Telenovela
« Je balance mon sac dans le coffre ouvert de l’un des 4×4, puis me dirige vers les arbres pour pisser. Bite en main, je contemple longuement mon membre vulnérable aux couteaux des narcotrafiquants. Je lui jette finalement un dernier regard affectueux, avant de le ranger dans mon froc » et de rejoindre le convoi. Sean Penn, acteur et réalisateur américain, fait alors route dans la jungle mexicaine aux côtés de Kate del Castillo, starlette de la télévision mexicaine. Leur destination : le repaire de Joaquin « El Chapo » Guzman, l’homme le plus recherché au monde, le plus grand baron de la drogue depuis Pablo Escobar. L’objet de cette rencontre : une interview ultra-secrète pour le magazine Rolling Stone. El Chapo, « Le Petit » en espagnol, est en cavale depuis son évasion, en juillet dernier, du centre de détention le plus surveillé du Mexique : la prison d’Altiplano. Pour s’échapper, le patron du cartel Sinaloa avait fait creuser par ses hommes – « des ingénieurs envoyés se former en Allemagne », confie-t-il à Penn – un tunnel de 1,5 km qui partait de la douche de sa cellule jusqu’à l’extérieur de la prison. L’homme devient alors l’objet médiatique le plus recherché outre-Atlantique et ravive la convoitise des patrons du cinéma américain. Depuis des années, les dents longues d’Hollywood souhaitent faire de la vie de « shorty » (le courtaud) un biopic. Mais « El Chapo » n’accepte de se confier qu’à une seule personne : Kate del Castillo, actrice de soap opera, figure du petit écran mexicain connue justement pour un rôle de narcotrafiquante. Leur histoire commune débute en janvier 2012. Sur Twitter, alors que le gouvernement mexicain se lance dans une énième traque du narcotrafiquant, l’actrice interpelle El Chapo sur son business : « M. Chapo, ne serait-il pas génial que vous commenciez à trafiquer de l’amour ? Des médicaments, de la nourriture pour les enfants sans-abris (…). Imaginez trafiquer avec des politiciens corrompus au lieu de femmes et d’enfants qui finissent en esclaves ! Pourquoi ne brûlez-vous pas tous ces bordels où les femmes valent moins qu’un paquet de clopes ? Sans offre, il n’y a pas de demande. Allez, Don ! Vous seriez le plus grand des héros. Dealez de l’amour. Vous savez comment. La vie est un business où la seule chose qui change, c’est la marchandise. Vous n’êtes pas d’accord ? » Guzman apprécie le cran et la verve de l’actrice. Après son arrestation en février 2014, lui et del Castillo commencent à correspondre. L’idée d’un film germe et l’actrice mexicaine finit par se rendre aux États-Unis, le projet en tête. Elle rencontre un dénommé Espinoza, fixeur hollywoodien, arrangeur de business.
Le 2e président du Mexique
« À l’âge de quatre ans, je creusais des trous dans le sol du jardin de mes parents pour trouver des trésors imaginaires, pendant qu’il dessinait des pesos qui, s’ils avaient été réels, auraient été le seul espoir, pour lui et sa famille, d’échapper à une vie de fermiers. Pendant que je surfais sur les vagues de Malibu à l’âge de neuf ans, il travaillait déjà dans les champs de marijuana des montagnes de la région de Sinaloa, au Mexique. Aujourd’hui, il dirige le plus grand cartel de drogue que le monde n’ait jamais connu. »
Dans un hôtel de New-York, proche de la chambre du Président mexicain Enrique Peña Nieto, en visite diplomatique, Sean Penn et Espinoza préparent leur visite à El Chapo. Le fixeur, « collègue et frère d’arme » de Penn, l’a mis en relation avec del Castillo. Depuis plusieurs semaines, à coup d’e-mail cryptés, de téléphones achetés, utilisés une seule fois puis balancés à la poubelle, ils préparent le départ. Elle fera le film, lui réalisera la seule interview jamais faite d’El Chapo. Penn hésite, flippe, se questionne sur le bien-fondé moral de sa démarche et ce qui nourrit, chaque jour, l’aura et l’empire financier du trafiquant. « À l’inverse de Ben Laden, qui a imposé les prémisses de l’idée ridicule qu’un pays est entièrement défini – et donc complice – de la politique de ses dirigeants, avec le seigneur de la drogue le plus recherché au monde, ne sommes-nous pas, nous, le public américain, complices de ce que nous diabolisons ? […] L’insatiable appétit des Américains pour la drogue est responsable de tout cela. » Après un repas avec un certain Alonzo, homme de main et « avocat » d’El Chapo, la décision est prise : Kate del Castillo, Espinoza et Sean Penn embarqueront de Los Angeles pour le Mexique. Atterrissant dans une ville à proximité de Mexico, ils embarquent dans un 4×4 à destination du repaire secret du seigneur de la drogue. « Il n’y a aucune question dans mon esprit, si ce n’est que la DEA [division de la police américaine chargée de la lutte contre la drogue] et le gouvernement mexicain traquent chacun de nos mouvements. […] J’ai été déconcerté par sa volonté de risquer une visite de notre part. […] Je ne vois aucun œil nous espionnant, mais je suppose qu’ils sont bien là », se questionne Penn lors du trajet. Durant plus de six heures de route, l’acteur américain, embarqué aux côtés de l’actrice et d’hommes de main d’El Chapo, s’interroge : va-t-il survivre au périple ? Va-t-il se faire couper la bite par des narcotrafiquants mexicains ? Finira-t-il dans les geôles mexicaines ? Et surtout, rencontrera-t-il finalement l’homme le plus recherché du continent ?
