Los Angeles, 1990. Dans sa Porsche Carrera rutilante qu’il manie avec souplesse depuis qu’il a quitté ses bureaux du 940 North Mansfield Avenue, dans le quartier d’Hollywood, David Fincher traverse la ville pour se rendre sur le tournage de son nouveau clip, « Vogue », un des nombreux singles extraits du dernier album de Madonna, I’m Breathless. À ses côtés, Pascal Lebègue, directeur de la photographie français, qui se retrouve sur le projet après que la Ciccone elle-même l’a recommandé aux équipes de Propaganda Films, la boîte de production où Fincher travaille en tant que réalisateur de clips et de pubs. Tout le monde lui dit, la chanteuse y compris, que ce jeune homme, pas encore trentenaire, qui se joue des embouteillages qui congestionnent La Cienega Avenue, est the next big thing. Et le professionnalisme du bonhomme, sa précision et son exigence lors des réunions de préparation ont fini par convaincre Lebègue de s’embarquer dans l’aventure – qui lui vaudra un MTV Awards de la meilleure photographie dans un clip. Arrêté à un feu rouge, calme, serein, l’Américain scrute les alentours. Il se tourne vers son passager. « C’est chez moi ici », confie-t-il.
Il n’y a pas meilleure punchline pour résumer le Fincher du début des années 1990. Il est bien chez lui à Hollywood. Tout le monde se l’arrache pour réaliser les pubs et les clips qui seront vus par des millions de téléspectateurs sur les chaînes américaines – et, pour les clips, dans le monde entier. Sur ce marché alors florissant, où ceux qui allaient prendre d’assaut Hollywood fin des années 1990, début des années 2000 – Michael Bay, Gore Verbinski, Spike Jonze, Antoine Fuqua – fourbissent encore leurs armes, c’est lui le patron. Mais ce n’est pas un hasard. Fincher sait où il veut aller. Ses jeunes années sont le parcours laborieux, patient et culotté d’un jeune mec talentueux et très sûr de lui, qui va, tranquillement, arriver à ses fins.
L’aquarium
David Fincher naît à Denver, dans le Colorado, à la fin de l’été 1962. Deux ans plus tard, il se retrouve en Californie, où ses parents finissent par s’installer. À San Anselmo, dans le comté de Marin, à une trentaine de kilomètres au nord de San Francisco, il a ses premiers émois de spectateur en découvrant Butch Cassidy and the Sundance Kid, de George Roy Hill, sorti en 1969, qu’il voit pour la première fois à 7 ans avec son père. « Ça a changé ma vie. Des gens faisaient exploser des trains grandeur nature. Ils montaient à cheval, se tiraient dessus et tournaient dans des endroits magnifiques. Et il y avait Katharine Ross ! Qui voudrait sérieusement faire autre chose dans la vie ? » déclarait-il au Hollywood Reporter en 2011. Six mois plus tard, il prend la petite caméra Super 8 que lui offrent ses parents et se met à tourner ses premiers courts-métrages amateur.
