Il y a quelques semaines, à l’heure du déjeuner, une Américaine appelée Deb me confiait qu’elle n’aime pas conduire ici car elle trouve les conducteurs libériens agressifs et nerveux. Elle avait ce ton râleur unique, propre aux étrangers. Je n’ai rien répondu. Le truc, c’est qu’elle n’a rien compris. La conduite ici est certes difficile, mais elle n’a rien d’agressif. En vérité, tout le monde est très sympathique. En deux mois, une seule personne m’a regardé un peu méchamment. À la maison, je n’ai pas encore quitté mon allée qu’on m’a fait trois doigts d’honneur. On pourrait dire des conducteurs libériens qu’ils sont complètement, imperturbablement fous à lier. Mais sûrement pas agressifs. En réalité, le conducteur le plus intimidant de Monrovia n’est même pas libérien : il est philippin et il travaille pour l’ONU.
Cass est un grand mécanicien échevelé, aux yeux exorbités et cependant profondément stoïque, originaire de l’île de Mindanao aux Philippines. Il parle un anglais morne et saccadé dans lequel les f deviennent des p, et les he se changent en she. Il y a quelque chose dans son gros visage vide et amical, qui me rappelle ma grand-mère. La quasi-totalité du personnel de la mission connaît Cass, car il s’occupe du transport. Et si vous avez besoin d’un permis pour conduire l’un des gros 4×4 blancs aux flancs frappés du sigle « UN » (ONU, ndt), il vous faudra passer deux tests avec Cass. Le premier est un test de compétences de base. Il suffit de répondre à quelques questions à propos du code de la route et de réaliser quelques créneaux. Si vous réussissez, vous recevez un permis qui expire au bout de trente jours. Pour le rendre permanent, il est impératif de suivre la formation 4×4.
La meilleure défense, c’est l’attaque
Ma première véritable expérience de la circulation à Monrovia était un voyage depuis le QG de l’ONU, au Pan African Plaza, jusqu’au centre logistique de l’institut de Starbase, pour passer l’examen écrit. Cass était au volant, prodiguant des conseils sur la façon de ne pas faire glisser l’embrayage et comment monter dans les tours avant de changer de vitesse. Il nous abreuvait sans interruption d’un baratin laconique, rempli d’informations et de détails sur la voiture.
Certaines parties de Monrovia ont l’air d’avoir été construites il y a 200 ans, puis laissées pourrir avant d’être avalées par la terre.
C’est un trajet d’environ sept kilomètres. Dans la plupart des villes du monde, on s’attendrait à ce que cela prenne une vingtaine de minutes, grand maximum. Pas ici. Non, ici, la route jusqu’à Starbase peut engloutir tout un après-midi. Et le temps de grimper les quelques centaines de mètres qui vous séparent du sommet de la colline et passer l’université, votre santé mentale a été mise à plus rude épreuve qu’après une année entière passée à conduire dans votre ville de tous les jours. De petits taxis jaune vif entrent et sortent de leur file à pleine vitesse, comme des colibris alcoolisés. Nombre d’entre eux arborent sur leur vitre arrière un nom ou un slogan peint en grosses lettres aguicheuses (« Le Seigneur est Un » ; « Mon premier amour (#2) » ; « Ça ira mieux » ; « Dieu avant tout » ; « Point de paix pour les méchants » ; « L’heure de Dieu est la meilleure »). De jeunes enfants s’accrochent à de vieilles motos sans se soucier des risques, passant nonchalamment d’une file à l’autre en coupant soudainement la route pour s’infiltrer dans le moindre interstice, ou surgissant devant vous en plein virage. Il y a aussi les motos-taxis couverts, qui zigzaguent insouciamment entre les voitures tels des enfants descendant une colline à vélo. Les camions d’approvisionnement roulent au pas, leur carcasse essaimant des morceaux de métal, quand ce n’est pas leur chargement qui penche dangereusement sur le côté. Des pickups aussi amochés et usés que des boxeurs clandestins dérivent au milieu de la route, chevauchant deux files, dans lesquels des hommes et de jeunes garçons s’entassent en allant au travail. Sans oublier les nombreux 4×4 blancs trop larges pour les routes, estampillés des logos des organisations internationales.
