Coup de maître
Si personne n’avait rien vu, ç’aurait été la place de parking la plus prisée au monde. Elle n’était pratique que pour les fripiers concentrés dans la partie sud du centre-ville de Nogales, en Arizona, et n’avait que peu d’attraits pour les badauds qui venait faire leurs achats. Parfois, des trains de la Union Pacific long de près d’un kilomètre et demi la coupaient du reste de la ville pendant une vingtaine de minutes. Malgré cela, son emplacement était idéal : au centre du court tronçon d’East International Street, à l’ombre des façades de commerces tranquilles, et la frontière mexicaine ne se trouvait qu’à une quinzaine de mètres de là.
Le 16 août 2011, peu avant 15 h 30, trois hommes étaient installés dans un fourgon Chevrolet blanc garé près du supermarché Food City, sur Grand Court Plaza. Au volant se trouvait Anthony Maytorena, âgé de 19 ans mais déjà pourvu d’un casier judiciaire impressionnant et d’une attelle en acier sur le bras, souvenir d’une balle reçue alors qu’il s’enfuyait du commissariat local trois ans auparavant. Deux garçons originaires d’Heroica Nogales, la jumelle mexicaine de la ville d’Arizona, étaient enfermés dans le fourgon à l’arrière : l’un d’eux, Jorge Varas-Ruiz, était âgé de 18 ans –l’autre était si jeune que son nom n’a jamais été divulgué. Ils roulaient tous les trois vers International Street, où deux voitures leur gardaient la place de parking au chaud.
Maytorena gara le véhicule, descendit et, avec nonchalance, alla se placer au coin de la rue, sous l’œil vigilant d’un guetteur posté en hauteur dans les collines de la Nogales mexicaine, de l’autre côté de la frontière. Les deux adolescents restés à l’intérieur soulevèrent une trappe dans le plancher du fourgon. Sous celle-ci, dans le compartiment en métal qui contenait autrefois le générateur frigorifique du camion, se trouvait une autre trappe, à une trentaine de centimètres du sol.
Avertis par une sentinelle, des hommes postés sous terre retirèrent un bouchon de ciment qui se confondait avec la chaussée, et que maintenait en place une pompe hydraulique, ouvrant un interstice de moins de trente centimètres de diamètre. Sous cet étroit passage se trouvait un tunnel d’un mètre carré qui menait à une chambre dans un hôtel abandonné trente mètres plus loin, du côté mexicain de la frontière. Il leur fallut moins de quarante minutes pour transférer 207 paquets de marijuana bien compacts depuis l’hôtel San Enrique jusqu’au fourgon : au total, plus d’une tonne d’herbe, évaluée à un peu plus d’un million de dollars.
Des agents de la police des frontières américaine et des officiers de police de Nogales passèrent au pas devant le camion pendant que le transfert avait lieu. Aucun d’eux ne remarqua quoi que ce soit de suspect. Les officiers des douanes s’occupant de l’accès piéton de la frontière, au bout de la rue, continuèrent leur travail comme si de rien était. Une fois le bouchon circulaire remis en place, les passagers dans le fourgon utilisèrent un pistolet à mastic pour dissimuler la jonction, en l’entourant avec du joint à ciment. L’entrée du tunnel côté parking était à nouveau invisible.
Quand le camion repartit, aux environs de 16 h 30, la pluie avait commencé à tomber et, derrière le volant, Maytorena songeait probablement que l’audace de leur opération souterraine avait payé une fois de plus.
La capitale des tunnels
Cela fait longtemps que le crime est sorti de terre à Nogales. Depuis 1995, près d’une centaine de passages souterrains illégaux ont été découverts, en voie d’être achevés, dans les trois kilomètres de tissu urbain de la frontière entre la Nogales américaine et sa grande sœur de l’État de Sonora, au Mexique. On a découvert pas moins de vingt-deux tunnels totalement terminés rien que ces trois dernières années. On a vu des rues s’ouvrir sous les pas de passants insouciants, ou s’effondrer sous les roues des véhicules les plus lourds. La ville a été rebaptisée la Capitale des tunnels.
