La tournée balte

Riga rapetisse dans le rétroviseur à mesure que le bus poursuit sa route vers le nord. Les forêts de pins lettones défilent rapidement sous un ciel où s’entassent de gros nuages gris. Assis à l’arrière du bus, Oleg Kuryan n’en a que faire. Pour l’instant, il est en mode « crise ». Juste avant que le bus ne quitte la capitale, il a reçu un email automatique lui indiquant que son site internet était en panne. Ses données biélorusses ne fonctionnent plus depuis que le bus a pénétré dans l’Union européenne et il ne peut appeler personne, puisque ses deux collaborateurs sont assis avec lui dans l’allée. « Voilà déjà une chose qu’on aura appris de ce voyage », dit Kuryan. « Il nous faut toujours au moins une personne qui reste sur place. »

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Le bus part du centre de Minsk
Crédits : Andrew Curry

Kuryan se lève et s’avance alors vers la seule personne qui possède un réseau solide : moi. Je lui tends mon iPhone et Kuryan se met au travail, énumérant certains des défis auxquels sont confrontés les entrepreneurs biélorusses tout en pianotant sur mon smartphone. « Le gouvernement s’est focalisé sur l’aide aux entreprises d’État, même si elles ne rapportent pas – des tracteurs, des grosses machines. Nous vivons en vase clos. Nous n’entretenons pas de bonnes relations avec les marchés européen et américain à cause de notre gouvernement », dit-il. Et pourtant, à l’instar de n’importe quel créateur de startup ailleurs sur la planète, Kuryan, 29 ans, déborde d’optimisme. Parce qu’en Biélorussie comme au cœur de la Silicon Valley, la meilleure méthode pour échouer est encore de se dire que l’échec est inévitable. « Où qu’on vive », philosophe Kuryan, « il est possible de gagner de l’argent. » Malgré tout, ce n’est pas facile. C’est la raison pour laquelle récemment, quelques dizaines de jeunes entrepreneurs ont embarqué à bord d’un bus dans le centre-ville de Minsk, pour aller voir à quoi ressemblent les nouvelles technologies au-delà de la frontière biélorusse. Baptisé « Tournée en Terre Balte », le voyage doit les mener de Minsk jusqu’à Helsinki en Finlande puis retour en Biélorussie, tout ça en moins d’une semaine. Sur le trajet, des arrêts sont prévus en Lituanie, en Lettonie et en Estonie – trois des pays d’Europe qui connaissent la plus forte croissance économique et un dynamisme sans précédent. Pour eux, le but est de trouver des partenaires  autant qu’un soutien moral. La plupart des trente entrepreneurs à bord ont déboursé la coquette somme de 325 dollars – l’équivalent de plusieurs semaines de salaire pour un Biélorusse moyen – pour être de la partie.

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Une partie de l’équipe biélorusse et l’auteur, à droite
Crédits : Lena Drozdova

Le programme, jusqu’ici, s’est avéré musclé : un départ avant l’aube, une attente interminable à la frontière, un après-midi passé à se faire des relations en Lituanie, et un entraînement aux sessions de pitch dans un grenier transformé en espace de travail communautaire le lendemain soir à Riga, en Lettonie. Pour certains, c’est la première fois qu’ils font une présentation en anglais, ou ailleurs qu’en Biélorussie – voire une présentation tout court. L’entreprise de Kuryan, Boostant (« “Boost”, comme booste ton business », m’explique Kuryan, « et “ant” pour fourmi, un insecte qui travaille dur »), organise des concours sur les réseaux sociaux pour des agences marketing. Kuryan est un commercial né, au maximum de sa confiance en lui. Il a même essayé de caser des rendez-vous business supplémentaires avec des entreprises de marketing en Lettonie et Lituanie, en plus du programme déjà chargé de la semaine. Son héros, c’est Elon Musk, l’entrepreneur hors-norme. Son but, d’aller un jour dans l’espace. Lorsque je lui fais remarquer que le monde des startups web n’est peut-être pas la meilleure voie pour ça, Kuryan s’agace. Il me répond qu’au contraire, peut-être que le fait de venir d’une ancienne république soviétique, répressive et appauvrie, constitue un avantage. « Ce que j’aime en Biélorussie, c’est que notre champ d’action est limité », dit-il. « Les Biélorusses sont toujours en train de chercher un nouveau hack, un moyen de faire du fric à partir de rien. On fait ça tout le temps. »

Le club d’affaires

La « République de la pomme de terre » de Biélorussie n’est pas le paradis des entrepreneurs, loin de là. Le pays est accusé d’être la dernière dictature d’Europe, un vestige exsangue de l’ère soviétique dont le président est en place depuis 1994, en grande partie grâce à un KGB très actif dans le pays, toujours prompt à intimider et persécuter les opposants. La Biélorussie se classe parmi les pays les plus corrompus au monde, et 80 % de son économie est détenue par l’État.

