une épaisse couche de vase dans laquelle on s’enfonce jusqu’aux chevilles. L’eau y est trouble et a un goût infâme. Le poisson qu’on y pêche semble ne jamais être assez cuit. Personne n’y a jamais expérimenté les plaisirs de la chair. L’un après l’autre, les habitants de ce monde souterrain ont exploré des tunnels qui les ont sortis des profondeurs, et ils ont commencé à rencontrer d’autres gens qui en avaient depuis longtemps émergé. La surface de la Terre, ainsi que le relate l’anthropologue Patricia de Mendonça Rodrigues, « se révéla à la fois fascinante par les nouveautés qu’elle avait à offir, et terrifiante par le prix qu’elle exigeait qu’ils paient pour s’y tenir ».

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Une pancarte sur l’île de Bananal
Crédits : Brendan Borrell

L’idée de fonder un parc national sur l’île de Bananal fut celle d’un ingénieur militaire abolitionniste noir, natif de l’État de Bahia. En 1876, André Rebouças fut inspiré par la création du parc de Yellowstone et suggéra que l’île de Bananal devienne l’un des premiers parcs naturels du Brésil. Près de 90 ans plus tard, le 31 décembre 1959, le président Juscelino Kubitschek déclara que l’île ferait désormais partie du Parc national d’Araguaia. Kubitschek caressait le rêve fitzcarraldesque de façonner l’île à l’image du Brésil. Dans le cadre de l’Opération Bananal, il fit venir l’architecte moderniste Oscar Niemeyer pour que celui-ci y construise un hôtel luxueux et une station balnéaire. Cet hôtel, l’hôtel JK, donne sur une plage infestée de crocodiles et de piranhas située près d’un village indien du fleuve Araguaia. « Ici – où ils se trouvaient seuls, livrés à eux-mêmes dans la jungle –, le 27e jour de juillet de l’année 1960, commença l’intégration de la communauté de l’île de Bananal, par la volonté du président Juscelino Kubitschek, avec l’aide de Dieu et des hommes, pour l’amour du Brésil », indique une plaque dans la résidence insulaire du président, « Alvoradinha ».

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Une maison javaé dans le village de Txukode
Crédits : Brendan Borrell

Les habitants de Bananal étaient bien moins enthousiasmés par cet arrangement. Les colons brésiliens envahirent leurs terres en grand nombre, pêchant au filet et à la dynamite, et submergèrent l’île de pas moins de 200 000 têtes de bétail. Lorsqu’ils daignaient payer la location des terres, c’était souvent pour un prix bien inférieur à leur valeur réelle. On abattait les arbres feuillus autour des villages. La violence était courante. « Un indien nommé Luiz a été passé à tabac par quatre jeunes hommes, qui ont ensuite abusé de sa femme », notait un agent de l’État dans un rapport de 1964. « Monsieur, les Javaés ont souffert pendant des années, sans que les auteurs de ces crimes aient été punis. »

Le chef rebelle

Il en va ainsi de l’histoire du parc depuis l’époque de Kibitschek : En 1971, le gouvernement brésilien céda les trois quarts du parc de l’île pour en faire une réserve indienne. En 2002, les Javaé et les Karajá en demandèrent davantage. Ils envahirent les bureaux du parc et rasèrent un poste de contrôle de la pêche.

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Un piranha sur une plage du fleuve Araguaia
Crédits : Brendan Borrell

En 2010, le gouvernement brésilien accéda à leur demande et délimita deux nouveaux territoires au nord de l’île, qui chevauchaient une grande partie du parc national. Pour les conservationnistes, c’était le début de la fin. La première mission de Japiassu au sein du parc était de mettre un terme à la pêche illégale, au moyen d’un accord de pêche novateur passé avec les habitants de l’île. Chaque individu serait autorisé à pêcher 100 kg de poisson par mois, et à en vendre autant qu’il ou elle le souhaiterait. En revanche, les étrangers se verraient interdire catégoriquement la pêche. Japiassu estime faire du bon travail, et il apprécie beaucoup les habitants de l’île. Il est né à Goiana, une ville agréable située au centre du pays, mais il a grandi à Palmas, la capitale torride de l’État du Tocantis. Sa mère a choisi son nom d’après Raoni Metuktire, le chef kayapo qui, en 1989, a suivi Sting durant sa tournée mondiale afin de promouvoir la création d’un territoire indigène unifié le long du fleuve Xingu. « J’ai toujours aimé le Cerrado », dit-il. « Je voulais combattre la déforestation. » Le directeur du parc de l’époque a expliqué à Japiassu que son travail était avant tout de bâtir avec les habitants de bonnes relations. « Je suis le méchant et tu es le gentil », lui disait-il. Mais début 2012, ce directeur a annoncé l’imminence de son départ et le fait que Japiassu devrait endosser le rôle à son tour. En d’autres termes, Japiassu devait devenir le méchant. Au cours d’une action de répression de la pêche illégale impliquant le propriétaire d’un restaurant de la ville de Porto Nacional, Japiassu s’est confronté au chef du village de Boto Vehlo, qui avait permis aux pêcheurs d’accéder aux points d’eau à l’intérieur du parc. Il a montré à ce dernier des photographies prouvant que la loi avait été enfreinte, et lui a dit que les siens ne seraient pas inquiétés et que seuls les pêcheurs seraient punis. Il a ensuite demandé au chef de laisser ses hommes entrer à Boto Vehlo pour saisir leurs bateaux. Mais ce dernier a refusé. « Je n’ai peur ni de mourir, ni de tuer », a-t-il répliqué. « Si quelque chose se produit, vous en serez tenu pour responsable. » Japiassu a pris la décision de laisser le chef récalcitrant à son isolement. Il a annoncé qu’il n’enverrait plus ses pompiers sur ce territoire conflictuel, arguant que les menaces qu’il avait reçues l’inquiétaient pour sa sécurité. Lorsqu’un incendie s’est déclaré là-bas en mai 2012, Japiassu s’est contenté de suivre son évolution par satellite, le voyant s’intensifier pixel par pixel. Après deux semaines, l’incendie a été reconnu comme le plus grand feu de forêt du pays et a fait parler de lui dans le journal télévisé nocturne Fantástico.

