Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Arthur Scheuer au cours d’un entretien avec Robert Mazur. Les mots qui suivent sont les siens.
L’infiltré
Je viens d’une famille italo-américaine pauvre, et nous vivions dans un quartier pauvre de Staten Island, à New York. Le premier appartement dans lequel j’ai habité comportait trois chambres. Quatre familles y logeaient : mes grands-parents, les deux sœurs de ma mère, moi, mon frère, mon père et ma mère. Mes parents travaillaient très dur, mon père cumulait deux ou trois emplois à la fois. Ils désiraient plus que tout aider leurs enfants à avoir une meilleure vie que la leur. Déjà à l’époque, leur objectif était de nous tenir éloigné de la mauvaise graine du quartier dont j’ai plus tard, en tant qu’agent infiltré, prétendu faire partie. Ils tenaient à faire de mon frère et moi les premiers membres de la famille à entrer à l’université. C’est arrivé. Nos économies étaient maigres quand j’ai fait mes premiers pas à la fac, et j’avais besoin d’un job pour payer mes livres. J’ai décroché un entretien par l’intermédiaire de l’université me permettant de devenir ce qu’ils appelaient un étudiant « coopté » au sein d’une organisation. Il s’agissait d’une unité spéciale de l’IRS. À l’époque, on l’appelait la « division du renseignement », c’est elle qui s’était chargée de monter le procès d’Al Capone. Une fois engagé, je travaillais deux jours par semaine, le week-end et l’été. Mon rôle se limitait à porter les valises des gars, je n’ai rien fait de très important et je n’ai traité aucun dossier. Je faisais des photocopies, de la retranscription d’entretiens, je n’étais pas sur le terrain. Un des dossiers les plus importants concernait Frank Lucas, le plus gros trafiquant d’héroïne de Manhattan. Nous étions chargés de poursuivre la banque au sein de laquelle il blanchissait de l’argent. Ironie du sort, son nom était la Chemical Bank, la « banque chimique ».
Les courtiers de Lucas avaient pour habitude de se pointer à la banque avec des sacs pour récupérer du cash. J’ai commencé à m’apercevoir que pour suivre les mouvements du crime organisé, il fallait suivre l’argent car il conduit toujours à ceux qui tiennent les rênes de l’organisation criminelle, à qui les billets appartiennent. Sitôt diplômé, ils m’ont offert un boulot. J’ai bossé sur des affaires assez importantes avant d’être transféré en Floride, où l’on m’a intégré à un groupe de travail avec les agences de douanes américaines.
Quelques temps après, j’ai accepté de devenir agent des douanes. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à mettre tout en œuvre pour traduire en justice les patron du cartel de Medellín car nous étions en Floride, en pleine zone de guerre. Des massacres étaient commis dans les supermarchés, où des types se tiraient dessus à l’aide de mitrailleuses au beau milieu des rayons. Mon équipe tentait d’identifier les donneurs d’ordre et les blanchisseurs d’argent. Je suis arrivé à la conclusion que le meilleur moyen de le faire était d’infiltrer le système plutôt que de suivre la trace de l’argent a posteriori, ce qui n’est pas toujours possible. Je me suis donc porté volontaire pour devenir un agent infiltré pendant une longue période. Les gens ne cessaient de me demander pourquoi je voulais faire une chose pareille après 14 ans de métier. 99 % des agents infiltrés de la lutte anti-drogue du monde entier vous répondront la même chose : je voulais faire la différence. Je ne voulais pas finir ma carrière, passer à la comptabilité pour un coup de tampon et rentrer chez moi. Je voulais faire mon boulot, être capable de rentrer chez moi, de regarder ma famille, mes voisins ou même des inconnus dans les yeux et de dire : « J’ai fait le maximum pour vous aujourd’hui. » J’ai toujours pensé qu’en tant qu’agent du gouvernement, on servait avant tout les gens et non cette entité. Par conséquent, si la décision que je prends est bénéfique au peuple que je sers, c’est qu’il s’agit de la bonne décision. C’est l’attitude que j’ai adoptée. Pour moi, faire la différence consistait à me trouver aussi près de la ligne de front du crime que possible, afin de recueillir des éléments que personne d’autre ne pourrait obtenir avec des écoutes téléphoniques. C’est la raison pour laquelle je me suis tant pris au jeu. J’étais dans une position idéale pour fournir une immense quantité d’informations à mon agence.