Lorsqu’il s’agit de savoir-faire technologique, la Biélorussie n’a rien d’un trou perdu.

Il n’est pas étonnant, de ce fait, que les législateurs comme les citoyens accueillent les startups tech et les petites entreprises avec un brin de scepticisme. Cela dit, cette attitude ne fait pas l’unanimité. Ces dernières années, une petite communauté d’entrepreneurs a grandi, bien déterminée à tenter d’exploiter un vivier d’informaticiens talentueux pour promouvoir le monde des startups dans le pays. Leur objectif est de changer l’état d’esprit du monde des affaires biélorusse – et peut-être aussi sa politique. Ce n’est peut-être pas gagné, mais le pays jouit d’un atout considérable : lorsqu’il s’agit de savoir-faire technologique, la Biélorussie n’a rien d’un trou perdu. Autrefois membre de l’Union soviétique, la Biélorussie abritait un des parcs industriels militaires les plus sophistiqués, de l’optique à l’électronique en passant par l’informatique. Pour alimenter la demande en ingénieurs, le système éducatif de l’ère soviétique a mis l’accent sur les sciences, la programmation informatique et les maths, avec des écoles biélorusses – telles que l’université d’État d’Informatique et de radioélectronique – comptant parmi les plus réputées du bloc communiste. Et puis l’Union soviétique s’est effondrée, se divisant en républiques qui ont alors dû avancer seules dans le monde post-communiste. Le système éducatif biélorusse est l’un des atouts dont le pays a hérité, lorsqu’il a acquis son indépendance en 1991. Ses universités et ses écoles techniques, qui faisaient autrefois la fierté de l’Union soviétique, forment toujours aujourd’hui des milliers d’ingénieurs et de programmeurs chaque année. Mais sans esprit d’entreprise, ce savoir-faire technique n’a pas su créer un pôle de startups digne de ce nom. La Biélorussie, comme beaucoup de ses voisins d’Europe de l’Est, est devenue le lieu de prédilection des compagnies européennes et américaines désireuses de sous-traiter les basses besognes liées au web ou aux applis.

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Dmitry Dudin pendant un pitch
Crédits : Lena Drozdova

Ironie du sort, le fait d’avoir attiré des intérêts étrangers a possiblement contribué à reléguer la pépinière de startups du pays au second plan. Des programmeurs de talent peuvent gagner quatre fois le salaire moyen biélorusse en travaillant comme sous-traitant. Prendre des risques fait peur. Le pays ne possède pas de firmes importantes, prêtes à prendre des risques pour investir gros. « En Biélorussie, il y a une culture de la sous-traitance. On travaille pour quelqu’un, on est payé pour ça. Nous sommes pauvres, et nous travaillons pour des pays riches. On code, mais on n’est pas propriétaires du programme », m’explique Dmitri « Dima » Dudin, un trentenaire idéaliste dont les baskets Vans et le sweat à capuche noir trahissent ses deux années passées à concevoir des systèmes de radar pour l’armée biélorusse. « On fonctionne ainsi depuis dix ans, il est difficile de changer les mentalités. » Imaguru, un solitaire déterminé ayant créé une pépinière de startups à Minsk, organise le voyage et espère bien que des événements tels que la tournée balte pourront aider à faire évoluer le paysage politique moribond du pays. « Vous avez lu 1984 de George Orwell ? Nous sommes en plein dedans », déclare Ksenia Maksimava, la toute frêle employée de 23 ans qu’Imaguru a engagée pour veiller à ce que le planning de la tournée soit respecté. « Être une entreprise qui essaie de développer l’entrepreneuriat en Biélorussie est déjà en soi une forme d’opposition au régime. » En novembre 2013, Imaguru a ouvert un espace innovant de travail coopératif de 9 000 mètres carré, le premier en Biélorussie, dans un bâtiment qui abritait autrefois une usine fabriquant des viseurs pour l’Armée rouge. Le propriétaire tout comme les autorités se sont montrés pour le moins réticents – ils n’avaient jamais entendu parler de co-working. Après six mois de bataille bureaucratique, ils se sont résolus à appeler ça un « club d’affaires » pour être sûrs d’obtenir les autorisations nécessaires. « Nous essayons de transformer la société à travers le monde des affaires, nous essayons d’améliorer notre pays », confie Maksimava. « Je suis optimiste. Il faut l’être pour survivre. »

