Le chef et la mafia

Reggio de Calabre, Italie. La séquence est de mauvaise qualité, filmée dans un noir et blanc granuleux. Avec ses jeans noirs, sa veste noire et sa casquette noire à la visière rabaissée sur le visage, il est presque impossible de distinguer les traits de l’homme corpulent qui entre dans le restaurant désert. Les mains fourrées dans les poches de sa veste, il appelle la cuisine.

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Une carte de la Calabre

Le chef, Filippo Cogliandro, semble connaître le visiteur — ou du moins ce genre d’hommes — alors qu’il apparaît dans son tablier blanc rayé. Il sert à l’homme un café derrière le bar et le conduit par le bras jusqu’à une table en coin. La scène se déroule à L’Accademia, le restaurant de Cogliandro. Il n’a pas d’égal en Calabre et compte parmi les meilleurs de l’Italie du sud — autant dire du monde. On s’attendrait à ce que le chef d’un tel établissement ne soit pas seulement le patron, mais un roi, un seigneur, un pacha et un savant fou de la gastronomie.

Mais ce jour-là, dans sa propre salle à manger, le chef Cogliandro n’est pas le patron. Tandis que les deux hommes s’asseyent, les visiteur s’installe au bout de la table, visiblement détendu, ses coudes reposant sur la table. Cogliandro prend place sur un siège près de lui, et lorsqu’il prend la parole, il se penche en avant, baisse la tête et tend ses paumes vides devant lui.

« Le souci, Pepe », commence Cogliandro, « c’est que même après un mois de travail, j’en ai toujours besoin. J’ai tellement de problèmes. Et je me demandais… » Le visiteur l’interrompt. « Assure-toi avant tout d’être de ceux qui payent en temps et en heure », dit-il. « Dès que tu peux, bien sûr. Tous les ans. Tous les sept ou huit mois. Mais quand quelqu’un vient te voir pour le pizzo, pense à nos cousins enfermés. » Cogliandro tente à nouveau. « C’est difficile pour moi », dit-il.

« Il y a tous ces problèmes dont je dois m’occuper, je n’ai pu rassembler que 200 euros. » « Combien ? » le fait répéter le visiteur. « 200 », dit Cogliandro. « Disons 300 euros », réplique l’homme à la casquette. « Va pour 300, et nous leur enverrons. » Cogliandro lui tend l’argent et les deux hommes discutent quelques instants de plus. Puis le visiteur se lève, remercie Cogliandro et l’embrasse sur les deux joues.

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L’Accademia, à Reggio de Calabre
Crédits : Roberto Boccaccino

Cogliandro regarde l’homme sortir de son restaurant et reste ainsi un long moment, les pieds bien écartés, les mains repliées, à regarder. Et de seconde en seconde, Cogliandro semble grandir. La peur et la soumission s’évanouissent. Sa posture se fait défiante et assurée, satisfaite, même. Pourquoi ne le serait-il pas ? C’était une bonne performance. Cogliandro a fait montre de tout le respect nécessaire. Il n’a pas cédé trop rapidement et n’a pas accepté de trop payer. Il a montré l’argent bien en évidence, comme on lui avait dit de faire. En réalité, c’est lui qui a maîtrisé l’échange tout du long. Et pas une fois il n’a levé les yeux vers la caméra.

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De nos jours, les chefs aiment parler d’intégrité. La créativité est toujours aussi importante que par le passé, bien sûr, mais on accorde tout autant d’attention à ce que traversent les ingrédient avant qu’ils n’arrivent en cuisine : leur provenance, le terroir, la saison, leur place dans la nature, leur variété. C’est ce que les chefs japonais appellent le kaiseki : connaître intimement le contexte pour en tirer le meilleur. De telles valeurs sont profondément ancrées en Italie.

Il y a une quinze ans, les chefs italiens étaient encore pieds et poings liés à la cuisine italienne traditionnelle. Il n’y avait qu’une façon de préparer les tortellini ou les lasagnes, une façon d’utiliser le parmigiano reggiano et la mozzarella, et un seul sabayon salé au citron — la façon dont mamma le préparait. Dans le restaurant qu’on tient aujourd’hui pour être le meilleur d’Italie, Osteria Francescana à Modène, Massimo Bottura a déconstruit et réinventé tous les plats italiens pendant six ans dans les années 1990 — six ans de tables vides et de critiques l’accusant de trahison culinaire — avant que son talent ne soit reconnu et que le Michelin lui décerne ses trois étoiles.

