Narco-État
Nous nous trouvons à Bissau, capitale de la Guinée-Bissau. Les quartiers généraux de la police judiciaire, l’agence du gouvernement chargée de mener la guerre contre les drogues dans le pays, sont situés dans une rue poussiéreuse, au beau milieu de cette capitale d’Afrique de l’Ouest étonnamment silencieuse. À l’intérieur se trouve l’unique laboratoire d’analyse des drogues du pays, un ajout récent dû à l’augmentation du financement de l’Union européenne, qui vise à endiguer le flot de narcotiques qui traversent en permanence les frontières du petit État africain.
En l’absence de gardes ou de détecteurs de métaux, le laboratoire ne ressemble pas à la première ligne d’une guerre contre de violents criminels qui contrôlent un vaste trafic de cocaïne. On parle de plusieurs milliards d’euros chaque année. Mais les fonctionnaires qui y travaillent s’accordent pour dire que les fioles assorties et les équipements de test rassemblés ici représentent un premier pas important – quoique limité – dans une quête gigantesque. Il s’agit de remonter la piste des cartels sud-américains qui se sont aventurés à des milliers de kilomètres de chez eux pour établir la plaque tournante idéale dans l’un des États les plus pauvres d’Afrique. « Nous voulons réduire de 80 à 90 % le trafic de drogue qui transite par la Guinée-Bissau », me confie Sargento Natcha de sa voix douce, alors qu’il analyse un petit échantillon de cocaïne à l’aide d’un kit acheté grâce au financement des donateurs. « L’UE a promis de nous envoyer davantage d’équipement », ajoute le coordinateur du laboratoire. Mais le sort s’acharne contre Natcha et son équipe du labo. Des personnages clés du gouvernement notoirement corrompu du pays – le même gouvernement censé agir dès que le labo a une piste – sont soupçonnés de soutenir le développement du trafic de drogue. Les Nations Unies ont dit de la Guinée-Bissau, une nation pauvre d’1,7 million d’âmes, qu’elle était le premier « narco-État » d’Afrique.
On sait que pendant des décennies, l’élite au pouvoir a ouvert les portes du pays aux barons de la drogue d’Amérique du Sud, qui l’utilisent comme base pour acheminer de vastes quantités de cocaïne en Europe, d’après les Nations-Unies. 60 % de la cocaïne consommée en Europe occidentale transiterait par l’Afrique de l’Ouest. Les routes varient : certaines drogues sont transportées à travers le Sahara – en passant par le Mali, la Mauritanie, l’Algérie, le Maroc et jusqu’en Europe du Sud – tandis que d’autres cargaisons franchissent l’Atlantique en partance pour les États-Unis. Dans les deux cas, la Guinée-Bissau est une plaque tournante essentielle du trafic. Un rapport de l’ONU datant de 2012 estime que 50 % des barons de la drogue colombiens ont des bases en Guinée-Bissau, où ils opèrent aux côtés de membres du tout-puissant cartel mexicain de Sinaloa. Le rapport estime que cette année-là, ils faisaient entrer une tonne de cocaïne dans le pays par les airs… chaque nuit.
La plaque tournante
Les experts sont d’avis que si les trafiquants ont autant la mainmise sur cette petite nation d’Afrique de l’Ouest, c’est en partie à cause de son instabilité politique persistante. Depuis son indépendance en 1974, l’armée a participé à neuf coups d’État ou tentatives de coups d’État, et aucun leader politique élu n’est allé au bout de son mandat. L’actuel président José Mário Vaz a limogé deux Premiers ministres au cours de l’année 2015, aggravant encore la crise politique qui a renforcé la détermination des hauts gradés de l’armée à assurer la protection du trafic de cocaïne, ce dernier représentant une source essentielle de revenus. « Durant la dictature militaire (qui a duré jusqu’en 1994, nda), l’armée était utilisée pour garantir les bénéfices issus du trafic de drogue », m’explique Miguel Trovoada, qui dirige le Bureau intégré des Nations Unies pour la consolidation de la paix en Guinée-Bissau, ajoutant que le désir de prendre le contrôle du trafic de drogue favorise depuis lors l’instabilité politique. « À chaque coup d’État, l’armée n’a pas pris en charge les responsabilités gouvernementales, elle les a laissées à d’autres. »
La majeure partie de la classe dirigeante du pays est à présent soupçonnée de tremper dans le trafic de drogue, formant ce que Mark Shaw, professeur de criminologie à l’université du Cap en Afrique du Sud, appelle un « réseau de protection d’élite » pour les cartels. Les hauts responsables militaires, tout particulièrement, garantissent la sécurité et assure la logistique des cartels de la drogue sud-américains en l’échange d’argent et de drogue, d’après Shaw. Les exemples d’officiers militaires corrompus ne tarissent pas : En 2013, l’ancien chef de l’état-major, le général Antonio Indjai, a été accusé par un grand jury fédéral de New York d’essayer d’importer de la cocaïne aux États-Unis – accusations qu’il a niées. Il vit aujourd’hui en homme libre en Guinée-Bissau. De la même manière, l’ancien chef de la marine José Américo Bubo Na Tchuto a été capturé durant une opération de la DEA américaine en 2013. Un an plus tard, il a plaidé coupable aux accusations qui pesaient contre lui d’importation de narcotiques, incluant de la cocaïne, aux États-Unis. La communauté internationale s’est progressivement intéressée au problème. Les États-Unis, l’Union européenne et les Nations Unies, en particulier, ont investi des milliards de dollars ces dernières années pour lutter contre le trafic de drogue et financer le développement en Guinée-Bissau. Outre le laboratoire de Natcha, les fonds ont permis d’aider à mettre en place une unité de lutte contre le crime transnationale qui prête main forte au département anti-corruption du gouvernement, d’après Mário José Maia Moreira, le représentant de l’Office contre la drogue et le crime des Nations Unies (ONUDC) en Guinée-Bissau. Moreira ajoute que son bureau travaille aussi à l’obtention de bateaux qui pourront être utilisés pour réaliser des saisies, car les unités de lutte contre la drogue du pays n’ont pas pour le moment de navires opérationnels.