AppCampus

Le soleil se couche sur Tallinn, en Estonie, une ville réputée pour ses succès technologiques – le plus célèbre étant Skype –, tandis que le bus se gare devant la résidence de l’ambassadeur américain. Le groupe de jeunes gens qui se répand alors dans l’obscurité du parking ressemble à un essaim d’abeilles survolté. La Biélorussie n’a pas eu d’ambassadeur américain depuis 2008. Sur ordre du gouvernement biélorusse, seuls cinq diplomates américains sont autorisés dans le pays en même temps. Maksimava sort de la soute des cadeaux symboliques. « Nous lui donnons des cadeaux dans l’espoir qu’il nous donne à manger », dit Kuryan en tirant une bouffée sur sa cigarette. « Et des visas ! »

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Crépuscule sur Tellinn

À l’intérieur, des chaises ont été installées en rangs serrés dans l’entrée. Le principal intervenant de la soirée est un juriste spécialisé en droit contractuel de la Silicon Valley. Il lit ses notes, à grand renfort de termes tels que « lancement de la société-mère », « transactions modulables » et « chemin d’exécution » devant un auditoire de Biélorusses perplexes. « Il faut que vous fassiez attention aux problèmes de taxes », dit-il. « Il faut que ce soit réglé avant que les juristes américains ne s’en mêlent. » Puis les aspirants entrepreneurs se retrouvent pour discuter autour des chips en sauce tant  attendus. Avocats et lois américaines sur les taxes semblent déjà loin. « Nous n’avons pas le droit de créer une entreprise ou d’ouvrir un compte bancaire sans l’aval de la banque nationale », me dit Kuryan. C’est un frein majeur, quand on sait que l’inflation peut atteindre 50 % par an, rendant le rouble biélorusse aussi valable que de la roupie de sansonnet. La présentation de la loi sur les taxes frappe certains comme étant subversive. « Je n’ai entendu parler que d’argent, encore d’argent, de taxes et encore de taxes, et encore et toujours d’argent », dit Dudin. « Ce type nous expliquait comment contourner les taxes américaines, avec l’ambassadeur assis juste à côté. Comment c’est possible ? » Plus tard cette nuit-là, autour d’un plat de lasagnes réchauffé au micro-ondes dans la cuisine d’un hôtel de Tallin, Dudin me confie qu’il a été choqué de découvrir que l’homme chargé de prendre les manteaux et d’installer les chaises pliantes tandis que tout le monde arrivait n’était pas un majordome mais un diplomate américain. Il semble aisé de faire sortir les gens de Biélorussie, mais il faudra plus qu’un voyage en bus pour changer leur mentalité.

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La vie de startup
Crédits : Andrew Curry

Prochain arrêt : la Finlande, à trois heures de ferry de l’autre côté de la mer Baltique. Arrivés à l’AppCampus, une pépinière d’entreprises créée par Nokia dans les faubourgs d’Helsinki, nos Biélorusses se préparent à pitcher leurs idées pour la quatrième fois en quatre jours. La compétition est féroce. La salle est remplie d’entrepreneurs finlandais, estoniens, israéliens, espagnols, allemands et américains, tous des vétérans aguerris avec au compteur une bonne dizaine de présentations chacun. Les Biélorusses sont largués. Après une première présentation matinale, le directeur de l’AppCampus Paolo Borella leur suggère de s’entraîner devant un miroir. Au fond de la salle, Kuryan paraît nerveux pour la première fois, s’agitant sur sa chaise jusqu’à ce que son tour arrive de se présenter devant le projecteur. Il tente une nouvelle approche devant un auditoire blasé. « Même une babouchka larguée par les nouvelles technologies peut faire ça en un quart d’heure. » Le bide total. Dehors, le ciel gris a quasiment viré au noir lorsque Dudin clique sur la première page de sa présentation, sur laquelle on peut lire : « Stop au Handicap sur le Web ». Jusque-là, à chaque présentation, Dudin a été le maillon fort du groupe. Son produit est un plugin facile à installer qui utilise la webcam d’un ordinateur portable pour repérer le visage de son utilisateur et lui permettre de déplacer le curseur en le bougeant. Il a appelé ça… « Stop au Handicap sur le Web ».

Au programme du lendemain : Slush, le plus grand salon de startups européen.