En définitive, ce qui a convaincu les Italiens des bonnes intentions de Bottura, c’était la façon qu’il avait de traiter ses ingrédients avec plus de respect encore qu’une mamma le ferait, en préparant une soupe d’artichaut qui semblait distiller l’essence même du globe, ou un plat baptisé les Cinq âges du Parmigiano, dont l’exécution requérait une connaissance intime et profonde du processus de maturation du fromage d’Emilio Romagna.

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Cogliandro et son chef Giovanni Dascola sur le marché de Reggio
Crédits : Roberto Boccaccino

Le chef Filippo Cogliandro s’est donné pour mission de relever un défi plus ardu encore, celui de tenter de réinventer la cuisine de l’Italie du sud. Le sud du pays regorge de particularités culinaires très appréciées. Il y a les olives vert vif Nocellara del Belice du mont Etna, les oranges dodues, les citrons et les tomates des plaines limoneuses du nord de Reggio de Calabre, ou les mouflons à cornes qui déambulent sur les vallées qui bordent les deux côtés du détroit de Messine, qui sépare la Calabre de la Sicile, et dont le lait produit la meilleure ricotta.

La Calabre, une région de montagnes et de côtes qui forme la pointe de l’Italie, est particulièrement tournée sur elle-même. En termes de gastronomie, les Calabrais préfèrent de loin leurs traditions culinaires et leurs manières à l’innovation ou la fonctionnalité. Même au XXIe siècle, les hommes pêchent encore l’espadon dans les courants rapides et profonds du détroit au moyen d’une passarelle — des bateaux dirigés depuis un mât haut de 30 mètres, d’où le pilote repère le poisson et manœuvre les étraves pour que le harponneur, perché sur une autre travée longue de 45 mètres s’étendant au-dessus de la mer, puisse tenter son coup.

Comme beaucoup de jeunes chefs, Cogliandro a voulu revigorer la tradition. « La philosophie au cœur de toutes les décisions que je prends dans ma cuisine, c’est celle du jeu », dit-il. Mais il a vite compris que la permission d’expérimenter ne lui serait donnée que s’il montrait le plus grand respect pour son héritage calabrais. L’une des façons d’y parvenir, évidemment, était de rejeter en bloc l’une des traditions séculaires des restaurants calabrais : le paiement du pozzo.

D’aussi loin que tout le monde se souvienne, la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta, est toujours venue frapper à la porte des boutiques, des magasins, des stations essence et des restaurants pour demander des dons, destinés à soutenir ces « cousins » malchanceux qui se sont retrouvés en prison. Le pizzo est un impôt à double usage : c’est une source de revenu lucrative et une piqûre de rappel à l’intention de ceux qui oublieraient qui, de l’État italien ou de la ‘Ndrangheta, détient réellement le pouvoir.

La ‘Ndrangheta

Par une soirée de juillet cette année, j’ai marché avec un ami le long du front de mer de Reggio de Calabre jusqu’à l’escalier gracieux qui conduit à L’Accademia, pour prendre la pleine mesure de ce que signifie pour un chef de reprendre son pouvoir et sa liberté. Alors que nous nous asseyons face à la cuisine, Cogliandro nous aperçoit, tape dans ses mains de plaisir et, durant les trois heures qui suivent, nous envoie une série de plats complexes et incroyablement inventifs. Risotto de lotte accompagné de zucchini, de courge crémeuse et de truffe. Bar entouré de pistache. De délicats roulés de thon accompagnés de jambon de l’Aspromonte, de tomates et d’un chutney d’oignon rouge. Seiche marinée dans la bergamote.