Bien qu’il soit impossible de donner un chiffre exact, les tunnels consacrés au trafic souterrain représentent un investissement financier important, supérieur en terme de temps et d’argent à ceux consentis dans les sous-marins artisanaux, les avions ultralégers et les catapultes utilisées ailleurs pour le transport de la drogue. Certains tunnels coûtent à eux seuls plus d’un million de dollars à construire et impliquent d’engager des architectes, des ingénieurs et des équipes de mineurs y travaillant plusieurs mois d’affilée. Certains sont des merveilles d’ingénierie, qui descendent à une profondeur de plus de trente mètres et disposent d’un système ferré électrique, d’ascenseurs et même de portes hydrauliques. Mais les économies d’échelle qu’ils permettent sont extraordinaires. Des tunnels comme ceux-ci permettent de transférer plusieurs tonnes de substances illicites en une seule nuit.
« Murs étayés tout du long, lumière électrique, air conditionné, prises de courants… Le tout fait à la main. »
— Kevin Hecht
Le développement des tunnels ne reflète pas seulement l’expansion et la croissance financière des opérations menées par les cartels mexicains – qu’un rapport de la Rand Corporation de 2010 estimait le bénéfice dégagé à 6,6 milliards de dollars par an –, c’est aussi le symbole de la futilité des tentatives de défendre la frontière américaine contre les narcotrafiquants. D’après Anthony Coulson, ancien agent de la DEA (la brigade des stupéfiants américaine), le prix de vente de la drogue dans les rues constitue un indice sûr de l’efficacité des interdictions des États-Unis : quand les autorités parviennent à limiter l’afflux de produits stupéfiants, leur prix grimpe.
Coulson a débuté sa carrière à Tucson au début des années 1980 et a pris sa retraite en 2010, il était directeur de l’agence pour le secteur sud de l’Arizona. À Nogales, le prix de vente en gros de la marijuana avoisine actuellement les 880 dollars au kilo. D’après Coulson, « c’est le même prix depuis trente ans ».
En mars 2012, l’U.S. Immigration and Customs Enforcement a réagi en mettant sur pied une force opérationnelle dédiée aux tunnels de Nogales. Dirigée par des agents du renseignement et de la Sécurité intérieure, elle comprend des membres des stups, de la police des frontières et de la police locale. Début juin de la même année, le président Obama a ratifié le projet de loi sur la prévention des tunnels aux frontières proposé en 2012 par Dianne Feinstein, sénateur démocrate de Californie et présidente de la commission bipartite du Sénat sur le contrôle international du narcotrafic. La loi étend la possibilité de mise sur écoute afin de renforcer la surveillance des tunnels, criminalise le projet de creuser un tunnel et double les peines infligées aux trafiquants ayant recours à des tunnels pour transporter des narcotiques. C’est la deuxième fois en peu de temps que les représentants du gouvernement tentent de légiférer contre la persévérance et la ruse des maîtres tunneliers du cartel de Sinaloa.
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Par un après-midi torride de la fin juin, l’agent de la police des frontières Kevin Hecht engage son pick-up Dodge vrombissant sur la pente de West International Street et m’indique les endroits majeurs de l’activité des tunneliers. Des contrebandiers sont apparus sous le perron de la maison bleue, au 438, et ont enfourné leur cargaison directement dans une voiture garée devant la maison. L’immeuble du 530, quant à lui, est si populaire que deux tunnels s’y sont croisés, à cinq ans d’intervalle. « L’un d’eux était vraiment perfectionné : murs étayés tout du long, lumière électrique, air conditionné, prises de courants… Le tout fait à la main », raconte Hecht.
Au coin de West Street, il pointe du doigt le bitume, constellé de carrés de béton frais, là où des tunnels qui passaient sous la route ont été repérés et rebouchés jusqu’à la frontière. « Il y a quelques endroits importants qu’ils refusent de laisser tomber », affirme-t-il. L’équipe municipale chargée des réparations a inscrit la date sur chaque portion de béton, afin que Hecht puisse se rappeler quand les tunnels ont fini d’être comblés. « Il y en a trop par ici, je ne peux pas me rappeler de chaque pouce de terrain », dit-il. « Je me fais vieux. »
Hecht a 42 ans. Avec son mètre quatre-vingt et sa centaine de kilos, c’est un homme imposant, dont les cheveux noirs se dressent droit sur son crâne comme des épis de maïs dans un champ brûlé. Originaire de Chicago, il a passé dix-sept ans dans la police des frontières, à Nogales exclusivement, et souvent sous terre. « C’est le maître des tunnels », affirme Jack Zappone, l’un de ses anciens collègues, qui a rejoint la force opérationnelle des tunnels en tant qu’agent du renseignement et de la sécurité intérieure. « Il a marché ou rampé dans presque tous les tunnels qu’on a trouvé à Nogales, et il connaît le réseau des égouts comme sa poche. »
Ce qui attire les ennemis de Hecht à Nogales, c’est sa configuration géographique et géologique particulière, et ses infrastructures communes. Les deux villes ont grandi de part et d’autre de la frontière, et de chaque côté, les maisons et les magasins se rapprochent à présent de la ligne de démarcation autant que la loi le permet. La Nogales de Sonora est en hauteur, et sa jumelle d’Arizona s’étend en contrebas, dans la partie la plus étroite d’une vallée alluviale victime d’inondations saisonnières.