En quelques jours, je pouvais en apprendre plus en étant infiltré dans la pègre que ce que tous mes collègues pouvaient apprendre en un mois d’investigation. Cela explique ma motivation. Après cette longue opération, je me suis préparé au procès pendant deux ans, une période durant laquelle j’étais souvent en déplacement. Ensuite j’ai témoigné dans divers procès pendant près de trois ans. Encore une fois, j’étais rarement chez moi. Un seul procès pouvait durer six mois. Chaque jour de ce procès-là, pendant trois mois, j’étais à la barre pour témoigner. À l’époque, je travaillais pour le service des douanes américain. Je suis entré dans une colère noire car, deux mois avant la fin de l’opération, j’ai appris que mes chefs avaient dévoilé l’affaire à la chaîne de télévision NBC News. J’ai appelé immédiatement. Alors que j’avais encore deux semaines à passer sous couverture, ils prévoyaient de faire de la publicité autour de l’arrestation ! Ils voulaient conclure l’affaire avec un faux mariage. J’étais furieux que ma vie et celle de mes collègues sous couverture puissent être mises en danger juste pour un coup de pub.
Mais quand j’ai appris qu’ils voulaient poster un cameraman de NBC au mariage, pour saisir le moment où le boss serait arrêté, j’ai dit à mon patron qu’il avait perdu la tête. Il allait y avoir des enfants, des femmes, des mitrailleuses et des fusils, des gens hystériques courant partout et ils risqueraient d’y avoir des morts ou des blessés graves. J’ai refusé de le faire. Ils ont donc trouvé un plan B : mon enterrement de vie de garçon la veille du mariage. Nous nous sommes ainsi retrouvés dans un country club où des Limousine sont venues chercher les mecs pour aller à la fête. À l’intérieur, les gens censés être de la famille ou des amis étaient en réalité des agents chargés de leur arrestation, qui s’est déroulée dans un immeuble. Inutile de dire qu’après ça, à mon grand regret, il y a eu moins de moyens pour le procès. Nous avions 1 200 écoutes à retranscrire, une centaine de milliers de documents à classer, des centaines de témoins à interroger. Évidemment, ça ne m’a pas rendu très populaire au bureau. J’ai ensuite été approché par des agents de la DEA qui m’ont dit qu’ils voulaient me recruter pour une nouvelle mission d’infiltration devant durer un deux ans et demi. J’en ai donc parlé à ma femme.
J’avais un choix à faire : je pouvais rester tout en sachant que j’allais pâtir du mécontentement de la direction à mon égard, parce que je l’avais ouvert, ou je pouvais partir pour une autre agence et me lancer dans une nouvelle opération. Je souhaitais vraiment bouger car c’était une opportunité de faire encore mieux que la dernière fois. Ma femme m’a dit : « Je ne t’ai jamais empêché de faire quelque chose que tu aimes, je ne vais pas commencer maintenant. Donc si c’est ce que tu désir, je te soutiendrai. » J’ai donc démissionné des douanes, je suis entré à la DEA Academy, et à mon retour je me suis procuré des faux papiers avant de repartir pour deux ans et demi. Ironie du sort, l’affaire allait se terminer par un nouvel enterrement de vie de garçon.
Qui est Bob Musella ?
La première fois que je suis monté sur scène, si l’on peut dire, c’était en décembre 1986. J’ai été présenté par un informateur à un courtier du nom de Roberto – un blanchisseur d’argent sale en réalité, mais dans le business nous les appelions des courtiers – qui venait de Medellín et qui était un ami personnel de plusieurs membres de la famille Ochoa, dont Fabio et Jorge Ochoa, qui étaient parmi les plus hauts placés au sein du cartel de Medellín.
Comme c’est l’usage aux États-Unis, on essaye toujours de faire sortir du jeu les informateurs le plus vite possible, afin qu’il ne devienne pas des témoins car ils n’ont pas la crédibilité nécessaire pour témoigner. Ce type était ce qu’on appelle un informateur professionnel. Il nous mettait au parfum régulièrement, et certaines de ses informations sur de précédentes affaires avaient débouché sur des poursuites. On l’avait déjà récompensé financièrement pour son travail. On était au moins sûrs de ça. Mais évidemment, il ne faut jamais oublier qu’un informateur n’est rien de plus qu’un informateur, qu’il faut toujours recouper les informations et faire attention car il peut vous trahir. J’ai rencontré Roberto pour la première fois dans un appartement de Tampa, en Floride, qui leur servait de planque.
C’était la toute première fois que je le rencontrais et ça ne pouvait pas avoir lieu à mon travail ou chez moi. Il a par la suite vécu chez moi pendant environ une semaine et j’ai peu à peu commencé à lui parler de différentes affaires, avant de l’emmener dans un autre appartement qu’on avait mis à ma disposition. J’ai donc emmené Roberto à New York et nous avons passé du temps à Manhattan avant qu’il ne retourne voir les gens du cartel et qu’il leur parle des opportunités que pouvait représenter le fait de me faire entrer dans la boucle. Il me connaissait sous le nom de Robert Musella, la fausse identité que j’utilisais. Elle était basée en partie sur celle d’un individu décédé du même nom. Pendant environ un an et demi, j’ai créé suffisamment de références authentiques sous ce nom pour qu’il soit vérifiable. J’ai ouvert des comptes en banque, souscrit des crédits, établi une implication dans plusieurs vrais agences de courtage – notamment avec un courtier de New York –, et c’est sous ce nom que j’ai été présenté via un informateur aux membres du cartel de Medellín. J’étais autorisé par le gouvernement à blanchir de l’argent. Il faut faire une demande officielle pour une dérogation auprès d’un procureur général, pour être autorisé à commettre un crime – le seul auquel j’étais autorisé était le blanchiment d’argent. Dans ma vraie vie, je ne ferais jamais une chose pareille.