Mais les progrès peinent à venir. Moreira estime que des dizaines de tonnes de cocaïne transitent toujours par la Guinée-Bissau chaque année, un nombre plus bas que par le passé, mais toujours plus élevé que « le budget militaire annuel de bien des pays d’Afrique de l’Ouest ». Cette année, seuls 11 kilogrammes de cocaïne ont été saisis pour le moment – une fraction infime de la quantité astronomique de drogue qui transite chaque année par le pays jusque dans les pays européens. « Si vous étiez un narcotrafiquant d’Amérique du Sud, pourquoi ne choisiriez-vous pas la Guinée-Bissau, compte tenu du système et de la fragilité du pays tout entier ? » reconnaît Moreira. « Les autorités sont toujours très fragiles en termes de ressources. »
L’île des narcos
Un récent rapport de la Jane’s Intelligence Review, revue sur le renseignement militaire de réputation internationale, confirme l’analyse de Moreira. En plus d’accuser ouvertement l’armée d’être « complice » du trafic de drogue, le rapport conclue que la Guinée-Bissau « reste une plaque tournante importante du trafic de drogue en Europe, en dépit des initiatives de lutte contre la drogue mises en place par les Nations Unies et d’autres organisations internationales ».
La faiblesse des États ouest-africains comme la Guinée-Bissau continue d’attirer les trafiquants.
En dehors de la capitale du pays, les passeurs de drogue opèrent pratiquement sans être inquiétés par les autorités. Dans le village de pêcheurs de Kassumba, un repère de contrebande notoire près de la frontière avec la Guinée, on ne voit nulle part de forces de police. Les plages de sable blanc et les rangées de palmiers donnent une impression de calme, mais la réalité est toute autre : D’après Moreira, de l’ONUDC, les trafiquants jettent des paquets scellés contenant de petites quantités de cocaïne dans les eaux côtières des environs. Les paquets sont ensuite repêchés par les pêcheurs locaux et transmis à des responsables militaires ou des politiciens, qui veillent sur la sécurité de leur transport jusqu’à Bissau. Les membres des services de sécurité qui ne font pas partie du trafic officiel restent terriblement sous-équipés pour lutter contre. Sur l’île de Bubaque, dans les îles Bijagos, un archipel largement inhabité tenu pour être un repère de trafiquants situé à cinq heures de bateau de Bissau, un soldat du nom de Djibril Sanha a été chargé de combattre le trafic de drogue et la pêche illégale, sans qu’on lui ait donné les moyens de le faire. « Nous n’avons pas de bateaux, pas d’appareils de communication, seulement nos téléphones mobiles », me confie-t-il lors d’un entretien. « Je ne comprends pas ce que je fous là. C’est comme d’avoir une tête et un estomac, mais pas de jambes. »
Malgré les milliards d’euros dépensés au cours de la dernière décennie par les donateurs internationaux, la faiblesse des États ouest-africains comme la Guinée-Bissau continue d’attirer les trafiquants opportunistes. La plupart des financements ont simplement été avalés par les fonctionnaires corrompus présents dans la partie. Et une bonne part de l’argent qui avait été promis n’a jamais été déboursé, justement par peur que ce genre de choses n’arrive. Pendant ce temps-là, la collaboration entre les trafiquants de drogue et le gouvernement s’est faite plus étroite, à en croire certains responsables des Nations Unies.
De retour au laboratoire d’analyse des drogues de Bissau, l’ampleur du défi qui attend les fonctionnaires comme Natcha est clairement affichée. Le coordinateur me présente une liste de noms de trafiquants qui ont été arrêtés à l’aéroport en 2015 avec de la cocaïne dans leurs estomacs : aucun d’eux ne transportait plus de 2,5 kilogrammes. Mais, plus important encore, aucun d’eux n’avait d’affiliation connue avec le gouvernement.
Traduit de l’anglais par Alexis Gratpenche d’après l’article « How Not to Fix an African Narco-State », paru dans Foreign Policy. Couverture : Une saisie de drogue en Guinée-Bissau en 2012, par Joe Penney. Création graphique par Ulyces.