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La vue du restaurant
Crédits : Roberto Boccaccino

Après le service, Cogliandro se joint à nous. Il nous raconte comment, par un après-midi de décembre 2008, trois hommes et une femme de la ‘Ndrangheta sont entrés dans L’Accademia, ont mangé, puis lui ont demandé le pizzo. C’est son honneur de chef qui a été le plus blessé. « Ils m’ont dit : “Lorsqu’on vient manger, donne-nous un petit quelque chose pour nos cousins” », se souvient Cogliandro, en sirotant un verre de grappa sur la terrasse du toit de L’Accademia. « 300 euros. 500. Le plus que tu peux donner. »

Instinctivement, Cogliandro a refusé. « Pour moi, c’était une question de conscience », dit-il. « En cuisine, je dois travailler avec la conscience propre. Je dois respecter mes ingrédients et mon équipe. Nous devons nous respecter les uns les autres, et respecter notre terre d’origine. C’est cela l’intégrité qui règne dans ma cuisine. » Cogliandro a 45 ans. C’est un homme imposant et chauve, aux mains potelées et aux manières délicates. Il n’est pas homme à se refuser le plaisir. Il n’est pas non plus agressif de nature. Mais si certaines traditions sont profondément ancrées dans le sud de l’Italie, celle de la famille de Cogliandro est de faire front à la mafia.

Dans les années 1970 et 1980, le père de Cogliandro, Demetrio, était propriétaire d’une station service et d’un café sur le bord d’une route à Lazzarro, dans le sud de la Calabre — la ville où son fils a ouvert la première incarnation de L’Accademia. Un jour de 1986, alors que Demetrio rentrait du travail en voiture, deux hommes à moto se sont arrêtés à sa hauteur. Le passager à sorti une arme et a tiré sur la voiture, la criblant de balles et touchant Demetrio aux jambes. Son père, comme Cogliandro l’a appris plus tard, avait refusé de payer le pizzo à la ‘Ndrangheta, aussi ont-ils fait de lui un exemple. Bien que Demetrio ait survécu, il a été gravement touché et sa convalescence a duré plusieurs années.

Pendant le restant de ses jours, Demetrio a refusé de faire florir son affaire ou même de nettoyer les fenêtres — « Rien, en somme, qui aurait risqué d’attirer l’attention », explique Cogliandro. « Il avait un fort caractère, mais c’était typique de la peur que propage la ‘Ndrangheta. » Pour Cogliandro et les habitants de Lazzarro, Demetrio avait servi d’exemple. Et maintenant que la ‘Ndrangheta l’avait approché à son tour, il s’est dit que plier maintenant aurait tout détruit.

Il ne s’agissait pas que de son restaurant. Sa cuisine est pour lui l’expression de ses convictions, de sa terre natale, de la façon dont lui et sa famille s’inscrivent dans ce monde : c’est tout ce qu’il a de plus cher. Sans compter que si Cogliandro cédait et trahissait l’exemple de son père, toutes les autres entreprises locales qui s’étaient senties encouragées par l’attitude défiante de la famille de Cogliandro auraient plié à leur tour.

La ‘Ndrangheta est l’une des trois plus grandes mafias du sud de l’Italie, et la plus puissante.

« J’ai beaucoup pensé à mon avenir et à celui de ma famille, ici, dans la région », dit Cogliandro, en regardant les eaux sombres du détroit de Messine et les lumières de la Sicile qui scintillent à l’horizon. « Et je me suis demandé : “Ai-je envie de rester ici ? Ai-je envie que ma famille reste ici ?” J’essaie de représenter ma terre à travers ma cuisine. À quoi ai-je envie qu’elle ressemble ? Si, en grandissant, ma fille me demande : “Papa, qu’as-tu fait pour nous ? As-tu fait quoi que ce soit pour améliorer notre situation ou nous as-tu condamnés ?” Je ne pourrais pas me le pardonner. » Non, a décidé Cogliandro. Il se devait de garder les mains propres. Il devait refuser de payer quoi que ce soit.

« Si vous commencez à donner de l’argent à ces gens, vous leur donnez toute votre vie », dit-il. « La plupart des gens dénoncent la mafia parce qu’ils croulent sous l’extorsion, parce qu’ils se noient. Mais je devais dénoncer leurs agissements avant même d’avoir payé un centime. C’était la seule façon pour moi de rester intègre. » ‘Ndrangheta est un mot issu du grec ancien signifiant « courage », « loyauté », ou « virilité ». La ‘Ndrangheta est l’une des trois plus grandes mafias du sud de l’Italie ; il y a la ‘Ndrangheta en Calabre, la Camorra à Naples, et la Cosa Nostra en Sicile.