Puis la famille Fincher déménage dans l’Oregon, où il finit ses études secondaires. Diplômé du lycée d’Ashland County, il rentre au Berkeley Film Institute, une école privée aujourd’hui disparue, où il s’ennuie profondément : « C‘était une blague. C’était très impressionniste, très Berkeley… Avec un ami, on bossait sur les films des autres. Des films merdiques, souvent », dira-t-il plus tard. Cette expérience amère alimente sa méfiance des film schools yankee, lui l’étudiant discret qui a du mal avec la bureaucratie et l’autorité. Toutefois, il ne perd pas totalement son temps. À Berkeley, Fincher exerce sa passion pour l’aspect technique du cinéma, qu’il parfait depuis ses années lycée, passées à triturer pellicules, viseurs et objectifs. En parallèle, il bosse bénévolement pour la télévision, puis se fait engager comme projectionniste – il découvrira ainsi Kulte, Les Hommes du Président et Bienvenue Mister Chance qui figurent aujourd’hui dans son panthéon personnel. Enfin, il décroche son premier job dans l’industrie, chez Korty Films. Inconnue au bataillon, la petite société basée à Mill Valley, 23 kilomètres au nord de San Francisco, vient de décrocher son premier gros contrat : la réalisation de Twice Upon A Time, un film d’animation en stop-motion, parrainé par George Lucas, qui agit en tant que producteur exécutif – « Il nous a surtout “prêté” son nom pour trouver des financiers », avoue aujourd’hui Charles Swenson, un des co-réalisateurs. John Baker, le superviseur de Fincher chez Korty Films, se rappelle de l’arrivée du jeune homme de 18 ans dans ses locaux. « C’était une époque différente de celle d’aujourd’hui, tout était plus simple. Si je me souviens bien, David est simplement venu à notre porte et a demandé du boulot. Le lendemain, John Korty, le patron, me croise dans les couloirs et me dit : “Au fait, on a embauché un jeune gars. On va voir ce qu’il vaut.” » Fincher se coltine d’abord la basse besogne, qu’il exécute avec sérieux, mais s’ennuie rapidement. Dans la chambre noire de la société, il développe des pellicules du matin au soir. Mais, du coin de l’œil, il ne perd pas de vue John Korty, qui est en train de développer Twice Upon A Time.
Fincher, déjà le nez creux, se lie d’amitié avec Henry Selick. Ensemble, ils travaillent sur le clou du spectacle : une scène de cauchemar.
Au sein de la boîte, Fincher dénote quelque peu. Dans cet univers de geeks, ce gamin issu de la classe moyenne passerait presque pour le freak. Charles Swenson se rappelle : « Être animateur à l’époque, ce n’était pas cool comme aujourd’hui. On avait plus les mecs qui venaient du club d’échec que ceux qui étaient quarterback au lycée. Ainsi David, un beau jeune homme à l’époque, faisait un peu tâche. » John Baker raconte comment Fincher s’intègre dans cet environnement a priori bien