Chaque été, au début des moussons, la pluie qui tombe au Mexique forme un torrent que la pente renforce et fait accélérer à mesure qu’il approche des États-Unis. Dans les années 1930, dans l’espoir de contrôler les trombes d’eau, des ingénieurs américains convertirent les lits asséchés des rivières de Nogales en canalisations qui passent à présent sous deux des principales rues du centre-ville, Morley Avenue et Grand Avenue. Ces immenses tunnels, qui commencent au Mexique et passent sous la frontière avant d’émerger un kilomètre plus loin à l’intérieur des terres américaines, et qui sont assez grands pour y circuler en voiture, forment un lien souterrain entre les deux villes, et donnent accès à un réseau de passages qui n’a jamais pu être complètement cartographié.
À l’air libre, Nogales est aussi une porte d’accès aux États-Unis parfaitement située : l’Interstate 19 commence à moins de 100 mètres de la frontière. D’après Coulson, plus d’un tiers des exportations mexicaines qui entrent dans le pays – notamment les produits frais – sont acheminées par Mariposa, l’immense portail commercial de la ville. Et avec ces produits, la majorité des substances narcotiques revendues en Amérique. « Nogales n’est pas une ville comme les autres », admet Coulson.
L’enfer de béton
Dans les années 1990, les tunnels sous Grand et Morley Avenue ont été transformés en voies de transport pour les migrants et la contrebande de drogue. La police des frontières a installé sous la ligne de démarcation des portes en tôle ondulée recyclées provenant de surplus militaires, puis les ont soudées et fermées avec des chaînes. Pendant les moussons cependant, les tunnels, qui mesurent une dizaine de mètres de large et presque cinq mètres de haut, sont souvent remplis par les torrents, qui créent une telle pression dans le tunnel de Morley Avenue que l’eau ressort à l’autre extrémité, à un kilomètre de là en plein Arizona, avec la force d’un canon à eau. L’été, les orages sont si soudains et si violents que plusieurs migrants imprudents ont été balayés par le torrent, et les solides portes métalliques arrachées des murs. Quand ce ne sont pas les moussons qui ouvrent les portes, les contrebandiers et les passeurs s’en chargent.
« On soude les portes, et cinq minutes après que le chemin soit fermé, les voilà qui font sauter les soudures », soupire Tom Pittman, qui a entamé sa carrière dans la police des frontières à Nogales en 1995, quelques mois après Hecht. « À l’époque, il y avait des centaines de personnes qui passaient par ces tunnels à chaque heure du jour. » Quand la patrouille a installé des hommes à la sortie principale du tunnel de Grand Avenue, dont l’ouverture est située à deux pas de la bibliothèque, les migrants et les contrebandiers ont commencé à sortir de terre par des dizaines de plaques et de bouches d’égouts parsemées dans la ville, leurs chaussures au sec dans des sacs en plastique, avant de disparaître dans les magasins du centre-ville dans l’espoir de se mélanger aux promeneurs.
« C’était de la folie. Les plaques d’égout s’ouvraient d’un coup, au milieu de la route, et cinq personnes en sortaient en détalant sous vos yeux », raconte Zappone. Les contrebandiers poussaient leurs paquets de cocaïne et d’herbe à travers les grilles ou se faufilaient le long des tuyaux en tôle d’une soixantaine de centimètres de diamètre qui reliaient les égouts principaux aux bassins de retenue d’eau en béton aménagés près des rues. Ils remettaient alors leur cargaison à des complices garés à proximité.
Les agents des patrouilles se sont mis à entrer dans les tunnels sans allumer leurs torches. « S’ils voient quelqu’un arriver, ils vont tout simplement prendre leurs jambes à leur cou et repartir vers le Mexique. La seule chose à faire, c’est de se placer à l’intérieur et d’attendre que les migrants ou la drogue viennent à nous », affirme Pittman.