Quand vous faites de l’infiltration de longue durée, il faut vous construire une identité proche de la vôtre.
J’avais tout inventé, jusqu’à son CV, car je savais bien qu’arriverait un moment où il me faudrait donner des détails sur son passé bancaire, professionnel et personnel. J’avais donc construit tout cela méticuleusement avec l’aide de banquiers. Certains d’entre eux faisaient partie de mes amis de lycée. J’avais 36 ans à l’époque, et je les connaissais depuis l’âge de 15 ou 16 ans. C’étaient deux très bons amis dont j’étais donc très proche et ils ont proposé de m’aider à créer des comptes, à obtenir des cartes de crédit et à élaborer un passé financier crédible pour Musella. Ils ont fait ça sans se coordonner avec leurs directions. Il y avait donc très peu de gens qui savaient que j’étais en vérité un agent infiltré. Je connaissais aussi des hommes d’affaires. Deux d’entre eux, que je connaissais depuis dix ans et qui étaient aussi des amis très proches, m’ont fait intégrer plusieurs de leurs affaires en cours. J’ai vraiment bénéficié des contributions de mes proches, contrairement aux autres agents qui doivent habituellement faire appel aux plus hauts niveaux du gouvernement. Je me suis toujours senti plus en sécurité en construisant mon identité moi-même car si j’avais laissé faire des membres hauts placés du gouvernement, je n’aurais pas eu la possibilité de vérifier si le travail avait été fait méticuleusement et je n’aurais pas su combien de personnes étaient au courant.
Par exemple, pour une fausse carte d’identité ou une fausse carte bancaire American Express, en passant par le gouvernement, il y aurait forcément eu une trace dans des dossiers, un rapport disant si le compte était à découvert, des contacts à Washington, etc. Je ne pouvais pas me le permettre. C’est pourquoi je me suis tourné vers des amis de longue date très proches de moi pour construire l’identité de « Bob » Musella. Et j’ai encore davantage gagné en crédibilité grâce aux deux informateurs avec qui je travaillais alors depuis des années, et qui étaient associés avec une des cinq grandes familles italo-américaines du crime organisé à New York : la famille Gambino. C’étaient des « associés ». Ils étaient très connus au sein des familles, mais pas pour être des informateurs, bien sûr ! Leur valeur résidait d’abord dans le fait qu’ils avaient accès à des informations que le gouvernement n’aurait jamais pu me fournir. Jamais. L’un d’eux était lié au propriétaire de la société de courtage de New York au sein de laquelle j’opérais. Et pouvoir être intégré à cette société est quelque chose que le gouvernement n’aurait jamais pu faire pour moi. Ensuite, il y avait l’apparence. L’un des types était un ancien garde du corps pour une des familles. Il suffisait de le regarder pour comprendre, sans qu’il ait besoin de dire un mot. Et avec lui dans le rôle de mon garde du corps et cousin, je suis instantanément devenu crédible. Je les ai présentés comme étant mes cousins car une partie de ma véritable famille avait été impliquée dans ce monde-là, j’ai donc évolué près de cet univers mafieux. Je n’y ai jamais pris part personnellement, mais je connaissais beaucoup de gens impliqués dans ce genre de choses, aussi j’avais un léger avantage. Quand vous faites de l’infiltration de longue durée, il faut vous construire une identité proche de la vôtre. Je suis un italo-américain de New york, j’ai un business, un passé de comptable et j’ai grandi à Staten Island, dans un quartier italien. Beaucoup de gens du voisinage étaient impliqués dans ce genre de magouilles. Je n’ai donc pas eu à lire des tas de livres pour comprendre à quoi ressemblait cet univers et comment je devais jouer mon rôle.
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ROBERT MAZUR RACONTE COMMENT SURVIVRE INFILTRÉ DANS LE CARTEL LÉGENDAIRE ↓
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret, Antoine Coste-Dombre et Servan Le Janne d’après l’entretien réalisé par Arthur Scheuer. Couverture : Robert Mazur en compagnie d’un pilote devant un Cessna Citation qu’il utilisait durant l’opération. (Crédits : Robert Mazur)