En vérité, voilà pourquoi j’ai écrit cette histoire : Je veux honorer mon contrat avec mon patron. Je veux éviter de me faire virer. Je veux que toutes les femmes séduisantes que j’ai connues au lycée et à la fac le lisent. Je veux qu’elles soient surprises et impressionnées, et qu’elles ressentent un vague regret en repensant à la décision qu’elles ont prises de ne pas avoir de relations sexuelles avec moi, et peut-être que si je finis par divorcer ou que je deviens veuf, je pourrai enfin coucher avec elles un jour, lors d’une réunion d’anciens élèves. Je veux qu’Hollywood achète mon histoire et en fasse un film, même s’ils l’ont déjà plus ou moins fait il y a dix ans avec Jim Carrey. Je veux recevoir des courriels de félicitations et des offres de boulot que je pourrai poliment refuser. Ou accepter si elles sont alléchantes. Pour mieux recevoir une contre-proposition généreuse de la part de mon patron. Pour être parfaitement honnête, j’ai regretté d’avoir fait mention de cette idée à ce dernier environ trois secondes après avoir ouvert la bouche. Car je savais que cette histoire serait super emmerdante à écrire. Bordel. J’aurais dû laisser mon collègue Tom Chiarella l’écrire. Mais je ne voulais pas paraître fainéant. Ce dont j’ai parlé à mon patron, c’est d’un mouvement appelé Honnêteté Radicale.
« J’espère que vous ne vous apprêtez pas à réaliser un petit boulot superficiel et merdique, comme c’est le cas de la plupart des journalistes. » — Dr. Blanton
Le mouvement a été fondé par un psychothérapeute de 66 ans du nom de Brad Blanton, qui vit en Virginie. Il affirme que nous serions tous bien plus heureux si seulement nous cessions de mentir. Dire la vérité, tout le temps. Cela semble déjà assez radical comme cela – un monde sans mensonges –, mais Blanton va plus loin. Il soutient que nous devrions nous débarrasser des filtres présents entre notre cerveau et notre bouche. Si vous le pensez, dites-le. Faites part de vos plans à votre patron pour démarrer votre propre entreprise. Si vous nourrissez des fantasmes envers la sœur de votre femme, Blanton affirme que vous devriez le dire à votre femme ainsi qu’à sa sœur. C’est le seul moyen d’entretenir des relations authentiques. C’est le seul moyen de faire reculer l’aliénation néfaste qu’engendre la modernité. Et pas question de s’étendre et de dire davantage que la vérité. Oui. Je sais. C’est l’une des idées les plus idiotes que l’homme a jamais eu, avec le Coca Vanille et la remise d’un permis de port d’armes à Phil Spector. La tromperie fait avancer le monde. Sans mensonges, les mariages voleraient en éclats, les travailleurs se feraient virer, les ego seraient brisés, les gouvernements s’effondreraient. Et pourtant… il y a peut-être du bon là-dedans. Tout spécialement pour moi. J’ai un vrai problème avec le mensonge. Mes mensonges ne sont pas de gros mensonges. Ce ne sont pas des énormités du genre : « Je ne me rappelle pas cette réunion cruciale d’il y a deux mois, sénateur. » Les miens sont de petits mensonges. Ils ne font pas de mal. Ce sont des demi-vérités. Du genre de ceux que nous disons tous. Mais j’en raconte des dizaines chaque jour. « Oui, voyons-nous bientôt. » « J’adorerais, mais j’ai comme un début de grippe intestinale. » « Non, on n’achètera pas de jouet aujourd’hui – le magasin de jouets est fermé. » C’est mal. Peut-être que deux semaines de cure de vérité me feraient du bien. J’envoie un mail à Blanton pour lui demander si je peux passer le voir en Virginie et recevoir quelques conseils avant de m’embarquer dans mon expérience d’Honnêteté Radicale. Il répond : « J’apprécie le fait que vous sembliez montrer un réel intérêt pour la question, et j’espère que vous ne vous apprêtez pas à réaliser un petit boulot superficiel et merdique, comme c’est le cas de la plupart des journalistes. » Je suis déjà nerveux. Je ferais mieux de commencer les choses proprement. Je confesse lui avoir menti dans mon premier message – je n’ai pas encore commandé tous ses livres sur Amazon. Je voulais juste lui donner l’impression que j’avais de la considération pour son travail. Il répond : « Merci pour votre honnêteté, belle tentative de deviner quel était le motif de votre attitude manipulatrice et défensive. »
Bourbon à l’eau
Blanton vit dans une maison qu’il a construit lui-même, perchée sur une colline dans la ville de Stanley, en Virginie, qui compte 1 331 habitants. Nous sommes assis sur des chaises blanches dans une pièce pourvue d’immenses fenêtres et d’un âtre crépitant. Il fait tourner entre ses doigts un verre de bourbon Maker’s Mark coupé à l’eau en m’expliquant pourquoi il est important de vivre sans dire de mensonges.