loin de son milieu d’origine : « Il était curieux, affable, sympathique, il touchait à tout. C’était un gamin formidable. Et au bout d’un temps, il a peu à peu commencé à déserter la chambre noire pour passer son temps à discuter avec les animateurs. » Tourné avec la méthode que les réalisateurs baptisent le « Lumage », qui consiste à déplacer les personnages découpés et les décors sur une table préalablement éclairée, l’essentiel du tournage se fait en plateau, les animateurs travaillant devant et derrière la caméra. Fincher harcèle tout le monde de questions, mais surtout, apporte sa propre science. « Il connaissait un nombre incalculable de choses sur le cinéma, la pellicule et les effets spéciaux », précise Baker. « Et toute cette connaissance, il l’alimentait sans cesse en interrogeant les animateurs, demandant comment tel travelling était préparé, comment tel effet spécial était réalisé. Il n’arrêtait pas. » John Korty, co-réalisateur de Twice Upon A Time, le laisse faire, pour une raison précise : « Je dois avouer qu’il nous a bien aidé avec nos caméras, des Mitchell format 35 mm, qu’on avait modifiées exprès, et une Bell & Howell 2709. De nous tous, Fincher était celui qui s’y connaissait le mieux en technique. » Enfin, il met la main à la pâte. Et pas avec n’importe qui : Henry Selick, le futur réalisateur de L’Étrange Noël de Monsieur Jack et Coraline, travaille sur le film. Fincher, déjà le nez creux, se lie d’amitié avec lui. Ensemble, ils travaillent sur le clou du spectacle : une scène de cauchemar. Celle-ci implique de plonger tout un décor urbain, constitué de photos d’immeubles collées sur des morceaux de carton, dans un aquarium. Ensuite, les animateurs laissent une épaisse encre noire se propager à l’intérieur de celui-ci, créant ainsi, à l’écran, une « explosion de cauchemars » qui s’abat sur la ville. « Nous avons confié cela à Henry, qui a réalisé la scène, avec l’assistance de David et d’une troisième personne du nom de Peter Crossman », se souvient Charles Swenson. Ensemble, dans une cave non loin de la maison mère, sur Grove Street, ils travaillent jour et nuit pour obtenir le meilleur rendu. L’environnement de travail est dangereux. Des dizaines de câbles, qui alimentent les spots nécessaires pour éclairer le décor, courent sur le sol, où des projections d’encre et d’eau atterrissent à longueur de journée. « Toute cette scène a été tournée dans l’imprudence et l’illégalité les plus totales. Personne n’était prévenu du danger que ces types couraient, pas même les voisins du dessus », rit aujourd’hui Swenson. Mais tout finit bien. À la fin du tournage, l’équipe se disloque. Fincher, lui, reste dans la région. Il n’aura que 25 minutes de voiture à faire depuis Mill Valley pour rejoindre les locaux de l’entreprise qui vient de s’offrir ses services.