Quand des orphelins ou des fugueurs ont commencé à élire domicile dans les tunnels de Grand et de Morley Avenue, ceux-ci sont devenus si dangereux que les patrouilles n’y sont plus entrées qu’en force. Aux heures des repas, des gangs d’enfants vivant dans les tunnels sortaient des égouts comme par magie devant Church’s Chicken, sur Grand Avenue, faisaient fuir les clients, volaient leur nourriture, puis retournaient la manger à l’abri des souterrains.
À d’autres moments, ils sniffaient de la peinture et dévalisaient les migrants de passage sous la menace d’un couteau. Les patrouilles ne pouvaient plus atteindre la frontière dans les souterrains sans l’appui d’équipes du SWAT. À la fin des années 1990, le contrôle de cet enfer de béton avait entièrement échappé à la justice.
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Loin à l’intérieur du tunnel de Grand Avenue, Hecht parcourt le sol de ciment du faisceau de sa lampe torche enveloppée de plastique, à quelques centaines de mètres de la frontière. « On aurait pas pu arriver jusqu’ici, à l’époque. Ils nous auraient tiré dessus. »
En 2007, la police des frontières a finalement installé des portes grillagées, destinées à laisser passer l’eau mais pas les hommes, et les canalisations géantes sont devenues beaucoup plus sûres. Trois lots de barrières marquent à présent la frontière dans le tunnel de Grand Avenue : une porte sur la ligne de démarcation, et une autre de chaque côté pour empêcher qui que ce soit de la forcer. Une seule ampoule diffuse sa lueur ambrée sur des caméras de surveillance et autres détecteurs que Hecht se refuse à me décrire, qui permettent de garder un œil sur la zone. Les visiteurs indésirables sont d’autant plus découragés par la présence d’un appareil permettant de les asperger à distance de gaz lacrymogène. En bonus, les collègues de Hecht ont tagué un message à la peinture verte sur le mur, au nord de la frontière. On peut lire : « Este lugar es de nosotros », cet endroit est à nous, « Signé : les rats des tunnels américains ».
La prolifération
Le premier tunnel destiné au narcotrafic passant sous la frontière a été découvert en mai 1990, à 150 kilomètres à l’ouest de Nogales – à Douglas, dans l’Arizona. Il était long de presque 90 mètres, et son entrée mexicaine était cachée sous une table de billard dans une maison d’Agua Prieta, le point de trafic transfrontalier préféré de l’infâme Joaquin « El Chapo » Guzman, parrain du cartel de Sinaloa. Quand on actionnait un robinet à l’extérieur de la maison, la table était soulevée à trois mètres du sol par des vérins hydrauliques, découvrant un tunnel à la voûte renforcée de béton, équipé de lumières électriques et d’un chariot à roues. Le souterrain débouchait sous la grille d’évacuation d’une station de lavage auto à Douglas, sur des terres vendues par un juge des environs à l’avocat de Guzman. Les agents des douanes qui ont examiné le tunnel ont dit qu’il semblait tout droit sorti d’un film de James Bond.
« Plus les contrôles effectués aux portes sont stricts, et plus les tunnels sont utilisés. »
— Anthony Coulson
À l’époque, l’existence des véritables voies express souterraines qu’étaient les tunnels de Grand et Morley Avenue ainsi que la relative faible surveillance des points de passage de la ville rendaient inutiles la construction de passages artisanaux sous Nogales. Mais avec la montée en puissance des cartels mexicains à la fin des années 1990 et la multiplication des saisies en surface, les contrebandiers se sont mis à modifier le réseau des égouts pour leur propre usage.
En août 1995, des agents des douanes, suivant les tuyaux d’un indic, ont découvert un étroit tunnel creusé à la main qui débouchait sous une église méthodiste désaffectée, située sur une falaise à quelques 150 mètres de la frontière. Long d’à peine une centaine de mètres, il reliait l’église à un conduit associant un bassin de retenue d’eau à la canalisation de Grand Avenue. Il aurait permis aux trafiquants de pénétrer sur le territoire américain par le tunnel de Grand Avenue, et d’en sortir par le tuyau en tôle, tout en leur offrant la possibilité de faire un détour et d’atteindre le sous-sol de l’église, où ils pouvaient livrer leur marchandise discrètement et sans aucun risque d’être découverts. Le tunnel n’était pas très perfectionné – à peine un trou de rat des champs, d’après le témoignage d’un agent – et les inspecteurs pensent qu’un affaissement de la voûte a forcé les contrebandiers à abandonner ce passage avant d’avoir eu la chance de l’utiliser. Mais l’idée était ingénieuse, et le cartel n’était pas disposé à l’abandonner si facilement.