« Vous vivrez de très mauvais moments, vous vivrez de très beaux moments, mais vous apporterez quelque chose aux autres car vous n’aurez pas passé toute votre putain de vie à marcher sur des œufs. C’est une meilleure existence. — Pensez-vous qu’il n’est jamais bon de mentir ? lui ai-je demandé. — Je recommande de ne jamais mentir dans ses relations personnelles. Mais si vous cachez Anne Frank dans votre grenier et que les Nazis frappent à votre porte, mentez… Je mens à tout représentant officiel du gouvernement. (Les opinions politiques de Blanton ne sont pas très éloignées de celles de Noam Chomsky.) Je mens à l’IRS. Je requiers toujours de plus de déductions que de rigueur. Je mens au golf et au poker. » Blanton ajuste son pantalon à l’entrejambe. Je m’attendais à ce qu’il soit tyrannique. Ou peut-être à rencontrer un charlatan new-age avec un collier de perles assis en tailleur sur le sol. Il n’est ni l’un ni l’autre. C’est un ancien Texan avec une grosse panse, un gros rire et une grosse voix. Il affiche un visage broussailleux, des cheveux gris et une voix nasale qui fait sonner ses « bye » comme des « bah ». Il se définit comme « un plouc avec un doctorat ». Si vous mélangiez les ADN de Lyndon Johnson, Ken Kesey, et que vous ajoutiez à la concoction les côtés supportables de Dr. Phil, vous pourriez bien obtenir Blanton. Il s’est présenté au Congrès des États-Unis deux fois, en faisant la promesse inédite qu’il serait un politicien honnête. En 2004, à l’étonnement de tous, il a récolté 25 % des votes de son district en tant que candidat indépendant. En 2006, les Démocrates ont songé à le récupérer mais ils ont été refroidis par ses ateliers d’une semaine, qui comprennent une journée de nudité totale. Et ils n’étaient pas fous du fait qu’il a été marié cinq fois (présentement à une hôtesse de l’air suédoise de vingt-six ans sa cadette). Il s’est présenté à nouveau mais a fait machine arrière lorsqu’il a été clair qu’il se ferait écraser. Mon entretien avec Blanton ne ressemble à aucun autre de ceux que j’ai eus en quinze ans de métier. Habituellement, cela implique un bon paquet de léchage de bottes et de diplomatie. On aborde les sujets qui fâchent sur la pointe des pieds (de la façon dont Barbara Walters a une fois interrogé Richard Gere à propos de cette terrible, terrible rumeur). Avec Blanton, je peux dire tout ce qui me vient à l’esprit. En vérité, il serait impoli de ne pas le dire. Je serais insultant envers l’œuvre de sa vie. C’est la première fois que je goûte à l’Honnêteté Radicale, et je dois avouer que c’est parfaitement libérateur et grisant. Lorsque Blanton se met à disserter à propos du Président Bush, j’interviens : « Vous savez, je ne vous écoute plus depuis une bonne minute. — Merci de me le dire », répond-il. Je poursuis : « Vous avez l’air plus vieux que sur la photo qui illustre votre livre », et lorsqu’il s’égare un peu trop dans le jargon thérapeutique, je le coupe : « On dirait du charabia. » « Merci », répond-il, ou encore : « Pas de souci. » Blanton a du caractère – il a menacé de « casser la gueule » au rédacteur d’un journal durant sa campagne –, mais il ne s’est pas énervé ce soir. Ce qui se rapproche le plus