La falaise
Si on voulait trouver Fincher à ILM, société qu’il intègre au cours de l’année 1982, il n’y avait qu’un seul moyen : tendre l’oreille et suivre la voix de Billy Idol. Toute la journée, le kid d’une vingtaine d’années qui pose ses valises au département caméra de la boîte la plus hype du cinéma écoute son chanteur favori à fond dans sa boombox. « Ou alors, on avait droit à « Roxanne », de The Police. Ce qui était drôle, parce qu’il ressemblait beaucoup à Sting à cette époque », s’amuse Caroleen « Jett » Green, une ancienne employée de la firme. Cette dernière partage ses bureaux avec Frank Ordaz, peintre sur verre comme elle, qui possède un souvenir tout aussi musical du futur metteur en scène de Zodiac : « Il écoutait sa musique tellement à fond qu’on l’entendait de l’étage du dessus… » Si Fincher, fraîchement débarqué, se permet un tel comportement, c’est parce qu’il évolue dans une entreprise où une grande liberté est accordée aux employés. « C’était l’âge d’or d’ILM », poursuit Frank Ordaz, qui a abandonné le cinéma et le verre pour se consacrer aux galeries et à la toile. « On était libre d’expérimenter, d’aller voir le boulot des autres. Il y avait des hippies, des excentriques, des bordéliques, des mecs proprets », décrit-il. « Et en même temps, après avoir croisé tous ces mecs improbables, en sortant sur le parking de la société, tu pouvais voir Steven Spielberg discuter avec George Lucas et Harrison Ford, et ils te faisaient un signe de la main en guise de salut, toi la petite employée qui va prendre le bus à la fin de ta journée de boulot… » conclut Jett.
En anglais, peintre sur verre se dit matte painter ; le job de Frank et de Caroleen consiste à peindre des décors sur de grands panneaux de verre sur lesquels on intégrera par trucages des séquences en live-action. 27 ans à l’époque, Ordaz a déjà une solide expérience au sein de l’entreprise. Dans E.T., lors de la séquence d’ouverture, la banlieue infinie et éclairée seulement par les lampadaires est son œuvre. À l’époque, chez ILM, le matte painter est plus qu’un simple exécutant : il a la main sur le plan, peut prendre des décisions artistiques concernant les contrastes ou la lumière et, surtout, est en contact direct avec le réalisateur. Une fois terminées, les « toiles », qui peuvent atteindre des dimensions de 9 mètres par 18, passent à l’étage du dessous pour être éclairées en vue de la prise finale. C’est là que Fincher et son équipe entrent en jeu. Il est en charge d’assister ceux qui, par la lumière, donnent profondeur et crédibilité à la peinture, et s’affairent pour que le rendu à l’écran soit le plus réaliste possible. Ainsi, David Fincher est une fois de plus connecté avec ceux qui font partie des acteurs clé de la fabrication des images. Il est crédité aux génériques d’Indiana Jones et le temple maudit (Steven Spielberg, 1984), de L’Histoire sans fin (Wolfgang Petersen, 1984) et du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983). Consciencieux dans son job d’assistant caméra, il a, comme chez Korty Films, toujours l’œil sur le travail des autres – un comportement toutefois encouragé chez ILM, où les employés se nourrissent sans cesse des suggestions de leurs collègues. Fincher fourre son nez dans la production de Star Trek III : à la recherche de Spock (Leonard Nimoy, 1984). « Il venait donner un coup de main, transporter les peintures – il était toujours dans les parages. Mais sur le Star Trek, il a détruit l’une des plus grandes toiles que j’avais réalisées en la soulevant pour l’amener vers l’ascenseur. Elle lui a échappé des mains et s’est fendue en tombant sur le sol. Des jours de boulot réduits en miettes », se souvient Ordaz. Il se permet remarques et conseils qui ne passent pas toujours auprès de ses collègues. Comme cette fois où Caroleen Green, toujours sur Star Trek III, termine en urgence une peinture dans les bureaux de Fincher. « Il s’approche de moi et commence à me donner des indications pour appuyer telle couleur, accentuer tel effet de lumière. Il pointait son doigt sur la peinture et m’indiquait où faire des retouches, comme s’il était le réalisateur », se remémore-t-elle, un brin agacée. Celui qui se comporte déjà comme un metteur en scène s’illustrera surtout lors de la post-production d’Indiana Jones et le temple maudit. À la fin de la poursuite en wagon dans les entrailles de la montagne, Indiana Jones, Demi-Lune et Willie échappent à une gigantesque vague qui les poursuit dans un long tunnel. Au bout, la lumière. Mais leurs ennuis ne sont pas terminés : une fois à l’extérieur, les héros réalisent qu’ils sont au bord d’une falaise vertigineuse. Le plan que Spielberg a en tête est à la fois extrêmement simple et diablement compliqué à mettre en place : il veut un plan très large de la sortie des trois personnages qui se retrouvent au bord d’un précipice. Les acteurs sont filmés dans les studios en Angleterre, et doivent être intégrés dans une gigantesque peinture sur verre représentant ledit précipice. Christopher Evans, autre matte artist chez ILM, qui travaille sur cette « toile » avec Green, évoque une séquence de travail particulièrement difficile : « On avait tous peur que le rendu final soit décevant. Comment faire pour que ce plan, qui devait être spectaculaire, ne fasse pas faux une fois projeté sur un grand écran ? On se cassait la tête pour que l’intégration du live-action sur la peinture provoque un effet de vertige. Et c’est David qui a trouvé la solution. »
En parallèle de ces exploits, David Fincher mène un projet personnel. Le soir, avec un ami conducteur de camion qui rêve de devenir producteur, il prépare ce qui sera sa première publicité.