Elles partagent un mythe fondateur et disent descendre de trois chevaliers médiévaux espagnols, trois frères s’étant réfugiés en Italie après qu’ils eurent tués un noble qui avait déshonoré leur sœur. L’un des frères s’est installé en Sicile, l’autre à Naples et le dernier en Calabre, où chacun d’eux a fondé sa propre société d’honneur et de loyauté. Des trois sociétés, la Cosa Nostra sicilienne est devenue la plus célèbre, après avoir été représentée au cinéma dans de nombreux films comme la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola, et en faisant les gros titres dans les années 1980 et 1990 après qu’une guerre a éclaté entre l’organisation et l’État italien, au cours de laquelle des centaines de personnes sont mortes dans des assassinats, des fusillades et des attentats à la voiture piégée.

De son côté, la Camorra s’est démenée pour parvenir au même degré de sophistication que ses sœurs, et aujourd’hui encore elle chapeaute des gangs dans les rues de Naples ainsi que des entreprises plus présentables basées sur la corruption.

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Cet été, Cogliandro a engagé Salihu (du Sénégal) et Abdou (de Gambie)
Tous deux ont seulement 18 ans
Crédits : Roberto Boccaccino

La ‘Ndrangheta est la mafia la plus secrète et la plus fermée des trois — ce n’est pas une coïncidence si elle est aussi la plus puissante et la plus riche association du crime organisé en Europe. La plupart des chefs de la ‘Ndrangheta sont issus d’un petit groupe d’une centaine de familles calabraises, dont chacune d’elle règne sur sa propre cellule, ou ‘Ndrina, au sein de laquelle vous devez être né ou vous être marié. Les ‘Ndrina connaissent des rivalités internes, ainsi que des alliances, généralement forgées au moyen de mariages arrangés entre fils et filles. Cette organisation centrée sur la famille fait de la trahison — briser l’omerta, la loi du silence — un prix élevé à payer. L’impénétrabilité de la ‘Ndrangheta est telle qu’il a fallu un siècle avant que le gouvernement italien s’aperçoive de son existence même, et ce n’est qu’en 2010 que le mot « ‘Ndrangheta » a été officiellement intégré à la loi italienne.

À ce moment-là, grâce à ses alliances avec des cartels de la drogue étrangers – sud-américains pour la plupart –, la ‘Ndrangheta contrôlait 70 % du trafic de la cocaïne et de l’héroïne en Europe depuis le petit port calabrais de Gioia Tauro. Ainsi que d’autres affaires illégales. Au cours des premières années du nouveau millénaire, la ville calabraise de Rosarno était une plaque tournante du trafic d’armes. La ‘Ndrangheta a également empoché des milliards d’euros en décrochant des contrats à l’échelle de la province ou du pays, dans des domaines comme la construction de routes ou la collecte des déchets.

Avec une telle fortune, le blanchissement d’argent et la gestion des actifs — à travers des marchés peu régulés comme l’immobilier haut de gamme de Londres ou la haute finance — sont devenus une seconde industrie pour la ‘Ndrangheta. Aujourd’hui, les bénéfices annuels du groupe sont estimés entre 35 et 70 milliards d’euros, et ses effectifs à plusieurs dizaines de milliers, bien que même les juges anti-mafias ayant dédié leur vie professionnelle à combattre l’association admettent que ces chiffres ne sont que des suppositions.

L’infiltration de la ‘Ndrangheta dans toute l’Italie, et de plus en plus à travers le monde, explique pourquoi elle est souvent représentée dans les graffiti et les caricatures des journaux par un met calabrais de choix : polpo, la pieuvre. C’est ce qui exaspère le plus Cogliandro : la façon insidieuse avec laquelle ses tentacules se sont lovés autour de chaque aspect de la culture calabraise. La ‘Ndrangheta s’est constituée en organisation après la fondation de l’Italie en 1861 – ce que les Italiens du nord (qui ont supervisé et dominé l’État nouveau) ont décrit comme unification, mais que les habitants du sud ont vécu comme une colonisation.

La ‘Ndrangheta est devenue la première unité de défense de la Calabre, résistant au nouvel État en assassinant ses représentants et en sapant son autorité au moyen de la corruption. Cet élan nationaliste sudiste a permis à la ‘Ndrangheta de clamer agir au nom du droit révolutionnaire. Avec le temps, la ‘Ndrangheta s’est tissée une toile d’us et de coutumes qui rassemblent criminalité, religion, famille et politique en un véritable code d’honneur calabrais.