d’une attaque, c’est lorsqu’il dit que je suis complaisant et qu’Esquire est un magazine prétentieux. Il a raison. Blanton se verse un autre bourbon à l’eau. Il garde en bouche un gros morceau de tabac à chiquer, et lorsqu’il crache dans la cheminée, les flammes crépitent plus fort. « Mon patron dit que vous avez l’air d’un crétin, lui dis-je. — Vous lui direz de ma part que c’est un gros con », rétorque-t-il. Je poursuis : « Je suis content que vous vous soyez curé le nez à l’instant. C’est amusant et dégoûtant, ça ajoutera un bon détail à mon histoire. — Aucun problème. Je me gratterai le cul dans pas longtemps. » Il libère alors son profond rire texan : heh, heh, heh. (Il n’oublie pas non plus de péter et de roter durant notre conversation ; Blanton pense qu’en lâcher une discrètement en levant une fesse est « un peu malhonnête ».)
La vérité de nos existences est de plus en plus exposée, à la fois volontairement et involontairement.
Aucun sujet n’est proscrit. « J’ai couché avec plus de cinq cents femmes et environ une demi-douzaine d’hommes, me confie-t-il. Et j’ai fait tout un tas de plans à trois » – l’un d’eux impliquait un(e) prostitué(e) hermaphrodite équipé(e) des deux organes. Qu’en est-il des animaux ? Blanton réfléchit pendant une minute. « Un jour, j’ai laissé mon chien me lécher la bite. » S’il n’avait pas consacré sa vie à l’Honnêteté Radicale, j’aurais dit qu’il était, pour reprendre son expression, aussi farci de conneries qu’une dinde de Noël. Mais je ne crois pas que ce soit le cas. Je crois qu’il dit la vérité. Et c’est tout à fait saisissant d’y être confronté quand on est journaliste. Généralement, je consacre 30 % de mon énergie mentale à deviner ce sur quoi une source me ment ou ce qu’elle me cache, et 20 autres servent à établir des stratagèmes pour débusquer la vérité. Aujourd’hui, pas besoin de tout cela. « La visite de votre bureau m’a déçu, dis-je à Blanton. (Plus tôt, il m’a montré une petite pièce encombrée qui sert de quartiers généraux à Honnêteté Radicale.) Je suis impressionné par les apparences, j’aurais donc été impressionné par un immeuble à bureaux dans une ville quelconque, mais pas par une pièce minuscule dans le trou du cul du monde. Pour mon histoire, je veux que votre mouvement soit légitime, pas marginal. — Que diriez-vous d’un mouvement marginal légitime ? » demande Blanton qui, à cet instant, a descendu trois bourbons. Le mouvement de Blanton est considérable mais pas immense. Il a écoulé 175 000 livres traduits dans onze langues et compte vingt-cinq formateurs qui l’assistent dans ses ateliers et dirigent des groupes de pratique à travers tout le pays. À cet instant précis, mon éditeur se dit que je vais trop loin et que je cherche à justifier l’existence de cette histoire de manière trop évidente, mais je pense que notre société se dirige de plus en plus vite vers sa propre version d’Honnêteté Radicale. La vérité de nos existences est de plus en plus exposée, à la fois volontairement (à travers les réseaux sociaux et la transparence des transactions marchandes) et involontairement. Pour le meilleur ou pour le pire, nous pourrions bientôt tous devenir des Brad Blanton. J’ai besoin d’être prêt.