Et tout ce spectacle peut s’arrêter soudainement quand débarque l’une des escortes armées des dignitaires nationaux et internationaux, quand traverse un petit groupe de piétons intrépides, ou de jeunes vendeurs à la sauvette. Leur stock comprend tout et n’importe quoi : eau, pain, barres chocolatées, poulets vivants tenus la tête en bas, ainsi que d’énormes poissons argentés couverts de sang. Et pour ne rien gâcher, vous ne savez jamais quand une voiture apparaîtra sans crier gare, dévalant votre file dans le mauvais sens, sans montrer aucune intention de s’arrêter. Les routes libériennes sont ravagées, truffées de nids-de-poule et crevassées. Durant mon court séjour ici – alors que je conduisais en plein cœur de la ville –, j’ai dû me frayer un chemin dans de l’eau à hauteur de taille, et j’ai contourné un bloc de roche qui avait roulé depuis un terrain vague et navigué à travers de grandes étendues de boue et de sable. Certaines parties de Monrovia ont l’air d’avoir été construites il y a 200 ans, puis laissées pourrir avant d’être avalées par la terre. Parfois, au détour d’un virage, vous vous retrouvez subitement dans l’impasse d’une route qui semble s’écrouler dans la mer. Alors votre souffle est coupé, pas seulement par l’arrêt brutal, mais parce que la côte ici est l’une des plus belles choses qui soit : une étendue de plages dont les vagues gigantesques viennent s’écraser sans trêve contre la roche, des corbeaux pie africains planant contre le vent par plaisir, des canoës aux voiles carrées voguant au large.
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J’ai suivi ma formation 4×4 quelques semaines seulement après avoir passé le premier test. Je suis arrivé au centre de transport à 8 h 30 et me suis mêlé à un groupe de quinze policiers chinois. J’avais passé quelques temps avec eux la semaine précédente lors de la première étape. Il y a beaucoup de ressortissants chinois ici à l’ONU. C’est un réel changement par rapport à la dernière fois où j’ai travaillé pour une mission de maintien de la paix. Le monde a changé. La Chine a une présence considérable dans tout le pays. Leur ambassadeur est actif et fait entendre sa voix dans la communauté internationale. Quand Cass m’a aperçu, il m’a lancé les clés de sa voiture. « Tu conduis ma voiture, d’accord ? Je dois conduire le bus. »
« Conduire sur la route est dangereux. » — Cass
Peut-être que cela en dit long sur le vide abyssal qu’a été ma vie jusqu’à maintenant, mais j’ai rarement été aussi fier. Ou aussi nerveux. Si je le perdais en route ou si j’avais un accident, je ne m’en serais jamais remis. Nous nous sommes engagés dans les rues et je lui collais au train. Mais la philosophie de Cass est simple : la meilleure défense est l’attaque. Le bus se faufilait gracieusement dans la circulation, à grande vitesse, s’insérant dans l’une ou l’autre file, selon qu’elle lui offrait plus de place. Même à 45 km/h, la voiture dans laquelle je me trouvais vibrait bruyamment. C’était si horrible que j’ai pensé qu’un pneu avait crevé jusqu’à ce que Cass, sachant que cela arriverait, m’appelle sur mon portable pour m’expliquer le problème. Quand nous sommes enfin arrivés à destination, un camion est venu et a remorqué la voiture que j’avais conduite. Cass m’a gratifié d’un haussement d’épaules familier : « Conduire sur la route est dangereux. »
La carrosserie tremble
Le centre de formation 4×4 est un hangar sans toit, abritant des papillons de nuit, des moustiques, d’énormes cafards, quelques moineaux bigarrés et l’épave rouillée d’une Nissan Patrol. Devant ce mastodonte d’acier, Patrick, un agent des transports venant du Kenya, nous a expliqué le fonctionnement du moteur et le système quatre roues motrices. Tous les quarts d’heure environ, Cass apparaissait et nous interrompait. Il prenait alors deux fois plus de temps que Patrick pour nous expliquer en détails exactement la même chose. J’en sais désormais plus sur les voitures que je ne l’imaginais possible. Vous voulez savoir la différence entre le différentiel arrière coupé et les roues avant bloquées ? Vous n’avez qu’à me demander.
Au milieu de l’explication sur l’utilisation du réservoir d’essence de réserve, Cass a reçu un coup de téléphone. Il l’a regardé et a réfléchi avant de décrocher. Puis il a raccroché et le téléphone a sonné à nouveau. Là encore, il a pris l’appel et a parlé pendant dix bonnes minutes alors que nous étions tous là à attendre. Il avait commencé à pleuvoir. C’était une petite pluie selon les standards libériens, mais assez pour que nous soyons tous trempés. Rien qui ne presse Cass. Nous étions déjà là depuis deux heures. Qu’il a rallongées de trente minutes pour nous apprendre les symboles affichés sur le côté conducteur du tableau de bord. Au cas où vous vous poseriez la question, quand la petite burette s’allume, c’est que le niveau d’huile est bas. La piste d’entraînement faisait environ la taille d’un terrain de football. Elle était recouverte de sable mou et une étroite crique la coupait en deux. Après quelques faux départs, Cass s’est assis sur le siège passager et quatre officiers de police chinois se sont entassés dans l’habitacle. La voiture a fait un tour complet de la piste avant de s’arrêter pour laisser le conducteur sortir afin que l’un des passagers ne le remplace sur le siège conducteur et qu’une personne faisant la queue à l’extérieur ne rejoigne les passagers. La voiture avait fait trois ou quatre tours lorsque j’y ai pris place. Cass mangeait un sandwich. Il fourrait un morceau de pain dans sa bouche en même temps qu’il expliquait quoi faire au conducteur. Il avait l’air tout à fait calme. Sa voix était aussi morne que d’habitude. Le conducteur a démarré et il a mis du temps à passer la vitesse supérieure. La carrosserie a commencé à trembler.