Son idée va permettre à la scène de fonctionner. Depuis l’arrière de la peinture sur verre, d’une dimension conséquente, on projette, image par image, ce qui a été tourné en Angleterre. La séquence se fond dans le matte. Une caméra, surnommée l’Automat, enregistre, elle aussi image par image – en synchronisation avec ce qui est projeté – la fonte du live-action dans la peinture. Le mouvement de la caméra est programmé à l’avance, pour gagner du temps. Jusque-là, rien d’exceptionnel pour Fincher, Evans et Green. Mais plutôt que de programmer un mouvement linéaire, Fincher a l’idée de donner à l’Automat un mouvement saccadé, comme si celle-ci était montée sur un hélicoptère. « Cela donne à la séquence un degré de réalisme incroyable. On est dans la scène. Lors de la projection, le public a retenu son souffle. Ce gamin d’une vingtaine d’années avait réussi son coup », sourit aujourd’hui Evans, qui, merveille du destin, travaillera deux décennies plus tard sur Zodiac et L’Étrange histoire de Benjamin Button. Ce tour de force, encore inédit à l’époque selon Christopher Evans, vaut au jeune employé le respect de ses pairs. En parallèle de ces exploits, David Fincher mène un projet personnel. Le soir, avec un ami conducteur de camion qui rêve de devenir producteur, il prépare ce qui sera sa première publicité. Pour l’American Cancer Association, il met en scène un fœtus, fortement inspiré par le star-child de 2001 : l’odyssée de l’espace, en train de fumer une cigarette. « On le voyait faire son truc dans son coin, mais on ne disait rien », commente Ordaz. « Et un jour, qui passe à la télévision, en train de donner une interview sur son travail pour l’A.C.A. ? David. Sa pub a fait beaucoup beaucoup de bruit à l’époque. Du jour au lendemain, il est devenu un petit phénomène. » Ce premier job, payé 7 000 $, lui permet d’obtenir le poste de réalisateur sur un documentaire autour du chanteur Rick Springfield, un crooner très eighties, à mille lieues d’Idol ou même de Sting. Mais c’est une opportunité que Fincher ne laisse pas passer. Lui qui ne cesse de répéter à ses collègues, Ordaz et Evans en tête, que sa place est à Hollywood s’il veut véritablement poursuivre ses ambitions de réalisateur, il quitte ILM et part tourner The Beat of the Live Drum en 1985. Quelques mois plus tard, Ordaz croise Fincher lors d’une soirée un peu arrosée. Curieux du devenir du jeune ambitieux, le peintre demande au réalisateur quels sont ses projets : « Oh, je tourne ici et là. J’ai signé un clip pour ce groupe, The Motels. Je pense que ça va marcher. »
Les mains
C’est le film qu’il fait avec Rick Springfield qui permet à Fincher de s’engager sur la voie du clip. Martha Davis, leader de The Motels, cherche un réalisateur pour mettre en image son dernier single, « Shame ». Elle veut Michael Mann – elle est sortie impressionnée d’une projection de The Keep. Mais son agent, conscient que l’homme qui monte la série Miami Vice n’aura pas de temps à consacrer à un clip, lui conseille plutôt Fincher. Après un visionnage de The Beat of the Live Drum, la chanteuse est conquise. Fincher tournera trois vidéos pour The Motels ; « Shock », « Don’t tell me the time » – qui, avec ses horloges qui tournent à l’envers et sa chanteuse qui vieillit puis rajeunit tout au long du clip, annonce Benjamin Button –, et « Shame ». Tranquillement, il commence à faire son trou.
