« Donne-moi un W… Donne-moi un A… Donne-moi un L… Donne-moi un M… Donne-moi un A…Donne-moi un R…Donne-moi un T… Que forment ces lettres ? Walmart ! Le Walmart de qui ? Mon Walmart ! »
Mon Walmart
La scène est étrange. Les voix ricochent du haut plafond aux rayons caverneux. Il est 8 heures du matin et l’hypermarché est encore vide. Comme chaque jour, les centaines de milliers d’autres employés, ou « associates », des 3 348 Supercenters Walmart, ceux de Bentonville (Arkansas) font la ronde dans un coin du magasin pour chanter le Walmart Cheer. Destiné à entretenir le moral des troupes, ce salut enfantin se termine avec des bras levés, des mains qui s’agitent et un grand éclat de rire forcé exprimant l’aubaine de travailler pour la compagnie. « Des nouvelles idées ? Des commentaires ? », demande le manager aux subalternes.
Bentonville, Arkansas
Crédits
Sam Walton
Fils d’agriculteurs de l’Oklahoma, ancien boyscout, Sam Walton était un homme prodigieusement ambitieux et astucieux. Avait-il cependant prévu que son modeste magasin de downtown Bentonville, aujourd’hui converti en musée, deviendrait une réussite aussi phénoménale ? Avait-il imaginé que sa famille deviendrait la plus riche des États-Unis et même du monde avec une fortune combinée de 152 milliards de dollars (quatre des quinze personnes les plus riches du monde appartiennent à la famille Walton) ? Un clan puissant et discret dont les principaux membres sont Helen l’épouse effacée mais influente, fille d’un rancher prospère, diplômée en finances, enterrée en 2007 dans l’intimité à l’âge de 87 ans ; les quatre enfants : Rob, 70 ans, Alice, 65 ans, John (décédé dans le Wyoming aux commandes de son avion expérimental en 2005), et Jim, 66 ans. Les survivants Walton contrôlent 50 % de l’empire Walmart. Mais ils mènent une vie tranquille à Bentonville. « Ils ont réussi à faire profil bas. C’est brillant », s’exclame Amy Wyatt, une attachée de presse de la compagnie. « Ils n’ont pas grandi avec une cuillère en argent dans la bouche. Lorsque Sam est devenu très riche, ses enfants étaient déjà grands », précise Jim Foster, 80 ans, qui a bien connu le patriarche et prend le frais sur la place centrale. Tous les natifs de Bentonville ont connu Sam personnellement. Ils le décrivent comme détestant l’esbroufe. Il trouvait l’étalage de mauvais goût. Sa maison était spacieuse et confortable sans être ostentatoire. Son vieux pickup Ford rouge et blanc, pièce centrale du musée, fut son unique véhicule jusqu’à sa mort.
Sam Walton dans son fief
Crédits : Janice Waltzer
Partout où ils s’installent, les Supercenters, qui ouvrent au rythme d’environ 250 par an, précipitent leurs concurrents et les petits détaillants vers la banqueroute.
Il a été estimé qu’en raison des prix continuellement réduits de ses produits, rendus possibles par une main d’œuvre bon marché des pays d’Asie et d’Amérique centrale, Walmart permet aux consommateurs d’économiser 10 millions de dollars, ou environ 2500 dollars par famille et par an – selon une étude de Global Insight.« Permettre aux familles d’épargner pour qu’elles vivent mieux » affirme l’un de ses slogans. Une formule qui a le don d’exaspérer les employés. Récemment en grève pour protester contre son salaire de 8,95 dollars/heure, la pâtissière Cynthia Brown-Elliott ironisait : « Économiser de l’argent ? Comment peut-on économiser quand on ne gagne pas assez ? Comment peut-on vivre mieux lorsqu’on est payé si chichement ? » Partout où ils s’installent, les Supercenters, qui ouvrent au rythme d’environ 250 par an, précipitent leurs concurrents et les petits détaillants vers la banqueroute. Ainsi à Las Vegas, l’arrivée d’un Supercenter a entraîné la faillite et la fermeture de 18 supermarchés et catapulté en un temps record 1 400 personnes au chômage. D’après une étude de l’économiste David Neumark, chaque emploi créé par Walmart résulte en la perte de 1,4 autre emploi dans le secteur de la distribution. Et selon un article du magazine Forbes, les employés sous-payés de Walmart coûtent 6,2 milliards de dollars aux contribuables américains en aide sociale (bons alimentaires, aides au logement et santé).