Finalement, le convoi s’arrête proche d’un aéroport de champagne. « Des hommes de sécurité en treillis se tiennent près de deux petits avions monomoteurs à six siège. Ce n’est qu’à l’embarquement que je réalise que l’un de nos chauffeurs étaient le fils de 29 ans de El Chapo, Alfredo Guzman. Il s’installe à côté de moi, désigné comme notre escorte personnelle jusqu’à son père. Il est séduisant, mince et élégamment habillé […]. Il a une putain de montre. » Après l’atterrissage, l’odyssée reprend en 4×4, dans la jungle mexicaine, loin des villes. Là où aucun téléphone portable ne fonctionne, où aucun secours n’est à portée. Des barrages militaires, pourtant, bordent la route. « Deux soldats gouvernementaux, armes chargées en main, approchent de notre véhicule. Alfredo baisse la vitre passager et les soldats reculent, l’air embarrassé, avant de nous ouvrir le passage. Wow. C’est donc cela, le pouvoir du visage d’un Guzman. Et la corruption d’une institution. Est-ce que cela signifie que nous approchons de l’homme ? »
Rencontre en rase campagne
Après plus de douze heures de trajet, de 7 h du matin à 9 h du soir, le convoi ralentit. Autour de Sean Penn, Espinoza et Kate del Castillo, un paysage de campagne, presque une ferme. Quelques hommes, bien peu en vérité. Pas d’armes en vue. L’acteur sort, hésitant, du 4×4. « Je bouge. Et, quand je sors… Il est là. Juste derrière le camion. Le fugitif le plus connu au monde : El Chapo. […] Il porte une chemise en soie décontractée, des jeans noirs serrés, et a l’air remarquablement soigné et sain pour un homme en cavale. Il ouvre la porte à Kate et la salue comme s’il s’agissait de sa fille revenant de l’université. Ça a l’air important pour lui de nous faire un accueil chaleureux en personne. Après l’avoir salué, il se tourne vers moi avec un sourire hospitalier, sort sa main et me la tend. Je la serre. Il me serre dans ses bras, à la manière d’un “parrain”, me regarde dans les yeux et déclame, lentement, des paroles de bienvenue en espagnol. Je réunis toute ma présence d’esprit pour lui dire, dans un espagnol hachuré, qu’il faudra compter sur Kate pour la traduction ce soir-là. Ce n’est qu’à ce moment qu’il réalise que ses paroles n’ont pas été comprises. Il fait une blague à son équipe, riant de lui-même, de sa prétention sur le fait que je parle espagnol (…) » El Chapo fait rentrer tout ce petit monde dans ses appartements. Autour de Penn, les hommes de main sont bien habillés et propres. Ils lui semblent plus ressembler à une promotion d’étudiants de l’université de Mexico qu’aux plus violents dealers de drogue du pays. Ils s’installent à table. Penn est placé en face d’El Chapo. La discussion débute. Elle durera sept heures.