En 1999, les autorités ont découvert trois autres tunnels reliés au réseau d’écoulement des eaux de pluie, l’un d’entre eux contenant les cordes et les sacs en toile de jute servant à transporter les drogues depuis le Mexique. Début 2001, Tom Pittman a participé à l’exploration d’un autre tunnel artisanal que cachait un battant ouvert dans la paroi d’une autre conduite d’évacuation en tôle, d’une soixantaine de centimètres celle-ci, à moins d’un kilomètre de la frontière. Le passage menait à une maison de quatre pièces. Quand les agents des douanes ont forcé l’entrée, ils se sont retrouvés devant ce qui semblait n’être qu’une banale maison de banlieue d’une famille de classe moyenne.
Le salon, la cuisine et les deux premières chambres étaient jonchés de jouets d’enfants et paraissaient parfaitement normaux. Ce n’était pas le cas de la troisième chambre, dans laquelle ils ont trouvé « 380 kilogrammes de cocaïne », d’après Pittman. « Entassés par paquets, plein de boue. De la boue et de la merde partout. » La famille avait déjà quitté la ville. Plus tard, le bureau des douanes a estimé qu’il y en avait pour 6,5 million de dollars de cocaïne. Comme dans la plupart des cas, Pittman affirme qu’il est impossible de savoir depuis combien de temps l’opération était en place. « Depuis pas mal de temps sans doute, hélas », pense-t-il. « Peut-être des années. »
Après le 11 septembre, le durcissement du contrôle des frontières a conduit les contrebandiers à emprunter de plus en plus souvent des trajets passant sous le mur de Nogales. « Il y a un lien de corrélation direct entre les tunnels et les opérations de contrôles mises en place aux portes de la ville », affirme Coulson. « Plus les contrôles effectués aux portes sont stricts, et plus les tunnels sont utilisés. » En 2005, Shorty Guzman a déclenché une série d’assassinats à Nogales, dans le but d’obtenir dans le sang la main-mise sur les réseaux de contrebandes indépendants de la ville, dont beaucoup regroupent des familles installées dans ce commerce depuis des générations. Depuis, la brigade des frontières découvre un tunnel par mois dans le secteur de Tucson, presque tous à Nogales.
La présence de nouvelles portes dans le réseau des égouts implique que de plus en plus de tunnels sont intégralement creusés à la main et relient directement Sonora à l’Arizona. Certains sont très élaborés, mais beaucoup ne sont que des passages à peine dégrossis, aux murs terreux, creusés exclusivement à l’aide de pioches, de pelles et de perforateurs. D’après l’un des agents du renseignement en charge du dossier, qui tient à garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, ce sont souvent des ouvriers de l’immense mine de cuivre de Cananea au Mexique, à deux heures de route vers le sud-est, qui s’occupent de creuser les trous. L’énergie nécessaire pour les outils et la ventilation est fournie par des électriciens qui se branchent sur l’alimentation des entreprises en surface.
Porte-à-porte
Pittman et Hecht ont commencé à parcourir les tunnels artisanaux ensemble en 2006. Les contrôles des tunnels de Morley et Grand Avenue font à présent partie des tâches courantes de la police des frontières, et un quart des sept cents hommes que compte la section de Nogales a reçu l’entraînement approprié pour mener des opérations dans un espace aussi confiné que le système des égouts. Mais beaucoup moins d’hommes sont prêts à s’aventurer dans les dangereux tunnels de terre, cauchemars des claustrophobes. « Je dirais que dix d’entre eux acceptent d’y aller, et encore », estime Hecht. « Mais on ne peut pas les y forcer. »
Aucun des tunnels que Hecht et Pittman ont exploré n’était assez grand pour s’y tenir debout. Dans la plupart, il fallait ramper, et beaucoup sont si étroits que Pittman ne pouvait s’y déplacer qu’en étendant les bras devant lui et en avançant à la force des orteils. Tous deux craignent de se retrouver pris au piège par l’effondrement de la voûte. Certains tunnels sont étayés, mais ce n’est pas la majorité des cas. « J’ai toujours peur quand j’y entre, à chaque fois », admet Pittman.