L’empire de la distribution
Et la rébellion gronde. Des dizaines de villes américaines ont refusé de laisser Walmart s’installer en leurs murs et promulgué des lois interdisant l’établissement des big box dans leur municipalité. Une moyenne de 5 000 procès sont régulièrement en cours contre la corporation, la plupart intentés par des associates contraints de travailler des heures supplémentaires non payées ou victimes de discrimination sexuelle. Des histoires d’employés obligés d’uriner sur eux faute de pouvoir faire la pause ou enfermés de force la nuit par leur managers dans un Supercenter, ont contribué à renforcer l’image négative d’une entreprise passionnément haïe par certains. « Sur 3 000 managers, il est certain qu’il y a de mauvais éléments », riposte Amy Wyatt. « Mais je peux vous assurer que de telles pratiques ne sont en aucun cas soutenues par la direction. » Ni combattues par les syndicats qui n’ont jamais réussi à s’y implanter, malgré leurs tentatives répétées. « Les organisations syndicales ne supportent pas le fait que nos salariés choisissent de ne pas être syndiqués », déclare Peter Kanelos, porte-parole de Walmart de 2001 à 2005. En réalité, les associates n’ont guère le choix : au moindre signe d’activité syndicale, « fortement déconseillée », les managers doivent appeler un numéro spécial au siège, qui dépêche alors un escadron chargé d’enquêter et de limoger les meneurs. En novembre 2013, le National Labor Relations Board a annoncé le résultat de son enquête : dans treize états, Walmart a illégalement discipliné ses grévistes.
Des associates en pèlerinage
Crédits : Walmart
Richissime, vous le prendriez sans aucun doute pour un associate du bas de l’échelle si vous le croisiez dans les rayons en bras de chemise affublé du gilet.
L’actuel patron, Doug McMillon, 48 ans, dont la rémunération pour l’année fiscale 2014 s’élevait à 25,6 millions de dollars et qui a une tête de chic type, a commencé sa carrière dans les rayons à 18 ans tout en poursuivant des études de commerce. Richissime, vous le prendriez sans aucun doute pour un associate du bas de l’échelle si vous le croisiez dans les rayons en bras de chemise affublé du gilet. Tout ça, pourtant, est un leurre. Avec son salaire de misère, le vrai pauvre type des rayons doit lui souvent recourir aux bons repas du gouvernement pour survivre. Avec ses murs délavés, son grand comptoir en formica, ses canapés de moleskine fatigués et ses rangées de chaises en plastique, le hall d’entrée du Home Office me fait penser à une salle de gare des années 1950. Des tables d’appoint sont disposées de chaque côté de la grande pièce pour recevoir les fournisseurs qui n’ont pas réussi à se faire une place dans la fameuse Suppliers alley (allée des fournisseurs), un immense couloir desservant 46 pièces spartiates où se joue le sort de milliers d’entreprises américaines sous la photo et les règles d’or de Sam Walton : « Pas de cadeaux, pas de pots de vins ». Être reçu par l’un des 2000 acheteurs de Walmart est un privilège qui se négocie âprement. Chaque jour, environ 250 fournisseurs se présentent au Home Office. Certains viennent de loin. D’autres ont fini par s’installer à Bentonville et ont ainsi contribué au développement accéléré de la ville. Avec des valises remplies de leurs produits, qui vont des jeux vidéo aux céréales, on peut les voir faire la queue devant le comptoir. De leur performance face à l’acheteur dépend l’avenir de la marque qu’ils représentent. L’impact de Walmart ne se limite pas aux produits de consommation. Son influence culturelle est énorme : elle vend ainsi 100 millions d’albums et 64 millions de livres annuels, forçant les maisons de disques et d’édition à prendre en considération les valeurs très chrétiennes de la corporation, qui refuse de commercialiser les livres, CD et DVD qui lui paraissent en contradiction avec ces valeurs. Dans les villes où Walmart a remplacé les librairies et disquaires indépendants, seuls les films, les livres et la musique approuvés par les cadres de Walmart sont disponibles aux consommateurs. Ce qui fait dire au sociologue Mathieu Deflem : « Le pouvoir de Walmart sur le public est immense et ses décisions affectent la société d’une manière inégalée. » Se rappelant sans doute les paroles de son fondateur qui répétait « Ne mettez pas en péril votre réputation. C’est une denrée précieuse. Ne mettez pas en péril votre intégrité. Ayez un nom respectable », la multinationale fait des efforts pour redorer son blason. À travers sa fondation, elle a par exemple déboursé 1,3 milliard de dollars en œuvres caritatives en 2013. On ne manque jamais de noter sa présence sur les lieux de catastrophes naturelles où elle distribue aliments et produits de première nécessité. Elle a également pris des initiatives écologiques en mettant en place une politique de développement durable. Elle s’est engagée à devenir climatiquement neutre, à éliminer le gaspillage et les déchets et en recyclant les produits électroniques. Pour tourner les esprits en sa faveur, il ne lui reste plus qu’à augmenter les salaires des plus démunis de ses employés.
Le Walmart originel
Crédits : Brad Holt
Couverture : Walmart, home office.