Cadeaux
Je rentre à New York et me mets immédiatement à retarder le moment de mon expérience. Quand vous vous trouvez face à Benton, vous vous dites que vous êtes tout à fait capable de faire ça. La vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Mais en retrouvant mes collègues et mes amitiés fragiles, je reprends mes habitudes de mensonges. « Comment avance Honnêteté Radicale ? » s’enquiert mon patron. Je lui mens : « Ça va, ça avance doucement. » Deux semaines plus tard, je trouve finalement l’inspiration grâce à la fille de cinq ans d’un ami, Alison. Nous l’amenons à Central Park pour qu’elle s’amuse avec d’autres enfants. Sans raison aucune, Alison me regarde fixement et déclare : « Tes dents sont jaunes parce que tu bois du café toute la journée. » Mince alors. La voilà ton honnêteté radicale. Peut-être devrais-je davantage me comporter comme un enfant de cinq ans. Une heure plus tard, elle me présente son nouvel ami – un genre de scarabée qu’elle tient soigneusement dans ses mains. « Il fait dodo », murmure-t-elle. Elle a l’air confuse, j’en profite. « Il est mort. » Alison part à toutes jambes retrouver son père, déconcertée. « Papa, il a dit un vilain mot. » Je me sens merdique. J’ai fait de la peine à une gamine de cinq ans, probablement par vengeance après une insulte visant mon hygiène dentaire. Je reporte à nouveau – pour quelques semaines de plus. Puis mon patron m’informe qu’il a besoin de l’histoire pour le numéro de juillet.
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Je recommence lors d’un dîner avec mon ami Brian. Nous parlons de sa nouvelle situation, et je décide de lui dire la vérité. « Le nom de ta fiancée m’échappe. » C’est parfaitement inacceptable – ils sont ensemble depuis des années ; je l’ai rencontrée plusieurs fois. « C’est Jenny. » Dans son livre, Blanton parle du frisson de la candeur totale, de ce grand-huit d’adrénaline qu’on ressent lorsqu’on brise les tabous. Comme il l’écrit, « vous apprenez à aimer l’excitation d’une légère prise de risque en continu ». C’est tout à fait cela. Heureusement, Brian n’a pas l’air trop vexé. Je décide alors de forcer ma chance. « Ah oui, c’est vrai. Jenny. Eh bien, je t’en veux de ne pas m’avoir invité à votre mariage. Je ne veux pas y aller, vu que vous faites ça dans le Vermont, mais j’aurais voulu être invité. — Tu n’as pas été invité ? Vraiment ? Je pensais que je l’avais fait. — Non. — Désolé, mon vieux. C’était une erreur. » Une percée ! Nous sommes en train de communiquer. Blanton a raison. Brian et moi avons cassé quelques œufs. Nous ne sommes pas des hommes stoïques et sans émotions. Je profite de ce sentiment. Un peu d’honnêteté fortifiante peut vous booster efficacement le moral.
Le jour suivant, nous recevons à la maison la visite du père de ma femme et de sa belle-mère. « As-tu reçu le cadeau d’anniversaire que je t’ai envoyé ? me demande sa belle-mère, qui m’a envoyé un chèque cadeau de chez Saks Fifth Avenue. — Hm, hm. — Et donc ? Tu as aimé ? — Pas vraiment. Je n’aime pas les chèques cadeaux. C’est comme si tu me donnais des courses à faire. — Euh… Eh bien… » Une fois de plus, je me sens traversé par un frisson de candeur inappropriée. Et je ressens autre chose. La joie paradoxale d’être délivré du choix. Je n’ai plus le choix que de dire la vérité. Je n’ai plus à me creuser la tête pour trouver comment la couvrir, la détourner, l’enrober. « Je me contente d’être honnête », dis-je avec un haussement d’épaule. Bien joué, je trouve ; cela aide à atténuer le choc. Elle a la peau dure. Elle s’en remettra. Et qu’on se le dise : je n’aurai plus jamais de chèque cadeau de sa part.