Il croise ensuite la route de deux jeunes producteurs, qui sortent d’un film monté avec Polygram, P.I. : Private Investigator, réalisé par Nigel Dick, un metteur en scène anglais. Ces deux ambitieux, Steve Golin et Sigurjon « Joni » Sighvatsson, qui se sont rencontrés à l’American Film Institute (A.F.I.), école de cinéma basée à Los Angeles, veulent conquérir le monde. Comme la plupart des producteurs hollywoodiens. À la différence que leur instinct les oriente rapidement vers le business des clips musicaux. Ce nouveau genre de productions jouit d’une plateforme de diffusion dont l’impact culturel est de plus en plus évident : MTV. Sighvatsson et Golin sentent le vent tourner : c’est dans l’industrie du clip qu’ils réussiront à imposer leur marque – libre à eux, plus tard, de prendre d’assaut le cinéma. Avec David Fincher, Nigel Dick, Dominic Sena (futur metteur en scène de 60 secondes chrono avec Nicolas Cage) et Greg Gold, ils forment Propaganda Films en 1986. Golin et Sighvatsson chapeautent ce pool de réalisateurs jeunes, doués et avides d’expérience. Très vite, la société se fait connaître. « Propaganda Films a pris le pouvoir en une nuit », raconte aujourd’hui Gregg Fienberg, un producteur présent dès les débuts de la société. « On avait une énergie débordante, des réalisateurs de talent qui ont prouvé qu’ils avaient un univers riche et une originalité folle. Dès que nos premiers projets ont vu le jour, tout le monde a voulu travailler avec nous. » Rapidement, selon les chiffres du Hollywood Reporter, le montant du carnet de commandes passe de 2 à 70 millions de dollars. Une fois de plus, Fincher est au bon endroit, au bon moment. Et il va collaborer avec les plus grandes stars de l’époque. Trois ans après sa création, Propaganda, qui a quitté ses bureaux étriqués de La Brea Avenue pour investir un vieil entrepôt complètement réaménagé dans le quartier d’Hollywood, signe Madonna. Fincher se retrouve derrière l’œilleton pour mettre en scène « Express Yourself », son premier clip pour la chanteuse. Lui qui a déjà collaboré avec Paula Abdul ou Sting, loin d’être de vulgaires inconnus, se retrouve face à une superstar. À l’époque où il se tourne, le clip d’ « Express Yourself » est le plus cher de l’histoire. S’ils décrochent de tels jobs, c’est parce que Propaganda, et par extension Fincher, ont des arguments convaincants. « Tout le monde venait nous voir parce que nos réalisateurs possédaient un style visuel jamais vu ailleurs. On dépassait le langage télévisuel classique – plan large, champ/contre-champ – et on proposait des mouvements de caméra inédits. En bref, on parlait directement à la génération MTV », résume Fienberg. En plus de cela, « Express Yourself », davantage que son travail pour The Motels, Sting ou The Outfield, imprime le style Fincher. Travellings, contre-plongées, montage serré, panoramiques… C’est un véritable précis du réalisateur. Lui qui se sentait brimé sur le tournage de certains de ses précédentes vidéos – se plaignant de budgets trop serrés ou, sur le tournage de son premier clip pour The Motels, « réclam[ant] tout le temps des hélicoptères », comme s’en souvient Martha Davis – se sent bien chez Propaganda, qui lui offre la possibilité d’exploiter ses capacités et de repousser ses limites. Et surtout, de garder un total contrôle sur ses films.
« On se montrait nos clips, nos pubs et on y trouvait une forme d’émulation hyper excitante. David était déjà extrêmement talentueux, le voir bosser était très stimulant. » — Michael Bay
Propaganda se construit alors rapidement une écurie de jeunes réalisateurs qui mettent à profit cette liberté et ces moyens. Markus Blunder, metteur en scène d’origine allemande passé depuis au long-métrage, est recruté par la société au cours d’un festival de cinéma au Texas, sur la base de courts-métrages qu’il a montés seul, pendant son temps libre. Débarqué à Los Angeles, il se retrouve au milieu d’une fourmilière bourdonnant de toutes parts. Difficile de faire sa place. « Je végétais un peu, j’avais des projets ça et là, mais rien n’aboutissait vraiment. Et puis je croise David. Il me demande si je bosse. Je réponds que non. Il a remué Propaganda pour me mettre sur des projets. » Et Blunder de tourner des clips pour les Gypsy Kings et Slayer. Car Fincher est