Dudin a écrit son projet à l’occasion d’un « hackathon » de 24 heures, avec deux amis de l’université d’État d’Informatique et de radioélectronique de Minsk. Il explique à son auditoire que le plugin pourrait transformer des netbooks peu coûteux en outils d’accessibilité au web pour des personnes paralysées à partir du cou, qui ne peuvent pas utiliser de souris ou de clavier mais peuvent tout de même bouger la tête. Cela pourrait changer des vies en Biélorussie comme en Russie ou en Chine, où Internet est accessible mais où peu de choses sont pensées pour les handicapés. « Le web est l’espace social le puissant jamais inventé », me dit-il. « Le fait que ces gens ne puissent pas utiliser Wikipedia ou Twitter constitue à mon sens un bug dans le système. » C’est un rêve de niveau TED, mais le nom est catastrophique, la présentation digne d’un collégien et il manque un business plan. Première question de l’auditoire : comment va-t-il gagner de l’argent avec ça ? « Je mise sur l’aide d’organismes sociaux, et peut-être aussi sur des dons. Mais pour les prochaines étapes, je n’en sais rien », répond-il en haussant les épaules. « Je pense que les idées doivent venir du cœur, pas de considérations purement financières. » Plus tard, je demande à Borella de me donner son point de vue. « Les Biélorusses sont bons en technologie. Ils savent coder, réparer, ils font ce qu’on leur demande. Mais ils ont besoin de s’entraîner pour ce qui est de présenter les choses sur scène, face à un public », dit-il, mis en rogne par l’intervention de Dudin et le fossé entre le potentiel de son produit et la médiocrité de sa présentation. « Le dernier type ? On s’en fout ! Un Américain, lui, vous aurait vendu la Lune ! » Au programme du lendemain : Slush. C’est le plus grand salon de startups européen, un carnaval de stands, de présentations travaillées au cordeau et où il faut vendre à tout prix. Des entreprises présentant des robots ramasseurs de détritus jusqu’à celles aspirant à devenir le Vistaprint de la pose ongulaire, tous sont là, espérant attirer l’œil de capitalistes aventureux, de clients ou de journalistes. En ce moment, Slush (dont la devise est : « Welcome the dark. Embrace the cold. », « Dites bonjour à l’obscurité. Accueillez le froid. ») attire des milliers de participants entassés dans une ancienne usine de câbles aux allures de grotte dans les faubourgs d’Helsinki.

Slush

Imaguru n’a pas réservé de stands à l’avance, et les Biélorusses participant au voyage ne se sont pas inscrits assez tôt sur l’une des centaines de plages disponibles pour faire une présentation publique. Pourtant, Maksimava vient de très loin. Elle et un autre des organisateurs embauchés par Imaguru sortent leur matériel ainsi que la bannière d’Imaguru de la soute et rejoignent le flot continu de personnes qui se dirigent vers les portes d’entrée, aussi discrètement qu’il est possible de l’être avec un sac noir rempli de tiges métalliques de près de quatre mètres de long. Kuryan a donné son accord. « Ils ne savent pas s’ils pourront rentrer, mais ils la tentent », dit-il. « C’est une méthode typiquement biélorusse. »

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Le festival bat son plein
Crédits : Andrew Curry

Après avoir observé la foule – et les gardes – à l’intérieur, ils passent à l’action, planquant leurs tubes métalliques sous des gradins près des portes d’entrée. Ils s’assurent ensuite de trouver deux tables juste à côté du stand d’informations, utilisant ordinateurs portables, manteaux et sacs à dos pour occuper un espace stratégiquement important juste à côté de la scène principale. Les Finnois sont trop polis pour leur demander de partir, même après avoir déroulé leur bannière « Tournée des startups en terre balte ! ». Les employés Nokia en chemises à carreaux bleu et blanc pullulent. À l’heure du déjeuner, des membres de l’équipe Google projettent une image grandeur nature d’un homme sur un campus, avec des vestes bleues coordonnées aux couleurs de la fac. Les représentants de Rovio portent des sweats à capuche brodés à l’effigie d’Angry Birds. Kuryan, avec son t-shirt Boostant vert, frissonne en faisant une queue interminable pour manger des pommes de terre. Les entrepreneurs qui font partie du voyage se dispersent rapidement, travaillant sur le net et prenant des notes en écoutant les présentations. Les organisateurs d’Imaguru sont occupés à tenter de recruter des mentors. Ils approchent sans complexe les plus grands noms qu’ils peuvent trouver, les invitant à venir visiter leur espace de travail communautaire à Minsk. La vidéaste Lena Drozdova, 34 ans, chargée par Imaguru de faire un documentaire sur le voyage dans son ensemble, parvient à interviewer brièvement l’ancien directeur général de Rovio, Peter Vesterbacka. Mais lorsqu’elle télécharge la vidéo sur son ordinateur portable, elle est quasiment en larmes. Il n’y a pas de son.