Le poète
Je raconte toujours des tas de mensonges au quotidien, mais à la fin de la semaine, j’avais réduit le débit d’au moins 40 %. Malgré cela, le vertige disparaît. Une vie radicalement honnête se compose de centaines de confrontations par jour. Petites, mais incessantes. « Oui, je vais venir te voir à ton bureau, mais je t’en veux de me faire me déplacer. » « Le patron m’a suggéré de te convier à cette réunion, je dois dire que ça ne me serait jamais venu à l’esprit. » « Je ne trouve rien d’autre à te dire. J’ai épuisé ma conversation. » Ma femme me parle de changer de système d’exploitation sur son ordinateur. Au beau milieu de son discours, je dois aller donner un coup de main à notre fils, et j’oublie de revenir. « Tu veux entendre la fin de l’histoire ou pas ? demande-t-elle. — Ça dépend, il y a une bonne chute ? — Va te faire foutre. » Il aurait été bien plus simple de ne rien dire et de l’écouter. Cela me rappelle un problème que j’ai soulevé face à Blanton : pourquoi faire des vagues ? « 90 % du temps, je suis fou amoureux de ma femme, lui dis-je. Et 10 % du temps, je la déteste. Pourquoi la blesser dans ces moments-là ? Pourquoi ne pas seulement attendre que je redescende et retrouve mon véritable sentiment envers elle, qui est l’amour que je lui porte ? » La réponse de Blanton : « Parce que vous êtes un connard manipulateur et menteur. » Okay, il marque un point. Se taire et écouter est effectivement manipulateur et condescendant. Mais il est épuisant de ne pas le faire. Quelque chose d’autre commence à se faire jour : la frontière est mince entre être radicalement honnête et passer pour un malade. Voire inexistante. Simple logique : Les hommes pensent au sexe toutes les trois minutes, comme nous le rappellent les scientifiques de Redbook. Si vous dites tout ce qui vous passe par la tête, vous parlerez de sexe toutes les trois minutes.
Les différents compartiments de ma personnalité sont en train de fusionner.
J’ai un déjeuner de travail avec une éditrice du magazine de Rachael Ray. Alors que nous nous asseyons, je lui dis me souvenir de ce qu’elle portait la première fois que nous nous sommes rencontrés – une chemise noire qui révélait ses épaules de manière provocante. Je lui avoue que je tenterais de coucher avec elle si j’étais célibataire. Et je confesse que j’ai essayé (sans y parvenir), de regarder sous sa chemise durant le déjeuner. Elle sourit poliment. Mais je remarque qu’elle se recule pour s’installer plus au fond de son siège. Ce qu’il y a, c’est que les différents compartiments de ma personnalité sont en train de fusionner. Habituellement, il y a un moi professionnel, un moi de la maison, un moi amical, un moi entre mecs… Désormais, c’est un grand foutoir inadapté. Cette femme et moi venons soit de faire un pas dans notre relation, soit elle ne répondra plus jamais à mes appels. Lorsque je rentre à la maison, je poursuis sur ma lancée. J’appelle un ami pour lui dire que je fantasme sur sa femme. Il répond que c’est réciproque et suggère une petite soirée. J’informe également notre babysitteuse de 27 ans : « Si ma femme me laissait tomber, je t’inviterais à sortir avec moi, car je te trouve ravissante. » Elle rit. Nerveusement. « Je pense que cela te met mal à l’aise, je n’en parlerai plus. Ça m’est juste venu à l’esprit. » Je viens de me donner la chair de poule. J’ai l’impression que je devrais m’acheter un trench et commencer à zoner sur les quais des stations de métro. Blanton dit qu’il ne croit pas que les conversations à caractère sexuel sur le lieu de travail comptent pour du harcèlement, mais la confession que j’ai faite à notre nounou me fait l’effet d’être un pur abus de pouvoir. Toute cette lascivité serait