Le conducteur a bien passé la première, mais il était de toute évidence trop terrifié pour passer la seconde. De quoi rendre Cass furieux.
Cass s’est alors penché sur le conducteur et a crié : « CONTRÔLE TON ACCÉLÉRATION ! » La voiture a calé. Le conducteur l’a démarrée à nouveau. Une fois encore, il a rencontré des difficultés et la voiture a recommencé à tressauter. « CONTRÔLE TON ACCÉLÉRATION. L’EMBRAYAGE ! RELÂCHE L’EMBRAYAGE ! CONTRÔLE TON ACCÉLÉRATION ! » La voiture a calé à nouveau. Cette fois, le conducteur lui a fait passer la première, mais il a brouté pour aller en seconde. Cass lui a ordonné de s’arrêter et l’a envoyé s’asseoir à l’arrière. Un autre policier chinois a pris le volant et a débuté un autre tour. Ça secouait à l’arrière, nous nous cognions les uns aux autres. Nos têtes tapaient contre le plafond. C’était comme être dans des montagnes russes. Le conducteur a bien passé la première, mais il était de toute évidence trop terrifié pour passer la seconde. De quoi rendre Cass furieux. « PASSE LA SECONDE ! CONTRÔLE TON ACCÉLÉRATION. EMBRAYAGE ! CONTRÔLE TON ACCÉLÉRATION ! » Et puis ça a été mon tour. Il régnait un silence de mort dans la voiture. Les cris de Cass avaient mis tout le monde mal à l’aise. Était-il en colère ? Il en avait tout l’air. Comme si nous ne l’écoutions pas. Mais qu’est-ce que cela voulait dire, de « contrôler ton accélération » ? Accélérer ? Ralentir ? Maintenir la même vitesse ? Freiner ? Embrayer ? Enclencher les essuie-glaces ? Le choix des mots était indéniablement précis, mais leur signification n’aurait pas pu être plus vague.
J’ai mis la ceinture, ajusté mes rétroviseurs et j’ai démarré la voiture. J’avais passé des examens plus difficiles que Cass. À la maison, ma petite sœur m’avait appris comment conduire une manuelle dans des ruelles malfamées. Elle criait des choses bien plus spécifiques. J’avais fait caler ma Jetta Diesel 1989 au beau milieu d’une artère engorgée par un jour d’été brûlant, un policier m’avait alors ordonné de la laisser reprendre le volant. Sans compter que sur les veaux que l’ONU nous donne à conduire, les boîtes de vitesses sont si mauvaises que vous avez à peine besoin de l’embrayage. Je me sentais en confiance et, sans surprise, je lui ai fait passer la seconde en roulant autour de la piste. Mis à part la position de ma main, Cass était assez content. Il m’a même laissé faire un deuxième tour. J’ai dû attendre une heure de plus que le reste du groupe finisse le test. Cass n’a pas cessé un instant de crier. Je pouvais le voir à travers la vitre. Après avoir fini son sandwich, il a ouvert une bouteille d’eau.
Avant qu’il ne soit trop tard
C’était il y a deux mois. Tellement de choses se sont produites depuis. La pression que le pays subit est incroyable. Vous pouvez sentir les fondations déjà branlantes qui soutiennent la société grincer, chanceler et crouler sous le poids. Le virus Ebola a dévasté l’endroit. Il a tout changé. Le système de santé est en ruines. Les personnes atteintes du virus Ebola n’obtiennent pas de lit. S’ils ont de la chance, ils peuvent gagner une tente de confinement dans l’enceinte de l’hôpital et attendre un traitement. Les gens restent donc chez eux. Ou sont jetés à la rue. Il peut s’écouler des jours avant que les corps ne soient enlevés. Les commerces ferment leurs portes, certaines parties du pays sont privées de nourriture, les forces de sécurité sont déployées et des rapports de passages à tabac, de violences et de corruption affluent de tout le pays. Nous sommes au bord d’une crise humanitaire sévère et durable que nous n’avons pas les moyens de gérer. Et personne ne veut venir ici nous apporter de l’aide. Du moins pas en nombre suffisant. S’il était question d’un tremblement de terre qui avait tué plus d’un millier de personnes et en avait blessé autant, les rues grouilleraient de travailleurs étrangers. Ici, dans le meilleur des cas, cinq fois plus de personnes mourront.