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Les préparatifs
Crédits : Boostant

Pas découragée pour deux sous, elle aperçoit Vesterbacka dans la foule quelques heures plus tard et décide de tenter à nouveau sa chance. Le traînant jusqu’aux tables d’Imaguru, elle lui demande ce qu’il pourrait dire aux gens de Minsk qui veulent monter une entreprise. « Si nous avons réussi à le faire à Helsinki, qui n’est pas le centre du monde, vous pouvez le faire aussi ! » hurle-t-il à la caméra. « Pourquoi est-ce que nous ne vous bougez pas le cul pour faire quelque chose ? » À mon humble avis, c’est une remarque à la con. La conférence en elle-même montre de manière flagrante que les dirigeants de startups biélorusses et finnois n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est leur degré longitudinal. Les Biélorusses, pourtant, demeurent imperturbables, s’affairant à prendre en photo sur leur portable le multimillionnaire au crâne dégarni dans son sweat à capuche rouge. « Il ne sait même pas où se trouve Minsk », me dira plus tard Drozdova. À 18 heures, SLUSH voit sa température se réchauffer. Les scènes de présentation se sont transformées en bars, et c’est au tour d’un autre, Supercell, ou Nokia, enfin personne n’est sûr, d’intervenir. Chacun prend autant de bières qu’il peut en porter, bourrant ses poches de mousses finnoises. Lorsque j’adresse la parole à un barman près d’une caisse presque pleine, on me décerne quasiment la citoyenneté biélorusse à titre honorifique. Encore dans l’effervescence de « l’incident » avec le gourou Vesterbacka, l’équipe de la tournée descend dans la « Rovio Room », tapissée de peluches Angry Birds version Star Wars. Des coussins Chewbacca et Dark Vador version Angry Birds de la taille d’une citrouille passent de mains en mains pour que chacun fasse un selfie avec. Des employés de Rovio, l’air constipé, lancent des regards méprisants aux Biélorusses tandis que la pression monte. « Je crois que nous sommes trop russes pour la salle Rovio », déclare Dudin en les fusillant du regard. Ils vont prendre leur bière ailleurs.

Le retour à Minsk prendra 24 heures, plus de temps qu’il n’en faut pour réfléchir.

Le lendemain est un tourbillon de pitchs et de réseautage, sur fond de gueule de bois. Personne dans le groupe ne prend les choses plus au sérieux que Nikolai Kekish, programmeur svelte de 27 ans, blazer et mallette en cuir, dont l’entreprise, CatalogLoader.com, fournit des inventaires à des magasins en ligne. Kekish dit avoir collecté précisément 25 cartes de visite, rencontré un concurrent et passé le reste de son temps à regarder des présentations. Deux jours de SLUSH, et Kekish est plus décontenancé à l’égard des startups à l’extérieur de la Biélorussie qu’il ne l’était lorsqu’il a quitté Minsk. Les business plans qui ont été présentés le laissent particulièrement pantois. « Je ne comprends pas comment on peut ne pas percevoir de salaire pendant trois ans. C’est un modèle étrange pour moi », me dit-il sur un ton si sérieux que j’ai l’impression, au premier abord, qu’il se moque de moi. « Ils ne font pas de bénéfices, et ils n’en feront pas pendant cinq ans ? Il y a peut-être quelque chose qui m’échappe. » Dehors, dans la nuit, le bus chemine lentement. Le retour à Minsk prendra 24 heures, plus de temps qu’il n’en faut pour réfléchir. Kekish sait qu’il est fait pour ce boulot. « Nos présentations sont moches, pas très intéressantes, et on voit bien qu’on n’est pas préparés. En Finlande, tout a été préparé par un designer. Les types qui parlaient avaient véritablement confiance en eux. On pourrait faire pareil, mais être bon sur scène va nous prendre un ou deux ans. C’est plus facile d’embaucher quelqu’un, à vrai dire », dit-il. « Je ne vois pas où sont les barrières. Si tu es entrepreneur, ton seul devoir est de trouver un moyen pour réussir. »


Traduit de l’anglais par Céline Laurent-Santran d’après l’article « Building a New Silicon Valley in a Post-Soviet Dictatorship », paru dans Wired. Couverture : La Tournée en Terre Balte, par Andrew Curry.