peut-être plus acceptable si j’étais célibataire. En fait, j’ai une théorie : je pense que Blanton a en partie conçu Honnêteté Radicale pour draguer des femmes. C’est une stratégie brillante. L’antithèse de la réflexion. La fornication transparente. Et d’après Blanton, ça marche. Il me raconte l’histoire d’une femme qu’il a rencontrée un jour dans le métro parisien et qu’il a invitée à boire un thé. Lorsqu’ils se sont assis, il lui a dit : « Je n’avais pas véritablement envie d’un thé ; je cherchais juste à trouver un moyen de vous retenir pour vous parler un moment, car j’ai envie de coucher avec vous. » Ils ont couché ensemble. L’une de ses autres techniques de séduction se résume à : « On baise ? » « Et ça marche ? lui ai-je demandé. — Parfois oui, parfois non, mais c’est la création d’une possibilité. »
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J’ai menti, aujourd’hui. Un retraité du New Hampshire – l’ami d’un ami – a écrit des poèmes et me les a envoyés. Sa femme vient de mourir et il s’est mis à la poésie. Il voulait juste s’adresser à quelqu’un du milieu de l’édition pour lire son travail et lui donner un avis professionnel. Je les ai lus. Je n’ai pas trouvé ça terrible, mais je lui ai écrit que je les trouvais bons. J’écris donc à Blanton pour la première fois depuis notre rencontre et avoue ce que j’ai fait. Voilà ce que je lui ai écrit : « Sa femme vient de mourir, il n’a pas d’amis. Il est un peu pathétique. J’ai lu ses trucs, ou plutôt survolés. Je n’ai pas aimé. J’ai trouvé cela ennuyeux et pauvrement écrit. Je lui ai donc répondu par un mensonge. J’ai dit que j’avais beaucoup aimé ses poèmes et que je lui souhaitais d’être publié. Il m’a répondu avec enthousiasme que mon courriel l’avait rasséréné pour la semaine et qu’il était avant cela à deux doigts d’abandonner. Je lui ai donné l’énergie de persévérer. » Je demande à Blanton si j’ai commis une erreur. Il répond brièvement que j’ai besoin d’assister à son atelier de huit jours « pour commencer à comprendre ce qu’est l’Honnêteté Radicale. » Il dit que nous devons nous rencontrer. Nous rencontrer ? A-t-il descendu tellement de bourbons que j’ai disparu de sa mémoire ? Je lui dis que nous nous sommes déjà rencontrés. Blanton répond avec irritation qu’il s’en souvient, mais que je n’en ai pas moins besoin de participer à un atelier (le prix : 2 800 $). Son seul conseil à propos de mon dilemme : « Envoyez-lui l’e-mail que vous m’avez envoyé où vous dites lui avoir menti et demandez-lui de vous appeler quand il l’aura reçu… vous verrez bien ce qu’il y a à en tirer. » Lui montrer l’e-mail ? Vous êtes sérieux ? Quel salaud sans cœur ! Dans son livre, Honnêteté Radicale, Blanton recommande de commencer ses phrases par « je vous en veux pour » ou « je vous suis reconnaissant pour ». Alors je lui réponds : « Je vous en veux pour être si différent dans ces messages de ce que vous étiez lorsque nous nous sommes rencontrés. Vous étiez amical, engageant et encourageant lors de notre rencontre. Maintenant, vous semblez me juger avec sévérité. Je vous en veux pour me conseiller de briser le cœur de ce pauvre homme en lui disant que ses poèmes sont nuls. »