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Le chef Walter Javaé lors d’un après-midi de pêche
Crédits : Brendan Borrell

La publicité négative engendrée par cet événement a pris de court les supérieurs de Japiassu au Brésil. Ils lui ont ordonné d’agir, ce qui l’a conduit à supplier le chef de lui garantir un passage sécurisé. « C’était humiliant, non seulement pour moi mais aussi pour le gouvernement brésilien », m’a expliqué Japiassu. « Ça a réduit tout notre travail à néant. »

L’Araguaia

Sur le fleuve, Walter fait signe à une de ses connaissances alors qu’il tente de démêler un filet dans de son canoë motorisé, faisant tanguer l’embarcation. Alors que nous nous approchons pour regarder de plus près ce qu’il fait, nous voyons cinq grosses tortues d’eau douce se tortiller sur le dos.

Japiassu se voit comme un homme solitaire.

Notre bateau effectue un large virage en arc de cercle sur les eaux calmes du fleuve pour suivre un affluent vers l’intérieur de l’île. Soudain, un dauphin à la peau rosée perce la surface et expire par son évent. Walter coupe le moteur, et nous sommes bientôt encerclés par une demi-douzaine de ces dauphins, qui émergent de l’eau, renâclent et plongent pour disparaître à nouveau dans l’eau noire. Walter rit de leurs facéties, et me confie que son peuple admire ces animaux curieux. Les scientifiques sont du même avis : l’année dernière, ils ont reconnu les dauphins du fleuve Araguaia comme une nouvelle espèce, isolée des deux autres espèces de dauphins vivant dans l’Amazone par des rapides. Lorsque nous arrivons au village de Walter, une poignée de huttes poussiéreuses située en bordure du parc, nous nous donnons en spectacle, arc et flèches à la main, et les hommes du village jouent une chanson traditionnelle en notre honneur. Alors que je vagabonde sous un soleil de plomb, je fais la rencontre d’un jeune homme de 22 ans prénommé Araruwe, qui se repose sur un hamac fait d’un filet de pèche en lambeaux. Il est récemment arrivé de Cananoa, un village situé au sud de l’île.

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Flavio « Gordo » Javaé est en charge de la sécurité de Txukode
Crédits : Brendan Borrell

Il m’explique que trop de personnes braconnent la réserve indigène, et que les produits de la chasse et de la pêche se faisaient rares. Il ajouta que le parc national, pour sa part, regorgeait de poissons. En connaissance de la triste histoire des lieux, je compatissais avec les indigènes. J’avais tout de même du mal à comprendre pourquoi cette population de seulement 4 300 habitants avait besoin de l’île entière et de ses 20 700 km² de superficie pour survivre. Cela représente 485 hectares pour chaque individu, homme, femme et enfant résidant sur l’île. Comment se fait-il qu’ils ne parviennent pas à utiliser leurs ressources plus intelligemment ? Japiassu sait que ses jours à son poste sont comptés, du fait que les indigènes continuent de migrer vers le nord. La pêche illégale demeure un problème irrésolu, alors que le nombre de têtes de bétail présentes sur l’île augmente de nouveau. Walter a promis qu’il coopérerait aux actions visant à garder ce bétail hors du parc, mais Japiassu sait que cela ne marchera qu’à la condition que les tribus aient une source de revenus alternative. Il se voit comme un homme solitaire, qui lutte pour une chose à laquelle il n’est plus sûr de croire à présent. Il prévoit de partir aussitôt qu’il aura trouvé quelqu’un pour le remplacer. « Je ne veux pas contribuer à ce mensonge », me confia-t-il. « Je commence à penser qu’il serait peut-être mieux de mettre un terme à ce parc national. » À la fin de notre visite, de la sueur dégoulinait des sourcils de Japiassu, et nous étions tous deux déshydratés. Walter sortit un pichet d’eau du réfrigérateur du bloc de ciment qui sert d’école au village, et en remplit un verre qu’il tendit à Japiassu, qui le leva à hauteur de ses yeux. Elle avait la couleur d’un thé très dilué. Mais il n’avait pas le choix. Il en but une gorgée, et dit qu’elle avait un goût de poussière.

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Une tortue d’eau visite notre embarcation
Crédits : Brendan Borrell


Traduit de l’anglais par Marie Le Breton d’après l’article « Island in a Storm », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Le fleuve Araguaia, par Brendan Borrell.