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Le bord de mer de Reggio de Calabre
Crédits : Roberto Boccaccino

Mais toutes ces choses n’étaient que des prétextes pour permettre à la ‘Ndrangheta d’atteindre son véritable but : la recherche du pouvoir. La religion et la famille, par exemple, ont été récupérées à travers le rituel d’accueil des nouveaux membres. Durant celui-ci, de jeunes hommes se tiennent debout dans un cercle de ‘Ndranghetisti et piquent leurs doigts jusqu’au sang devant une icône en flammes de Saint Michel, avant de jurer de protéger la ‘Ndrangheta plus que leur propre famille.

Jusqu’à ce jour, tous les 2 septembre, la ‘Ndrangheta utilise le repas de la Madonne de Polsi, dans le village retiré de San Luca, niché dans le massif de l’Aspromonte, comme couverture pour leur assemblée annuelle. Des milliers de membres de la ‘Ndrangheta assistent aux célébrations, dont le clou est la réunion des chefs des ‘Ndrina autour d’une table couverte d’assiettes de pâtes accompagnées de sauce au chèvre, durant laquelle ils présentent le rapport annuel de l’argent qu’ils ont gagné et des ennemis qu’ils ont abattus l’année passée, et élisent un nouveau capo à la tête de l’organisation pour l’année à venir.

Au cours des dernières décennies, tandis que la ‘Ndrangheta s’est étendue outre-mer avec des succursales installées de l’Australie au Canada en passant par l’Allemagne et les États-Unis, ses besoins financiers en pizzo ont diminué. Mais la nécessité de maintenir son autorité sur son territoire n’a jamais décru. Si les restaurants et les traiteurs de quartier, les cafés, les glaciers et les pizzerias sont ancrés dans la vie de l’Italie du sud, alors la ‘Ndrangheta devait l’être aussi. Tout le monde devait payer. L’idée, en définitive, était d’étendre la loyauté familiale de la ‘Ndrangheta, et de rendre la ‘Ndrangheta si commune et enracinée que la rejeter signifierait pour quiconque comme renier sa famille, voire l’essence même de ce que signifie être calabrais.

Mais de l’autre côté du détroit, en Sicile, durant les premières années du nouveau millénaire, un nouveau mouvement baptisé Adiopizzo (« Adieu pizzo ») a commencé à voir le jour. Des commerçants, des fermiers et des tenanciers de bars ont commencé à refuser de payer la Cosa Nostra. Des Siciliens ordinaires sont également descendus dans les rues de Palerme pour demander qu’on mette fin aux agissements de la mafia. La Cosa Nostra, affaiblie par sa lutte contre l’État, s’est montrée incapable de faire face.

Et quand elle a tenté de répliquer, comme lorsque ses membres ont mis le feu à une trattoria de Palerme dont les propriétaires aidaient à mener la campagne, les résidents de la ville ont trouvé au restaurant un nouveau local sur un carrefour animé du centre-ville, où ils ont pu reprendre leur activité et sont bientôt devenus l’une des destinations les plus prisées de Palerme. Quelques temps plus tard, Palerme a même pu se vanter d’accueillir dans son centre historique un boutique tenue par un groupe du nom de Libera (« libre »), qui vendait de l’huile d’olive, des sauces, du vin et des pâtes produits exclusivement par des fermiers refusant de payer le pizzo.

La revanche de Cogliandro

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Dîner à L’Accademia
Crédits : Roberto Boccaccino

Depuis l’autre rive du détroit, Cogliandro a observé avec attention le succès d’Adiopizzo et de Libera. L’influence des mafiosi décroissait. Les Siciliens étaient en train de regagner leur culture et leur intégrité. Il n’y avait pas d’équivalent en Calabre, où les griffes de la ‘Ndrangheta restaient étroitement serrées. Cela rendait le plan imaginé par Cogliandro excessivement dangereux. Mais en suivant l’exemple Palerme, il s’est dit qu’il y avait également une chance pour qu’une même volonté de changement couve en Calabre, et peut-être même une façon unique pour un jeune chef de se faire un nom.

« J’ai pensé que si je dénonçais la ‘Ndrangheta, ce serait bon pour ma vie personnelle », explique Cogliandro, « mais peut-être aussi pour les affaires. » L’exemple de son père Demetrio avait appris à Cogliandro que si s’opposer à la ‘Ndrangheta était une affaire de principes, cela pouvait aussi vous coûter cher. Si Cogliandro voulait se défaire des rackets de protection, il devait se protéger contre eux. Alors Cogliandro a fait l’impensable.