Lorsque Penn présente ses intentions, El Chapo sourit. Un sourire bref, presque sarcastique. L’homme est maître des lieux et le sait. Il regarde intensément son interlocuteur, qui fait deux fois sa taille. « Je ne veux pas être dépeint comme une religieuse », dit El Chapo. « Bien que ce portrait ne me soit pas venu à l’esprit, cet homme simple, venu d’un endroit modeste, entouré par l’affection simple de ses fils, et de la sienne à leur égard, ne m’a pas d’abord frappé comme étant le grand méchant loup traditionnel. » Le repas est informel. El Chapo s’enquiert du business du cinéma et de la relation qu’avait Sean Penn avec feu Hugo Chavez. Enfermé dans ses montagnes, il est curieux de savoir l’image que l’Amérique et les médias occidentaux ont de lui. Il parle aussi de son propre business : il voudrait investir dans le pétrole et les énergies, mais ses activités illicites l’empêchent d’atteindre ce monde. Il a l’orgueil des puissants et affirme à son auditoire : « Je fournis plus d’héroïne, de méthamphétamine, de cocaïne et de marijuana que quiconque dans le monde. J’ai une flotte de sous-marins, d’avions, de camions et de bateaux. »
Quand Penn lui demande avec quelles parties du monde, en pensant au Moyen-Orient, il a le plus de mal à faire du business, le narcotrafiquant lâche un simple : « Aucune. » Le repas s’achève. El Chapo et Penn réalisent une photo ensemble « mais sans sourire », demande Penn. Ils conviennent de réaliser une interview formelle, huit jours plus tard. Rendez-vous est donné à dans un petit aéroport de la campagne mexicaine. Un des hommes d’El Chapo devra venir chercher Sean Penn. Le narcotrafiquant conduit Kate del Castillo jusqu’à un logement particulier, puis ses hôtes masculins jusqu’à une chambre commune. « Je vais vous dire au revoir, maintenant », dit El Chapo. « À ce moment-là, je lâche un petit pet (désolé), qu’il ne relève pas, confirmant la galanterie dont il avait fait preuve un instant plus tôt en emmenant Kate se coucher. »
L’interview manquée
Deux heures après s’être couché, Penn, Espinoza et Kate sont tirés du lit. « Une tempête arrive. On doit bouger ! » leur dit Alonzo. Les trois visiteurs quittent, ainsi, le repère d’El Chapo. Les jours passent. El Chapo est pris dans une embuscade de l’armée mexicaine. Il est légèrement blessé. « Moins que ce qu’ils disent », affirmera-t-il à Kate del Castillo. Sean Penn, lui, ne sait pas si le rendez-vous est maintenu : huit jours plus tard, comme convenu, il se rend à l’aéroport mexicain. Il attend, patiemment, qu’un inconnu vienne lui tapoter le bras en disant : « Je suis un ami d’Alonzo, suis-moi. » Mais personne ne vient. La cavale d’El Chapo se complique.
Finalement, Sean Penn devra faire parvenir ses questions à El Chapo, en espagnol, lui apprend del Castillo. « Le mec dirige un business absorbant des millions de dollars dans au moins 50 pays, et il n’y a pas un connard à ses côtés dans la jungle pour parler un foutu mot d’anglais ? » s’énerve l’acteur. Non. Des semaines plus tard, tandis que l’acteur croie devoir renoncer aux réponses tant attendues, il reçoit un message de l’actrice mexicaine : « Je l’ai ! » Résultat : une vidéo de 17 minutes, tournée au milieu de nulle part, dans laquelle El Chapo débute ainsi son speech : « Cette vidéo est à l’usage unique de Mlle Kate del Castillo et de M. Sean Penn. »
Dans cette courte interview, lisible en intégralité sur le site de Rolling Stone, on apprend notamment que, pour El Chapo, le commerce de la drogue a évolué vers la vente de pilules, contrairement à sa jeunesse où le pavot et la marijuana constituaient l’immense majorité du business. Le baron de la drogue affirme aussi qu’il ne fait jamais usage de la violence volontairement et qu’il n’a pas pris de drogues depuis plus de vingt ans. El Chapo sera finalement arrêté par les autorités mexicaines le vendredi 8 janvier 2016, après un féroce affrontement, dans sa région natale du Sinaloa, avec l’armée mexicaine. Cinq de ses hommes périront durant la bataille. Le président mexicain, Peña Nieto, se fendra d’un tweet après l’arrestation : « Mission accomplie : nous le tenons ! » Sean Penn, lui, avait demandé à El Chapo si, de son point de vue, les autorités mexicaines allaient tenter de le liquider. Le narcotrafiquant avait répondu : « Non, je pense que s’ils me trouvent, ils m’arrêteront, bien sûr. »
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La parution de l’article de Rolling Stone, au lendemain de l’arrestation du trafiquant de drogue, n’a pas fait l’unanimité dans la sphère médiatique. Comme l’indique le site américain Mashable, nombreux sont les journalistes outrés par le fait qu’El Chapo ait eu le droit de revoir la copie de l’acteur avant sa publication, et accusent Rolling Stone d’avoir purement et simplement donné une tribune à un meurtrier.
I don’t think it was worth @RollingStone giving up editorial control to a murderer for Sean Penn’s diary entry and a short Q&A at the end.
— Jamil Smith جميل كريم (@JamilSmith) January 10, 2016
Quoi qu’il en soit, à présent que le plus éminent narcotrafiquant du monde est à nouveau derrière les barreaux, reste à voir s’il sera extradé vers les États-Unis, où ses projets d’évasion se verraient sérieusement mis à mal.
Couverture : L’interview sur le site de Rolling Stone.