Au beau milieu de tout cela, bien sûr, il y a les Libériens. Ce qu’ils ont dû endurer au cours de leur histoire est innommable. Et maintenant, il y a cette horreur. Ce sont des gens intelligents, travailleurs, enthousiastes, un tant soit peu prudents, bavards et vifs d’esprit. Et ils sont magnifiques. Il est fréquent de voir des mannequins marcher dans la rue en vendant des cacahuètes ou des bananes, et des acteurs hollywoodiens aux mentons saillants et aux épaules larges conduire des taxis. Et les Libériens sont un peuple extrêmement fier. J’ai entendu un employé étranger du personnel de l’ONU dire à une employée libérienne qu’il voulait qu’elle essaye de faire les choses de la façon qu’il suggérait. Elle lui a lancé un regard qui l’a fait reculer d’un pas. « Ne dis pas que je n’essaye pas. J’essaye. » Cette fierté est puissante. C’est une force. Elle est louable. Au niveau de la communauté, elle aide à protéger les familles. Les voisins veillent sur les voisins, contrôlant les allées et venues, s’assurant qu’on s’occupe des personnes malades et vulnérables. Mais cette même fierté pourrait bien foutre en l’air la lutte contre le virus Ebola. Le gouvernement ne sait plus quoi faire, il est à court d’idées, en manque critique de ressources. Il a besoin d’aide, mais il ne veut pas lâcher les rênes et n’appellera pas de renforts. Mais si les renforts ne rappliquent pas bientôt, les conséquences pourraient être rien moins que catastrophiques.
Cass avait l’air fatigué. Il m’a dit qu’il allait partir d’ici quelques jours mais qu’il avait peur que le vol soit annulé.
Connaissez-vous cette vieille métaphore de la grenouille dans l’eau bouillante, qui ne se rend pas compte que la température augmente avant qu’il ne soit trop tard ? Ce n’est pas du tout le cas ici. On peut le sentir, et ressentir chaque nuance de chaque degré. La paranoïa, la nervosité et l’agitation atteignent déjà des pics et augmentent de jour en jour. Les travailleurs étrangers ne sont pas immunisés contre la pression. C’est moins rationnel pour nous. Aucun membre international de l’ONU n’a été infecté ou ne s’est trouvé dans une situation à risque réelle. Mais on s’approche de plus en plus. Les rumeurs courent à une vitesse quasiment incontrôlable. L’hypothèse selon laquelle certains pays vont rapatrier leurs ressortissants prend de l’ampleur. Des gens prennent des congés et ne reviennent pas. De nombreuses compagnies aériennes ont annulé leurs vols au départ ou à l’arrivée du pays. Nous travaillons dans des conditions étranges. Les bureaux ont dédoublé les équipes afin de minimiser le nombre de personnes travaillant dans un même espace. Certains membres du personnel ont été désignés comme n’étant pas essentiels et ont été renvoyés chez eux ou réassignés ailleurs. L’entrée du bâtiment des Nations Unies nous est interdite si notre température corporelle n’est pas inférieure à 37,5 degrés. Les gens sont plus qu’angoissés. Beaucoup ne veulent plus quitter le bâtiment ni être en contact avec les partenaires locaux. Je me suis rendu à un dîner l’autre soir durant lequel les serveurs portaient des masques et des gants en latex.
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Je vois Cass plusieurs fois par semaine, dans l’enceinte du bâtiment ou dans la rue. Je l’ai croisé la semaine dernière au café situé au pied du Pan African Plaza. Il avait l’air fatigué. Il m’a dit qu’il allait partir d’ici quelques jours mais qu’il avait peur que le vol soit annulé. Il craignait qu’il n’y ait quelqu’un de contagieux à bord de l’avion. Et s’il ne pouvait pas rentrer aux Philippines ? Et s’il était arrêté à l’une des escales ? Devrait-il revenir ici ou rester davantage ? Il n’arrivait pas à dormir. Il n’arrivait pas à manger. Je l’ai regardé. Je voulais le réconforter, il avait l’air tellement désemparé. La seule chose que je trouvais à dire était : « Contrôle ton accélération. » Mais je n’ai rien dit.
[Certains noms de cette histoire ont été changés]
Traduit de l’anglais par Marine Périnet et Nicolas Prouillac d’après l’article « Control Your Acceleration », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Parking de la Mission des Nations Unies au Libéria (MINUL), par Erik Hersman.