Sous terre, l’air est lourd, humide, et manque souvent dangereusement d’oxygène. Les agents sont constamment à la recherche des traces de fissures ou de petits tas de poussières qui peuvent annoncer un affaissement. Avant de s’aventurer dans un tunnel récemment découvert, Hecht fait fermer toutes les routes qui pourraient se situer en surface, et fait amener un camion pourvu d’un système de ventilation pour introduire de l’air dans le trou. À l’intérieur, il n’y a en règle générale pas assez de place pour permettre aux agents de porter un holster ou un gilet pare-balle : ils n’emmènent que des torches, et l’un deux porte un pistolet. Il n’y a qu’une seule chose que Hecht dit redouter de voir dans un tunnel : un homme armé arrivant dans l’autre sens. Il sait qu’avec le manque de place, avec son partenaire qui l’empêcherait potentiellement de reculer, une telle rencontre serait presque fatale. « Tout ce qu’on peut faire, c’est espérer tirer le premier… Et prier pour que la déflagration ne fasse pas s’écrouler le tunnel », dit Pittman.
Hecht et Pittman n’ont jamais été aussi près du face à face sous terre avec leurs adversaires que lorsqu’en s’approchant de l’extrémité d’un tunnel, ils ont senti l’odeur d’un joint dont quelqu’un soufflait volontairement la fumée dans la partie sud – à trois mètres tout au plus – en guise d’avertissement. Quand c’est arrivé, Hecht s’est arrêté net. « Je l’ai senti, et je me suis dit : “OK, je vais pas plus loin” », raconte-t-il.
Habituellement, les agents ne trouvent dans les tunnels que des pioches bricolées, des bouts de ficelle, des bouts de mètre ruban utilisés pour se repérer, et des bidons de trois litres remplis d’urine en train de fermenter. Presque à chaque fois, les hommes eux-mêmes se sont enfuis depuis longtemps, et ont disparu quelque part au Mexique.
Dix-sept ans après la première découverte de tunnels à Nogales, une seule figure importante des grands cartels responsables du trafic a été traînée devant la justice. En 2003, le principal lieutenant de Shorty Guzman, Rigoberto Gaxiola Medina, alias Don Rigo, a été arrêté dans une opération conjointe avec les autorités mexicaines. Des écoutes téléphoniques ont prouvé qu’il avait commandité la construction sous Nogales d’un tunnel long de 300 mètres, équipé de voies ferrées permettant le transport de stupéfiants. En 2008, un juge mexicain l’a condamné à onze ans de prison.
D’après Coulson, qui a supervisé l’opération du côté américain, il n’a pas été possible d’aller plus loin à cause de conflits d’intérêts entre la police des frontières d’un côté, qui voudraient fermer tous les tunnels qu’ils découvrent au plus tôt, et l’ICE et la DEA de l’autre, qui ont besoin de garder les tunnels ouverts assez longtemps pour rassembler des preuves en vue des procès. « Nous ne devons pas laisser les bureaux purement répressifs avoir le dernier mot », dit Coulson, « il faut que les brigades d’investigation puissent décider si un tunnel doit être fermé, et quand. »
Les tunneliers capturés par les agents fédéraux ne sont souvent que du menu fretin, des petits trublions de village, comme Anthony Maytorena. Avant même que celui-ci n’ait atteint la place de parking sur East International Street, les agents du renseignement avaient déjà reçu un appel d’un informateur. Anthony Maytorena a été arrêté alors qu’il tentait de livrer sa cargaison, et les jeunes garçons à l’arrière du fourgon, pendant qu’ils essayaient de s’enfuir. Maytorena a raconté aux agents fédéraux qu’il avait accepté le poste de chauffeur pour 500 dollars en liquide et l’oubli des 1 000 dollars qu’il devait au cartel pour avoir perdu une partie d’un chargement précédent. En février, après qu’il a plaidé coupable pour conspiration en vue de vente de cannabis, un tribunal départemental américain d’Arizona l’a condamné à cinq ans de prison. Mais ceux qui ont creusé les 270 mètres du tunnel et ceux qui les ont payés courent toujours.