aussi un patron. Il a lancé la société, il veut un regard sur tout, pour que ses poulains puissent s’épanouir correctement – et fournissent les meilleurs films possibles. Et quand Madonna appelle les bureaux de Mainsfield avenue, on entend dans les hauts-parleurs qui résonnent dans toute la boîte : « David, c’est Madonna au téléphone. » Ça en impose auprès des jeunes pousses. « C’était un peu Disneyland », s’amuse Blunder. « J’ai pu rencontrer des groupes improbables et des réalisateurs géniaux. » Ces réalisateurs géniaux, Propaganda les élève presque en batterie : Mark Romanek, Spike Jonze – embauché après que Steve Golin a vu ses vidéos de skateboard – et Michael Bay passent les portes de la société. Dans l’enceinte du hangar, on échange des idées, on dessine des plans aux angles impossibles, on pitche les clips les plus inédits. Avec toujours en tête cette idée de faire mieux. Le réalisateur de la saga Transformers résume bien les choses : « C’était une école de cinéma. On a appris à préparer un plateau, à diriger une équipe et à gérer un budget. » À son paroxysme, Propaganda héberge la crème de la crème. Les egos se croisent dans les bureaux concentriques de la société. Les réalisateurs star ont même une place de parking à leur nom, « comme à la grande époque des studios », sourit Pascal Lebègue, chef opérateur sur le clip « Vogue », de Madonna. « David et moi avions des bureaux arrangés en angle droit, on se voyait tous les jours. Il y avait de la compétition entre nous, mais une compétition amicale. On se montrait nos clips, nos pubs et on y trouvait une forme d’émulation hyper excitante. David était déjà extrêmement talentueux, le voir bosser était très stimulant », raconte Bay. Avant de préciser : « Nos music videos étaient en fait des story videos. » Car chez Propaganda, Fincher va aussi perfectionner ses talents de storyteller. « Si Fincher savait bien faire une chose, c’était de faire passer un message », confirme Fienberg. « Son clip pour l’A.C.A., c’est cela. Quel meilleur moyen de faire comprendre les risques courus par une femme enceinte fumeuse que de faire fumer un fœtus ? En dix secondes, on a tout compris. » C’est cet art du storytelling qui va convaincre l’une des plus grosses marques américaines de travailler avec Propaganda. Directeur marketing chez Nike au cours de la période où Fincher va réaliser de nombreux spots pour la firme, Peter Ruppe voit dans le réalisateur l’homme capable de faire vivre le nouveau mantra de la virgule. « On voulait reconquérir un public qui nous échappait, parce qu’il ne sentait plus notre passion. On a donc conçu une campagne autour des valeurs de la marque, plutôt qu’autour des produits. Wieden and Kennedy, notre agence de communication, nous a dirigés vers Propaganda. Et c’était parti. » Fincher saisit parfaitement l’ambition de la marque et va tourner six pubs pour elle dans les années 1990, ses premières commandes commerciales depuis son travail pour l’A.C.A.. Ce qui séduit les exécutifs de Nike, c’est que le metteur en scène s’adresse efficacement à la cible qu’ils visent. Ses pubs, « Instant Karma », « Barkley on Broadway » ou « The Ref », avec Dennis Hopper, saisissent parfaitement l’A.D.N. de la marque à la virgule : attitude cool, humour, bien-être et dépassement de soi. L’expertise acquise par Fincher sera mise à l’épreuve pour d’autres marques. « Je me souviens d’une réunion où les big boss de Budweiser n’étaient pas satisfaits des idées de Fincher », évoque Oliver Fuselier, un producteur de clips et de publicités chez Propaganda. « Calmement, et malgré son jeune âge, il leur a dit : “Vous, vous ne comprenez pas. Mais moi, et ma génération, ce genre de choses nous parlent.” Les boss sont restés silencieux. » Sûr de ses capacités et de son savoir, il remporte une nouvelle victoire, impose sa vision et son style.