Le lendemain de sa première confrontation avec la ‘Ndrangheta en novembre 2008, il s’est rendu dans le bureau d’un juge anti-mafia de Reggio de Calabre pour lui avouer que la ‘Ndrangheta tentait de l’extorquer. Dans le monde en vase clos de la Calabre, avec la ‘Ndrangheta au plus haut de son pouvoir, cela n’était jamais arrivé. Refuser de payer le pizzo était une chose, mais passer du côté de l’État italien dominé par le nord était un acte que la ‘Ndrangheta qualifierait de trahison, et qui équivaudrait à une déclaration de guerre. « C’était une situation extrêmement délicate », raconte Cogliandro. « Je ne pouvais pas me permettre de faire le moindre faux-pas. »

Cogliandro a dû faire face à quelque chose qu’il n’avait pas prévu : la célébrité.

La première priorité de Cogliandro était de dealer avec la famille de la ‘Ndrangheta qui avait essayé de l’extorquer. Il fallait qu’ils soient arrêtés, jugés et condamnés. Cogliandro a proposé aux procureurs de se servir de lui comme appât pour leur tendre un piège. La police devrait truffer L’Accademia de caméras. Il attendrait que la famille revienne et réclame son paiement, et lorsque ce serait le cas, la police pourrait enregistrer la conversation. Les autorités ont accepté avec joie. Ils ont raccompagné Cogliandro à L’Accademia en voiture et ont dissimulé deux petites caméras sur le mur du fond, au-dessus du bar.

Les officiers ont ensuite appris à Cogliandro comment obtenir la preuve dont ils avaient besoin. Lorsqu’ils lui avaient demandé de l’argent la première fois, ils lui avaient demandé de le laisser dans une enveloppe sur laquelle était écrit « Pensée pour les cousins ». La police a objecté que cela ne constituerait probablement pas une preuve suffisante. Cogliandro devait s’assurer d’orienter explicitement la discussion sur le pizzo et d’évoquer des montants d’argent spécifiques, avant de tendre le liquide bien en évidence, de façon à ce que la caméra puisse le voir. Huit jours après leur première visite, l’un des quatre membres de la ‘Ndrangheta est retourné à L’Accademia. Un deuxième homme attendait dans une voiture garée devant.

Après que les caméras ont filmé l’homme recevant l’argent de la main de Cogliandro, la police a arrêté les deux sbires. Ils ont été jugés quelques mois plus tard, et condamnés grâce à la preuve obtenue par Cogliandro. Après quoi Cogliandro a dû faire face à quelque chose qu’il n’avait pas prévu : la célébrité. La police a fait parvenir une bande de ses exploits à des journalistes italiens. Cogliandro est instantanément devenu une personnalité. Quelqu’un s’était enfin levé contre la mafia. Et c’était un chef !

Le cœur et l’âme de l’Italie luttant contre le plus grand cancer du pays ! Les équipes de télévision se sont succédé à L’Accademia pour interviewer Cogliandro dans son restaurant. Il est apparu dans des émissions où le public et les autres invités l’ont remercié par des standing ovations.

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Filippo Cogliandro a reçu de nombreux prix pour son engagement
Crédits : Roberto Boccaccino

Mais au départ, contrairement à ce qu’avait espéré Cogliandro, ce n’était pas le genre de reconnaissance dont L’Accademia avait besoin. Les équipes qui venaient filmer Cogliandro avaient souvent la surprise de trouver le chef devenu star dans un restaurant désert. La vérité est que la publicité et l’histoire du chef qui avait défié la mafia avait eu un effet désastreux sur L’Accademia. Les clients ont arrêté de venir. Les fournisseurs ont arrêté de l’appeler. Les banques lui refusaient tout crédit, en prétextant que Cogliandro représentait désormais un risque.