Blanton ne tarde pas à répondre. Tout d’abord, il n’apprécie pas que j’exprime mon ressentiment par courriel. J’aurais dû venir le voir. « Ce que vous ne semblez pas encore comprendre, A.J., c’est qu’exprimer son ressentiment directement et en personne vous permet de faire l’expérience dans votre corps des sensations qui adviennent lorsque vous l’exprimez, tout en étant en présence de la personne à qui vous en voulez, et cela vous permet de rester avec elle jusqu’à ce que les sensations s’atténuent et reviennent à un état de neutralité – ce qu’est en réalité le pardon. » Ensuite, il me fait part du fait que dire la vérité au vieil homme serait un acte de compassion, révélant « l’empathie qui se cache sous votre connerie intello habituelle et la surévaluation de votre jugement critique. Votre mensonge ne lui est d’aucun aide. En fait, il s’agit plutôt d’éviter d’assumer votre responsabilité d’être humain face à un autre être humain. Ce n’est pas grave. Cela arrive tout le temps. Ce n’est pas un pêché mortel. Mais ne vous racontez pas de conneries en pensant être gentil ». Il termine ainsi : « Je ne veux pas passer des heures à vous expliquer des choses pour le gentil petit projet que vous avez de jouer à dire la vérité si vous n’avez pas le cran d’essayer. » Enfoiré condescendant. Je sais bien qu’envoyer un tel message était une erreur. Je n’aurais pas dû lui faire tant d’éloges. Mais là, je viens de me heurter aux limites de l’Honnêteté Radicale, un mur épais. Je ne peux pas blesser ce pauvre homme. J’essaye de comprendre ce que Blanton veut dire lorsqu’il parle de compassion. Pour la plupart d’entre nous, honnêteté rime souvent avec cruauté. Mais pour Blanton, honnêteté et compassion ne font qu’un. C’est une façon intrigante de voir le monde, mais je ne suis pas convaincu que ce soit vrai dans le cas du veuf poète. Au diable Blanton. (À propos : j’ai aujourd’hui rompu avec l’Honnêteté Radicale et changé les détails qui auraient permis d’identifier le vieil homme pour ne pas l’humilier. J’ai aussi manipulé le déroulement des événements pour simplifier les choses. Désolé.)
Le prénom
Pour compenser ma faiblesse, je décide de m’endurcir. Ce qui est probablement la dernière chose à faire. Aujourd’hui, je me fais couper les cheveux, et mon barbier me raconte qu’il ne veut pas que sa femme tombe enceinte car elle deviendrait trop grosse (un peu d’honnêteté radicale de sa part), et je lui réponds : « Je suis fatigué. J’ai la crève. Je n’ai plus envie de parler, je veux lire. — Très bien, dit-il, maniant ses ciseaux, continuez donc à lire. » Un peu plus tard, j’agis de la même façon avec mes beaux-parents alors qu’ils rouspètent après les établissements préscolaires. Je leur annonce que « je m’ennuie. Je reviendrai plus tard ». Et là-dessus, je quitte la pièce. J’en fais part à Blanton, quêtant son approbation. « Est-ce que quelque chose en est sorti ? Des discussions, des réflexions ? » demande-t-il.
« Vous auriez dû dire : “Ce café a un goût de merde !” »
Il a raison. Si vous vous apprêtez à devenir un connard, il faut au moins trouver une qualité qui rachète votre comportement. Blanton est un maître en la matière. L’un de ses tours consiste à dire les choses avec tant d’allégresse et d’enthousiasme qu’il est difficile de les prendre mal. « Vous serez peut-être un trou du cul, dit-il, mais au moins vous ne le serez pas en secret. » Puis il éclate de rire. Je dois encore apprendre à le faire moi-même. Voyez comme j’ai géré la situation lors d’un dîner avec un couple, à quelques rues de mon appartement. « Tout va bien ? nous demande le serveur, un homme asiatique couvert de tatouages. — Oui, à part les cafés. Je commande toujours des expressos ici, car l’expresso a un goût de café normal. Le café normal, lui, n’est pas bon du tout. Vous ne pourriez pas faire un café plus fort ? » Le serveur a répondu non et s’est éloigné. Mon ami m’a fusillé du regard. « J’ai honte pour toi, a-t-il dit. Et j’ai honte d’être là avec toi. — Je sais, moi aussi ! » J’avais l’impression d’être un producteur hollywoodien qui se garerait sur une place réservée aux handicapés. Je demande à Blanton ce que j’aurais dû faire. « Vous auriez dû dire : “Ce café a un goût de merde !” » dit-il en gloussant.