Sur le plateau, on retrouve un jeune homme tout aussi déterminé et sûr de lui. Oliver Fuselier, qui produit, entre autres, « Cold Hearted Snake », de Paula Abdul et « Bad Girl », de Madonna pour Propaganda avec Fincher aux manettes, a affaire à un réalisateur précis, voire obsessionnel. « David avait l’œil sur tout. Il pouvait avoir Madonna et Christopher Walken sur un plateau (l’acteur incarne l’ange gardien de la chanteuse dans le clip « Bad Girl », nda), mais il allait prendre le temps nécessaire pour faire déplacer tel ou tel objet de deux ou trois centimètres et changer la couleur du rouge à lèvres. » Pascal Lebègue, directeur de la photo sur « Vogue », confirme l’impression générale. « Le plan de travail que nous avions était assez costaud – nous devions tourner 27 saynètes en deux jours, avec une journée en plus pour l’installation. Mais il fallait qu’il vérifie tout personnellement, et il était très impliqué même sur tout ce qui concernait la lumière. » Le professionnalisme de Fincher se confirme de tournage en tournage. L’homme exige aussi beaucoup de ses collaborateurs. « Ce n’était jamais gratuit », tempère ainsi Fuselier. « Il savait simplement comment obtenir le meilleur d’entre nous tous. Et si cela coinçait, il ne faisait simplement plus appel à la personne concernée pour un autre projet. » Fincher est un homme intransigeant, qui parvient tout le temps à ses fins. « La publicité que nous avons tournée pour Chanel, c’est lui », ajoute Fuselier. Elle met en scène un réalisateur aux prises avec sa star, incapable de donner au metteur en scène l’émotion qu’il cherche à obtenir d’elle. Dans le film, les acteurs communiquent avec leurs mains, et la parole n’intervient qu’en dernier recours. « Comme David. Ses mains étaient bien plus loquaces que ses mots. » Auto-portrait ou geste inconscient ? Quoi qu’il en soit, sur un plateau, l’homme, stressé et pressé – tellement qu’il tord ses doigts lorsqu’il regarde une scène au combo – joue de sa réputation de personnage obsessionnel. Il tape sur le moniteur de contrôle lorsque le replay d’une scène n’arrive pas assez vite, mais sourire en coin, pour détendre l’atmosphère. Il a un surnom pour ses collaborateurs attitrés – il surnomme Mark Plummer, un directeur photo, « eye piece ». Et s’il lui arrive de hurler sur ses assistants, il ne prend jamais personne de haut. « Tout le monde le respectait, même s’il pouvait être parfois un peu véhément », conclut Fuselier. « Mais jamais vous ne verrez Fincher mépriser qui que ce soit. Tout le monde le respectait, oui, mais parce qu’il respectait tout le monde. Il savait d’où il venait. » Sur ses plateaux, tout le monde est logé à la même enseigne. Superstar ou gaffer, chacun doit se plier à la vision du metteur en scène. Madonna, qui joue le jeu sur le tournage de « Vogue » en acceptant d’être suspendue à l’horizontal au-dessus du sol pour obtenir un effet d’apesanteur pour un plan, sera secouée par Fincher lorsque, sur celui de « Bad Girl », elle refuse de refaire une prise sous prétexte que Walken souffre d’une haleine douteuse. Fincher aura ce qu’il veut. Mais Madonna et lui ne retravailleront plus jamais ensemble. Lorsqu’il accepte de tourner Alien3 pour la Twentieth Century Fox, David Fincher a déjà une dizaine d’années d’expérience. Il a aussi construit sa personnalité de réalisateur : précis, ambitieux, sûr de lui et intransigeant. Mais le tournage d’Alien3 se déroule mal et constitue un premier bug dans son long parcours. Alors qu’il est si proche du sommet, du but qu’il s’est fixé, il s’écroule, frappé par la rigidité des pontes des studios qui ne cèdent pas devant ce gamin hyperactif et, jugent-ils, arrogant. Celui qui avait acquis une indépendance rare et plié le monde à sa vision de metteur en scène doit tout reprendre de zéro. Tel Sisyphe, condamné à transporter un lourd rocher en haut d’une colline et à le voir retomber en aval avant d’atteindre le sommet, Fincher va devoir à nouveau gravir sa montagne. Regagner son indépendance, et réaffirmer son style. Ce n’est qu’une question de temps. Fincher le sait. Un soir, alors qu’il partage un verre de vin rouge avec Oliver Fuselier, il se confie : « Tu vois, dans dix ans, quand on regardera mon CV, ce film sera insignifiant. »
Une version abrégée de cette histoire a paru dans le numéro 451 du magazine Première. Les propos de Michael Bay ont été recueillis par Gaël Golhen. Couverture : Sunset Boulevard, par Paul Hogarth.