Les agents du renseignement à Nogales, qui sont à la police des frontières ce que sont les enquêteurs en civil aux patrouilles, tentent maintenant de démanteler le réseau qui soutient la construction des tunnels en termes financiers et logistiques. Malgré ce que prévoit le Tunnel Prevention Act et la création de forces opérationnelles spécialement consacrées aux tunnels, cela ne sera pas facile. Kevin Kelly, de l’ICE, est l’agent spécial qui dirige l’unité en question. C’est un vétéran des douanes où il a passé vingt ans – il a toujours une paire de menottes dans le porte gobelets de sa voiture, à côté d’une bouteille de désinfectant pour les mains et de son BlackBerry. Kelly affirme que presque tous les tunnels découverts à Nogales aujourd’hui sont liés au cartel de Sinaloa.
Les lieutenants du cartel se partagent la responsabilité des passages et des territoires sous lesquels ils sont construits. Beaucoup de tunnels fonctionnent comme des franchises, et sont contrôlés par des propriétaires-exploitants qui laissent les contrebandiers les utiliser moyennant un pourcentage du bénéfice prélevé sur la cargaison. Les agents du renseignement pensent qu’une poignée de cellules spécifiques du cartel sont consacrées à la construction des tunnels qui courent sous la ville, et qu’elles seraient responsables de tous les passages illégaux creusés sous Nogales au fil des années. Chacun de ces groupes, sous la direction de Felipe de Jesus Casinales Soza, associé de longue date de Guzman et aussi connu sous le nom de Gigio, travaille sur deux ou trois projets à la fois, en s’attendant à ce que les rats des tunnels, les fédéraux, ferment ces nouveaux passages tôt ou tard.
En 1990, les enquêteurs estimaient que la construction du tunnel de « James Bond » avait coûté plus d’un million et demi de dollars à Shorty Guzman, mais qu’il avait sans doute fonctionné pendant six mois ou plus, permettant l’acheminement de tant de cocaïne que Guzman a obtenu le surnom d’ « El Rapido » auprès de partenaires colombiens fortement impressionnés. D’après Kelly, les petits tunnels rudimentaires construits sous Nogales coûteraient à peine 30 000 dollars chacun, ce qui représente un investissement assez bas et vite rentable. « La plupart des tunnels de Nogales ne restent pas ouverts très longtemps », dit-il. « Les gens en parlent. »
« Les trous ne risquent pas de s’envoler… »
— Jack Zappone
Coulson n’en est pas si sûr. Toutes les années qu’il a passées à travailler sous Nogales lui font croire qu’il y a toujours eu plus de tunnels que ses agents ne pouvaient en découvrir, et que l’un d’eux en particulier est ouvert depuis plus longtemps que la plupart des fédéraux ne voudraient l’imaginer.
« Nous avons toujours supposé qu’ils avaient dû percer le manteau rocheux de la colline à l’est de Nogales. Nous avons entendu parler d’un tunnel dans ce coin, mais sans jamais parvenir à le trouver. Je pense qu’il y a un tunnel de ce côté, et qu’il est en service depuis longtemps. Depuis au moins dix ans. »
Un mardi matin de juin, une dizaine d’agents de Kelly se sont engouffrés dans trois 4×4 banalisés pour faire ce qu’il appelle du « porte-à-porte » dans les rues de la ville : ils frappent à la porte d’adresses suspectes et demandent poliment à visiter les lieux pour chercher des traces de construction de tunnel. À la première maison, les agents, pistolet et talkie-walkie à la ceinture, équipés de gilets pare-balle, trouvent porte close, mais relèvent la plaque d’une voiture qui passe lentement devant eux alors qu’ils frappent.
La deuxième maison est une petite bâtisse en brique, à un kilomètre et demi de la frontière, où une mère de huit enfants raconte qu’elle entend souvent, la nuit, des bruits étranges venant de la maison vide à côté. Dans la troisième, une entreprise avec un accès facile au réseau des égouts, un employé laisse entendre qu’il pourrait les aider, tant que ses collègues ne sont pas dans les parages. Mais aucune trace de tunnel, dans aucune des maisons. Plus tard, Zappone, un des hommes chargés de superviser l’opération du jour, explique que les trois adresses méritent d’être gardées à l’œil.
Il n’y a pas d’urgence, ils reviendront. « Les trous ne risquent pas de s’envoler », plaisante-t-il.
Traduit de l’anglais par Raphaël Rigal d’après l’article « The Narco Tunnels of Nogales », paru dans Bloomberg Businessweek.
Couverture : Un agent de la US Border Patrol, par la U.S. Customs and Border Protection.