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Je dirai ceci : l’un des meilleurs aspects de l’Honnêteté Radicale, c’est que je gagne beaucoup de temps. C’est une façon de vivre en allant droit au but. Au travail, j’attendais depuis dix jours que mon patron daigne répondre à un mémo. Je lui écris donc : « Je suis agacé par le fait que vous n’ayez pas répondu à notre mémo plus tôt. Mais en même temps, je suis soulagé, car si on ne fait pas l’une des choses que vous demandez, on pourra mettre le retard sur le dos de votre absence de réponse. » Cliquer sur envoyer me rend nerveux – mais ça marche. Peu après, mon patron répond : « Je vais m’efforcer de répondre demain. Je suis absent de New York pour deux semaines. » C’est presque une excuse. Je peux me permettre davantage de choses avec mon patron que je ne l’aurais pensé. Plus tard, l’ami d’un ami veut que nous allions manger ensemble. Je réponds à son message que je n’aime pas sortir de chez moi. « J’accepte de me rendre à des déjeuners avec des gens car j’ai peur de les heurter si je refuse. Et à cette époque terrifiante où tout le monde a un blog, je ne veux offenser personne, sans quoi ils s’empresseraient d’écrire sur leur blog quel connard je suis, et cela apparaîtrait sur toutes les recherches Google pour le restant de mes jours. » Il répond : « Normalement, je n’aime pas rencontrer d’éditeurs, de toute façon. Ça me rend malade d’y penser, car j’ai peur qu’ils me prennent pour l’idiot que, au fond, je suspecte que je suis. » C’est une des choses que j’ai remarquées : lorsque je suis radicalement honnête, les gens deviennent eux-mêmes radicalement honnêtes. Je sens mon agacement refluer. J’aime bien ce type, notre repas s’est bien passé.
En fait, mes relations supportent bien mieux la vérité que je ne l’escomptais. Par exemple : depuis des années, j’ai un problème récurrent. Quand je m’adresse à ma femme, Julie, je manque de l’appeler Beryl, le prénom de ma sœur. Je parviens toujours à me rattraper à temps et à faire comme si de rien n’était. Je ne l’ai jamais dit à Julie. Pour quoi faire ? Cela signifie soit que je suis sexuellement attiré par ma sœur, ce qui n’est pas bien ; soit que je pense à ma femme comme à ma sœur, ce qui n’est pas bien non plus. Mais aujourd’hui, dans la cuisine, quand je rencontre mon souci habituel, je décide d’en parler à Julie. « C’est étrange », dit-elle. Nous en discutons. Je me sens libéré d’un poids, plus proche de ma femme maintenant que j’ai partagé avec elle ce fait étrange et légèrement dérangeant. Je réalise qu’en le gardant secret, j’y avais donné bien trop de poids. J’espère qu’elle ressent la même chose. J’appelle Blanton une dernière fois, pour avoir son avis honnête à propos de ce que je viens de faire. « Je mets un terme à mon expérience, lui dis-je. — Vous allez recommencer à mentir ? demande-t-il. — Je veux, oui ! — Et merde, ça n’a pas marché. — Mais je mentirai moins qu’auparavant. » Je lui fais part de la confession que j’ai faite à Julie, que je suis parfois tenté d’appeler Beryl. « Rien de grave, dit Blanton. Dans d’autres cultures, les gens couchent entre frères et sœurs tout le temps. » J’évoque l’épisode de l’éditrice du magazine de Rachael Ray, à laquelle j’ai avoué que j’avais essayé de regarder sous la chemise, mais il semble déçu. « L’avez-vous dit à votre femme ? demande-t-il. C’est la meilleure partie. » Enfin, je lui raconte comment j’ai dit à Julie que je me fichais d’entendre la fin de son histoire d’ordinateur. Blanton me demande comment elle a réagi. « Elle m’a dit d’aller me faire foutre. — C’est bien ! dit Blanton. J’approuve. Ça, c’est communiquer. »
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « I Think You’re Fat », paru dans le magazine Esquire. Couverture : Une séance d’honnêteté radicale.