Le plan de Cogliandro semblait aller de travers. Il était resté fidèle à ses convictions, mais il avait fini par ruiner ses affaires malgré tout. Sans compter que Cogliandro était également en danger. Se retrouver dans un programme de protection des témoins n’était pas une option pour lui. Cela voudrait dire fermer son restaurant et perdre tout ce pourquoi il s’était battu en premier lieu. Il a également commencé à recevoir des menaces : des lettres anonymes et des attaques sur Facebook. Il devait s’attendre au pire. « Peut-être que tu as des problèmes », se souvient-il s’être dit. « Peut-être qu’ils t’insultent. Peut-être qu’ils te font peur. »

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Cogliandro a trouvé un peu de réconfort dans le soutien que lui exprimait sa famille. « Mes frères m’ont dit qu’ils étaient avec moi. Mon beau-père aussi. » Et, après quelques mois passés à contempler des tables vides, Cogliandro s’est aperçu que sa nouvelle réputation commençait lentement mais sûrement à attirer un nouveau type de clients. Des étudiants ont engagé des campagnes de soutien pour lui. Les autorités locales lui ont offert des réductions sur les taxes et l’eau. Les juges et les militants anti-mafia de Libera ont commencé à organiser des événements réguliers à L’Accademia. Cogliandro a également été encouragé par le mouvement anti-mafia, qui s’étendait au-delà de la Sicile à travers toute l’Italie.

Les procureurs procédaient à d’importantes arrestations ; pas seulement du menu fretin mais aussi des boss, certains d’entre eux installés au cœur même de l’appareil d’État. Adiopizzo et Libera grossissaient de jour en jour. Et, fait sans précédent en Calabre, des femmes de la mafia — souvent prisonnières de mariages violents et sans amour arrangés pour elles quand elles n’étaient encore que des enfants — ont commencé à témoigner contre leurs maris, leurs frères, leurs pères et leurs fils.

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Le beau restaurant du chef calabrais
Crédits : Roberto Boccaccino

Alors que sa réputation grandissait, plat après plat, service après service, son restaurant aussi. Après environ un an, Cogliandro a pu quitter ses anciens locaux sur la plage de Lazzaro pour s’installer dans la capitale de la province, Reggio de Calabre, au premier étage et sur la terrasse du toit d’une grande et vieille maison en rangée située à un pâté de maison du front de mer, et dotée d’une vue spectaculaire sur la Sicile et le mont Etna. Sa renommée en tant que chef a grandi. Et lorsqu’il a engagé l’été dernier deux jeunes migrants venus du Sénégal et de Gambie en qualité de sous-chefs, il a encore accru sa réputation.

Cogliandro dit qu’il serait fou de sous-estimer la puissance de la ‘Ndrangheta. « C’est une montagne », dit-il. « La plus puissante du monde. » Malgré cela, il n’y a aucun doute sur le fait que sa poigne se desserre. On peut l’observer partout dans la ville, dit-il. « Reggio de Calabre est d’un calme étonnant. Et je pense que quelque chose va vraiment de travers pour la ‘Ndrangheta. C’est comme s’ils bradaient tout en ville. Si auparavant vous payiez 1 000 euros, aujourd’hui vous devez payer 500 euros, peut-être 300. Comme si c’était la crise, ils ajustent leurs prix. » Même en temps que militant anti-mafia, Cogliandro s’amuse toujours.

Je remarque que ses serveurs portent un uniforme qui fait audacieusement référence à la ‘Ndrangheta : des chemises noires assorties de cravates blanches, comme les gangsters du Chicago des années 1920. Alors que nous nous apprêtons à partir, le chef me dit qu’il a une dernière chose à me montrer et m’invite à le suivre jusqu’à l’ordinateur de la réception. 013392758

Sur l’écran, il me montre un logo pour une nouvelle campagne anti-mafia. La ‘Ndrangheta a étendu son pouvoir autour du monde. Cogliandro a donc décidé de lui emboîter le pas. Il cuisinera lors d’événements conjuguant gastronomie et prévention anti-mafia organisés dans toute l’Europe, aux États-Unis et ailleurs. L’idée est de dénoncer la ‘Ndrangheta tout en faisant la promotion du véritable esprit calabrais à travers sa cuisine. Cogliandro est particulièrement content du logo, un tentacule de pieuvre violet entortillé dans une cuillère en argent.

La ‘Ndrangheta est vieille de plusieurs siècles, c’est un syndicat du crime tout-puissant, et la réduire à néant pourrait ne jamais s’avérer possible. Mais sur le petit champ de bataille de sa cuisine, avec pour armes ses fours et ses couteaux, le chef Cogliandro a trouvé un moyen de la détruire chaque soir un peu plus. « Vous voyez ce qu’on fait ? » dit-il en rigolant. « On la mange ! »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Chef Vs. The Octopus », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Le chef Filippo Cogliandro, par Roberto Boccaccino.